« Je pense qu’il n’y aura pas de deuxième vague cet été ni à la rentrée »
VIDÉO. Le professeur Yonathan Freund, urgentiste à la Pitié-Salpêtrière, s’est distingué par ses prises de position disruptives depuis le début de l’épidémie.
Propos recueillis par Stéphane Demorand
Le professeur Yonathan Freund est urgentiste à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Il a vécu aux premières loges l’épidémie de Covid-19 qui a sévi ces trois derniers mois en Île-de-France. Selon lui, il n’y aura pas de rebond cet été et il est improbable qu’une seconde vague déferle en France à l’automne. Il s’exprime également avec clarté et précision sur le professeur Raoult, la polémique sur la chloroquine, l’immunité croisée, la situation des services d’urgence dans les hôpitaux, le « Ségur de la santé », la pénurie de masques, le système de santé français et sur la façon dont ses confrères et lui-même ont exercé leur métier pendant cette période si particulière.
Le Point : Le Premier ministre a dévoilé la nouvelle carte de France qui voit la région Île-de-France se colorer d’orange, cette carte vous paraît-elle légitime ?
Yonathan Freund : Cette carte est basée sur plusieurs indicateurs, dont deux seulement étaient retenus initialement : la tension hospitalière – mesurée par le taux d’occupation des lits de réanimation – et la circulation du virus objectivée par le taux de suspicion de Covid parmi les malades qui se présentaient aux urgences. Ce dernier indicateur était incompréhensible et totalement inadapté. Le taux de suspicion n’a rien à voir avec la circulation réelle du virus, car ces infections potentielles n’étaient confirmées que dans 2 à 5 % des cas. De plus, retenir un taux comme indicateur, c’est-à-dire une fraction sur l’ensemble des consultations aux urgences, était aberrant : comment le nombre de patients qui se présentaient pour un autre problème aux urgences devrait peser sur un indicateur de circulation du virus ?
Depuis le 28 mai, de nouveaux indicateurs sont utilisés. Nous conservons celui sur la tension en lits de réanimation, et s’y ajoutent une évaluation du « R », qui est une estimation grossière et tout à fait imparfaite du nombre de malades contaminés par un malade infecté, et le taux de positivité des tests, ce qui incompréhensible, car il dépend du nombre de tests réalisés. Plus récemment, un dernier indicateur est apparu, il semble le plus logique : le nombre de patients infectés par semaine. Ce dernier est le seul à refléter la réalité du terrain. Mais quelle est cette réalité ? Il n’y a plus – peu ou prou – de circulation du virus en Île-de-France. Or cette région est classée orange. Cela ne reflète absolument pas la réalité quotidienne où nous voyons bien, aussi bien aux urgences, au Samu qu’en réanimation, qu’il n’y a que très peu de nouveaux patients avec des symptômes de Covid. Il faut s’interroger sur l’intérêt d’avoir colorié sur la carte l’Île-de-France en orange, cela va totalement à l’encontre de ce que nous voyons sur le terrain.
Il semble que cette décision ait été prise pour uniformiser la région tout entière, le Val-d’Oise présentant une incidence un peu plus élevée que les autres départements. Pourquoi avoir donc coloré en orange tous les départements d’Île-de-France et pas l’Oise, ou encore l’Eure ? Il y aurait une cohérence à conserver l’Île-de-France en orange que nous n’expliquons pas. Les raisons de cette décision restent obscures.
Il faudrait donc, selon vous, totalement déconfiner le pays et reprendre notre vie d’avant ?
Tout dépend de ce que l’on entend par « totalement déconfiner ». Je pense qu’il est cohérent d’interdire encore quelque temps les grands rassemblements en milieu fermé. Mais rouvrir tous les bars, les cafés, les restaurants, ou encore les salles de sport et de spectacle ne poserait aucun problème. La décision d’autoriser la réouverture des terrasses uniquement est hypocrite – il suffit de se promener dans Paris ces derniers jours pour voir que les Parisiens n’ont pas attendu cette décision. Autoriser l’usage des transports en commun et fermer les salles de sport ainsi que les cinémas est tout aussi incompréhensible. Je ne m’explique ces décisions que par la velléité de dire aux Français « attention, ne vous relâchez pas, on ne sait jamais », et de faire ces choix arbitraires pour justifier cette mise en garde. On peut comprendre la prudence du gouvernement, mais il faut à présent être objectif et dire clairement qu’actuellement il n’y a quasiment plus de circulation du virus. Alors, reprenons rapidement la vie d’avant et suivons de près une éventuelle reprise de l’épidémie.
