Franz Kafka. Journal (édition intégrale, douze cahiers, 1909-1923) (V) Gallimard

Franz Kafka et le judaïsme   par  Maurice-Ruben HAYOUN

Ce sixième cahier du Journal s’ouvre sur une longue présentation des yeshivot, les académies talmudiques d’Europe centrale et orientale. C’est évidemment ce même incontournable Löwy qui est la source d’une présentation, somme toute, très claire et intelligente de la part de Kafka qui ne s’intéresse pas uniquement au contenu purement académique, à savoir approfondir le sens de la Tora, mais présente aussi l’existence matérielle des étudiants et de l’institution. Il nous introduit dans la train-train quotidien d’une yeshiva.

Kafka commence par dire qu’on peut entrer dans une yéshiva comme on veut, sans autre forme de procès, il suffit de vouloir consacrer sa vie à l’étude de la Tora, éternellement ou temporairement. L’institution est dirigée par un recteur, appelé rosh yeshiva. Il ne régente pas ses élèves à chaque instant de la journée, mais se contente de les aider quand ils ne parviennent pas à résoudre des cas difficiles. Les élèves étudient entre eux. Et ce fameux Löwy, source patentée de Kafka en matières juives, aime ce genre d’existence car il dispose d’un meilleur bagage acquis sous la férule de son propre père : ainsi, il a quelques longueurs d’avance sur tous les autres. Ce qui lui confère un certain prestige.

Mais les cerveaux ont aussi un estomac et il faut tout de même assurer au moins trois repas quotidiens aux gens. Les élèves sont jeunes et se trouvent en pleine croissance. Kafka explique que certaines familles juives aisées offrent des repas aux élèves les plus démunis ; mais certains se débrouillent mieux que d’autres et s’arrangent pour recevoir une double ration, ce qui n’est pas à négliger car les distributions sont plutôt maigres… D’une certaine façon, Kafka cherche à montrer la précarité de telles institutions qui, le plus souvent sont mal gérées et ne disposent pas de la garantie d’un financement pérenne. D’où leur manque de longévité au sein de la vie communautaire. Le Klaus (en yiddish la maison d’études) est le plus souvent une institution parallèle à la salle de prières.

Nous avons vu jusqu’ici que Kafka se mue constamment en critique littérature ou en critique d’art. Il rédige aussi des notes de lecture, notamment sur des sujets juifs, même ceux qui sont traités en langue française. C’est le cas du livre de Pinès paru en 1911 à Paris, Histoire des auteurs judéo-allemands. Dans sa note de lecture, Kafka résume ce que fut le mouvement culturel dans le judaïsme d’Europe en général, la Haskala, terme hébraïque dont une occurrence se trouve dans le chapitre 12 du livre de Daniel. Kafka rappelle que le mouvement de la Haskala fut initié par Moise Mendelssohn et ses adeptes qui s’appellent les maskilim.

Aucun jugement de valeur n’est porté sur l’action du sage de Dessau (en l’Anhalt). Il se contente de dire que ce mouvement culturel était hostile à la propagation du yiddish mais qu’il y a parfois recouru afin d’accroitre et d’élargir son audience. Il note aussi que la Haskala était hostile au mouvement hassidique. Kafka a mis le doigt sur un point essentiel des relations entre l’identité juive et la culture européenne : un savant mouvement de balancier dont l’histoire juive semble avoir le secret se déroule ici. De même qu’au Moyen Âge la kabbale a surgi pour limiter la forte expansion du maimonidisme rationaliste, ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie de Mendelssohn fut nettement ralentie par la naissance du hassidisme du Baalshemtov (le maître du bon Nom). La conceptualisation de la religion se voyait opposer un fort sentiment religieux.

Kafka a donc senti cette tension interne à la culture juive qui allait perdurer jusqu’à nos jours. Mais Kafka ne s’intéresse pas seulement à la vie littéraire ou académique. Il est fasciné par certains détails de la sociologue relieuse du judaïsme ashkénaze. Il relate la maladie grave d’un grand érudit de la Tora. Pour le sauver, ses collègues de la communauté se sont levés au milieu de la nuit et ont fait le tour des maisons juives, munis d’un papier pour y recenser les noms de celles et ceux prêts à donner une partie de leurs années de vie au grand maître afin qu’il survive à la maladie. Il évoque le cas d’une femme qui se déclare prête à offrir au grand maître toutes les années qui lui restent à vivre… Le rabbin guérit mais la femme meurt sur le champ… Et il y a aussi un enseignement en sous-texte : le miraculé revit tous les grands événements de celle qui s’est sacrifiée pour qu’il vive. Ce détail sonne comme un reproche ou même comme une condamnation : on ne sacrifie pas une vie à une autre vie. Chacun, chaque être, doit tout faire pour préserver la vie qui lui a été donnée.

Dans un journal intime on parle aussi, le plus souvent, de sa vie intérieure, de son moral, de sa santé, bref de son mal vivre. Et Kafka y consacre quelques lignes, dont ceux-ci prouvant son inaptitude au bonheur :

25 février 1912 : Bien tenir ce journal à partir d’aujourd’hui ! Écrire régulièrement. Ne pas renoncer à soi ! Même si aucune rédemption ne se produit, cela ne doit pas m’empêcher d’être digne à chaque instant. J’ai passé cette soirée à la table familiale dans la plus parfaite indifférence… J’ai tenté de prendre conscience de mon malheur, sans grand succès.

C’est là un grand désespoir, un profond découragement. Kafka est ailleurs, même lorsqu’il prend place autour de la table familiale. Aucun coin de ciel bleu ne se découvre pour un homme qui se sent condamné, atteint du mal vivre. La tenue régulière du journal peut l’aider, peut-être, à surmonter ce qui ne va pas chez lui, à commencer par la santé.

Kafka livre un combat d’une grande intensité : la conquête ou la reconquête d’une identité qu’il recherche sans vraiment l’accepter telle qu’elle est devenue, c’est-à-dire après avoir perdu son éclat authentique. Il y a le judaïsme mais il y a aussi les juifs en chair en os qu’i l’incarnent. Et cette réalité vient télescoper l’image idéalisée de ce qu’il recherche. Il cite une phrase en yiddish qui résume bien cette motivation contradictoire : ce que nous sommes , nous le sommes, ,juifs, juifs nous sommes juifs

(A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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