INTERVIEW – Pour Didier Rebut, professeur de droit pénal à Paris II, «on a le choix de faire voler en éclat le droit pénal ou de le changer de fond en comble».
LE FIGARO. – La prorogation de l’état d’urgence a donné lieu à plusieurs correctifs qui durcissent le droit pénal. Comment analysez-vous cette évolution?
Didier REBUT. –Avec cette nouvelle prorogation, le gouvernement et sa majorité vont à Canossa. Au fil des attentats et des textes qui leur succèdent, le législateur grignote les principes que la gauche avait jurés intangibles. Il est significatif qu’alors que le Sénat a largement durci le texte prorogeant l’état d’urgence, la commission mixte paritaire ait validé la totalité de ce qui avait été voté en séance le 19 juillet au soir avec l’accord du gouvernement. Cela signifie que les postures initiales étaient soit sans fondement, soit idéologiques.
Il y a un autre point significatif, c’est que cette loi n’est pas une simple prorogation de l’état d’urgence puisque le Sénat a introduit un Titre II intitulé «Dispositions relatives au renforcement de la lutte antiterroriste». Autrement dit, un mois après le vote de la loi du 3 juin qui a donné lieu à tant de débats, cette dernière s’avère déjà obsolète et le législateur concède sans plus aucune résistance et en catimini ce qu’il a refusé de voter au printemps. D’une certaine manière le nouveau texte se substitue déjà au précédent.
Quelles sont les nouvelles dispositions les plus marquantes refusées lors du débat de la précédente loi et aujourd’hui validée sous la pression?
L’interdiction des réductions de peine automatiques et du régime de semi-liberté pour les détenus ayant commis une infraction terroriste. L’augmentation des délais en matière de détention provisoire pour les mineurs et les majeurs en cas de crime terroriste. L’aggravation des peines pour les associations de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste. Mais aussi l’interdiction du territoire pour une durée de dix ans au plus, à l’encontre de tout étranger coupable d’une infraction terroriste.
Si l’on durcit encore le dispositif, la révision constitutionnelle est-elle inéluctable?
Sans doute si l’on veut, par exemple, créer une rétention administrative longue comme le propose la droite. Mais il ne faut pas oublier que ce sont les freins de la gauche qui conduisent insensiblement à des solutions plus radicales. Si le législateur avait accepté de créer un délit de séjour sur les terrains d’opération d’Irak et de Syrie, il serait rentré dans le Code pénal et sous le contrôle du juge judiciaire.
Ce sont les freins de la gauche qui conduisent insensiblement à des solutions plus radicales.
Sommes-nous en train de glisser lentement mais sûrement vers des lois d’exception?
Cela veut surtout dire que nous vivons un changement de paradigme juridique en matière de droit pénal. La violence djihadiste, la reconnaissance d’une porosité entre la délinquance classique et le terrorisme et le fait que nous passons d’une criminalité de droit commun à des actions massives malmènent les grands principes sur lesquels notre système repose. Aujourd’hui, le législateur est poussé à ne plus se contenter d’une action répressive après coup. Il se situe de plus en plus dans une logique de prévention des risques prenant en compte la dangerosité des individus. Quand certains d’entre eux sont signalés et poursuivis pour radicalisation, ils n’ont pas encore construit leur stratégie, ils ne sont parfois qu’au début d’un parcours terroriste et il existe encore très peu de faits.
Que dire alors d’individus comme Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui n’ont pas été du tout détectés ? La conséquence, c’est qu’un certain nombre de principes deviennent inapplicables. En droit pénal, c’est la commission et la précision des faits qui déclenchent et fondent l’action judiciaire. Parce que les infractions terroristes débouchent sur des crimes de masse, il y a la nécessité de se situer de plus en plus en amont de la commission des faits. Mais plus on remonte en amont, plus le risque d’attenter aux libertés d’individus qui ne seraient pas passés à l’acte est grand. On a alors le choix de faire voler en éclat le droit pénal ou de le changer de fond en comble.
De même, jusque-là le contrôle de la privation de liberté était l’apanage du juge judiciaire. Le renforcement des assignations à résidence, la tentation de créer des rétentions administratives pour ceux qui reviennent de Syrie renforcent le pouvoir du juge administratif au point de les rendre concomitants ou concurrents.
Peut-on faire fi de la Cour européenne des droits de l’homme?
Toutes ces évolutions du droit créent des tensions avec la Cour européenne des droits de l’homme. Mais sa jurisprudence et ses concepts ne sont pas gravés dans le marbre pour l’éternité. Ils doivent évoluer. Le droit ne peut être déconnecté de la réalité. Une réalité qui s’impose aujourd’hui à toute l’Europe.
Par Paule Gonzalès