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Concrètement, combien de nouveaux cas positifs avez-vous recensés aux urgences depuis le début du déconfinement ? Les services de réanimation sont-ils toujours sous tension comme l’a évoqué le Premier ministre ?
Aux urgences, nous notons depuis plusieurs semaines un nombre extrêmement limité de nouveaux patients Covid. C’est vrai dans toutes les urgences de l’Île-de-France, mais aussi des autres régions de France, et mes confrères européens font le même constat. Nous passons souvent plusieurs jours sans recevoir un seul patient avec une infection Covid récente. Les réanimations ne sont plus sous tension, le nombre de nouveaux cas admis est extrêmement faible – 8 sur la journée de vendredi pour toute l’Île-de-France –, et parmi eux, certains ne souffrent pas d’infections récentes, d’autres souffrent d’infections contractées à l’étranger et ont été rapatriés. Il y a ainsi à peine une petite poignée de nouveaux malades avec une infection récente au coronavirus, donc on ne peut pas dire pour l’instant que les réanimations sont sous tension à cause du Covid. Il est très fréquent que la disponibilité des lits de réanimation soit limitée en temps normal, c’est-à-dire hors période d’épidémie, et la situation n’est absolument pas problématique à l’heure actuelle.
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Une seconde vague était redoutée une fois le confinement levé, les chiffres ne semblent pourtant pas l’annoncer, comment l’expliquez-vous ?
La seconde vague était, certes, redoutée, mais rien ne suggérait qu’elle devait arriver. Il n’y a pas de deuxième vague, et il n’y en aura pas cet été. Comme je viens de l’expliquer, le virus circule peu ou prou. Il y a quelques clusters épars en France, quelques nouvelles infections çà et là, mais aucune reprise épidémique. La grande majorité des épidémies ont une évolution en cloche, et cette épidémie de Covid-19 ne semble pas échapper à la règle. Les raisons sont principalement la possible saisonnalité du virus, qui n’aime pas le chaud et le temps sec, ainsi que l’immunisation de la population qui freine beaucoup sa circulation.
L’épidémie est-elle terminée ou craignez-vous que cette seconde vague déferle sur le pays à la rentrée ?
L’épidémie telle qu’on l’a connue il y a 3 mois est terminée. Elle ne reprendra pas à la levée du confinement et il n’y aura pas de deuxième vague cet été ni à la rentrée. Ce qu’on ne peut pas prédire, c’est la possible mutation du virus et sa diffusion en France l’hiver prochain. Mais cette possibilité est présente chaque année. Chaque année, un virus de la grippe ou un coronavirus peut muter pour prendre une forme plus mortelle ou plus contagieuse. Nous avons été confrontés à trois versions inquiétantes du coronavirus depuis 20 ans, donc chaque année, il faut accepter que ce soit une possibilité. À titre personnel, je n’y crois pas du tout pour l’hiver prochain, la probabilité est faible pour que le scénario se répète deux ans de suite. Si le Sars-CoV-2 mute, il est probable qu’il mute pour une version plus « sympathique ». S’il ne mutait pas, l’immunité de la population empêchera une seconde vague de grande ampleur. On pourra alors possiblement assister à une reprise sous forme de vaguelettes, les comparaisons animales et marines semblent à la mode en ce moment !
Qu’est-ce que l’immunité croisée que vous avancez pour expliquer le déclin de l’épidémie ? En outre, la hausse des températures peut-elle expliquer la moindre circulation du virus ?
L’immunité croisée protège votre organisme contre un virus quand il a été exposé à un autre virus dans le passé. Par exemple, si vous avez été infecté par un coronavirus bénin comme un simple rhume l’an passé, vous pourriez avoir produit des cellules ou des anticorps qui vous protègent contre le coronavirus actuel. Outre deux publications scientifiques majeures ces dernières semaines sur le sujet, de plus en plus d’études expérimentales semblent confirmer cette possibilité sans toutefois qu’elles puissent être étendues à la population générale. Il est rapporté que des patients n’ayant jamais été exposés au Sars-CoV-2 auraient développé une immunité contre ce virus. De la même manière, des chercheurs ont montré que les anticorps développés par des patients atteints du premier Sars étaient efficaces contre le coronavirus actuel. Enfin, ces virus respiratoires sont souvent saisonniers et n’aiment pas trop l’été sans que ce soit pour autant une généralité, mais cela a pu en effet aussi contribuer à la moindre circulation du virus ces dernières semaines.
Vous avez vécu une période sans précédent à l’hôpital, que retenez-vous de cette séquence ?
Je retiens d’abord la force de l’hôpital public, les compétences et l’engagement de tous ceux qui en font partie. Tous les corps de métier se sont mobilisés et la symbiose était extraordinaire. Toutes les décisions prises au niveau local pour améliorer la prise en charge des malades étaient aussitôt soutenues et mises en œuvre. Nous avons pu nous adapter à une vitesse extraordinaire à cet événement totalement inattendu. La solidarité au sein de l’hôpital, mais aussi en dehors, je pense aux hôpitaux privés, à la société civile ou simplement aux Français, a été quelque chose d’unique.
Ce que je retiens, c’est la possibilité d’avoir pu faire notre travail, et simplement notre travail. Cela n’était pas habituel. Nous avons été déchargés de toutes les tâches administratives annexes pour nous concentrer sur notre métier, les soins prodigués aux malades et l’organisation de notre service.
Aux urgences, tous nos problèmes se sont envolés : les malades de faible gravité n’arrivaient plus, ce qui nous a permis de nous concentrer sur les malades urgents, et nos patients à hospitaliser trouvaient immédiatement un lit et pouvaient être pris en charge de manière optimale sans attendre des heures sur un brancard. Nous avons en outre reçu un fort soutien en personnel médical et paramédical. Nous avons pu faire notre travail dans les conditions que nous réclamions depuis longtemps. Les multiples grèves et autres concertations n’ont pas abouti à un dixième de ce que cette épidémie a permis en quelques semaines.
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Le président de la République a récemment déclaré qu’il n’y avait jamais eu de pénurie de masques, pourriez-vous le confirmer ?
Bien sûr que non, personne ne peut croire cette déclaration. Comme il y avait pénurie de masques, il a été demandé à tout le personnel hospitalier de les économiser au maximum. L’accès aux équipements de protection était très limité et les soignants ont dû faire avec, ou plutôt sans. Il y a eu un rationnement sur les protections individuelles à l’hôpital et personne ne peut affirmer le contraire. Personne. Nous avons vu certains soignants utiliser des sacs-poubelle en guise de blouse. Les recommandations évoluaient chaque semaine en fonction de la disponibilité du matériel de protection. Les arrivages épars de masques et de soluté hydroalcoolique devaient être systématiquement mis en sécurité, dans un coffre ou une pièce fermée peu accessible, et distribués au compte-gouttes. Personne ne peut croire cette déclaration d’Emmanuel Macron. Il faut être honnête : nous sommes partis au front mal équipé et le lourd tribut payé par les soignants témoigne malheureusement de ces difficultés.
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Qu’attendez-vous concrètement du Ségur de la santé qui se tient actuellement ? Apportera-t-il les réponses aux revendications des professionnels de santé hospitaliers ?
Rien. Je n’en attends rien. Les précédentes tentatives de réforme de l’hôpital n’ont jamais été à la hauteur, les grèves ont été étouffées par des mesures insuffisantes et inapplicables. Aux urgences, rien n’a changé depuis des années malgré la très longue grève de l’an dernier. Les mesures annoncées étaient ridicules au regard des besoins, et s’avèrent inapplicables. Aujourd’hui, les médecins et soignants se sont résignés, ils savent qu’ils n’ont pas été entendus. Malgré la constitution d’un collectif inter-hôpitaux, je ne suis pas optimiste sur l’aptitude des médecins et des soignants à être solidaires. Maintenant que l’épidémie touche à sa fin, chacun voulait garder les avantages qu’il a acquis durant cette crise, chacun se bat pour améliorer ses conditions de travail, mais je ne crois pas du tout à la prétendue union sacrée des différents services, des différentes spécialités. Je suis tout à fait résigné, et nous essayons, chacun à notre niveau, de maintenir un niveau minimum de qualité des soins.
Ségur ou pas, quoi qu’il se passe, personne ne peut imaginer que l’an prochain les urgences deviennent un endroit apaisé, équipé, avec des malades pouvant bénéficier des soins qu’ils méritent, une orientation adaptée, et des couloirs vides. Je vous donne rendez-vous à tous un lundi de janvier 2021 pour retrouver les mêmes patients fragiles, âgés, malades qui seront condamnés à attendre des heures sur des brancards, avec un personnel épuisé n’ayant pas le temps de leur prodiguer des soins optimaux.
Le système de santé français a longtemps été envié à travers le monde, est-il toujours un modèle ?
J’entends depuis longtemps cette formule « le système de santé que le monde entier nous envie ». J’entendais aussi la même chose sur l’organisation des urgences hospitalières. Je n’ai pas parcouru le monde, seulement certains pays d’Europe et d’Amérique, et je n’ai jamais vu quelqu’un envier notre système de santé. Ce que le monde pourrait, ou devrait nous envier, c’est l’accès aux soins de la population générale et en particulier des populations défavorisées, y compris les sans-papiers. Mais nous ne sommes pas le seul pays à avoir ce système, et il est mis en danger chaque année un peu plus. Souvenez-vous des propositions de restriction de l’accès aux soins pour les étrangers disposant de l’aide médicale d’État qui ont été faites l’an dernier. Qui nous envie notre système de santé ? Et que nous envient-ils ? Je ne sais pas. J’aime ce système, avec ses défauts, et je suis conscient que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, mais ne comptez pas sur moi pour fanfaronner que nous avons le meilleur système au monde.
Les prises de position fracassantes du professeur Raoult ont déchaîné les passions et porté sur la place publique la question du temps long de la recherche médicale en temps de crise sanitaire. Quelle a été votre position à l’hôpital au plus fort de la crise ?
Le monde de la recherche n’était pas préparé, et c’est normal, à devoir trouver des traitements efficaces pour une nouvelle maladie en moins de trois mois. Il y a eu deux positions opposées, qui avaient leurs qualités et leurs défauts. D’un côté, nous avions la position du Pr Raoult : l’épidémie sera courte, nous n’aurons pas le temps de faire de la recherche suffisamment solide pour avoir la preuve forte de l’efficacité d’un traitement, nous allons donc administrer aux malades un traitement qui pourrait être efficace avec très peu d’effets secondaires. Cette démarche est cohérente, et retranscrit des situations extrêmement fréquentes où nous prenons en charge des malades pour lesquels il n’y a pas de traitement validé par de hauts niveaux de preuve. On traite souvent des pathologies avec des traitements qui semblent être efficaces sans que nous en ayons la certitude absolue. Mais là où cette position n’est pas défendable, c’est lorsqu’elle feint de s’appuyer sur des preuves. Les études brandies avaient tellement de biais qu’elles ne pouvaient en aucun cas justifier l’efficacité de la chloroquine. Ensuite, la démagogie de l’équipe du Pr Raoult, l’absurdité de certains politiques qui jouaient aux apprentis scientifiques, et la passion ressentie par une partie de la population face à l’espoir qu’on leur vendait auront des conséquences durables sur la recherche clinique future. Quand la croyance se substitue à la science, cela n’augure rien de bon.
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Mais d’un autre côté, des institutions respectables ont cherché à faire de la recherche dans les règles de l’art, et malheureusement, le résultat n’a pas été irréprochable. Il y a eu un fort afflux d’argent public, d’appels d’offres, de bourses de recherche pour subventionner des études dont le rationnel, l’intérêt ou la méthodologie étaient bien inférieurs aux standards habituels. Les fonds pour la recherche qui manquaient cruellement chaque année ont été augmentés de manière faramineuse. Et pour quoi, au final ? En partie pour développer un traitement efficace à la phase aiguë d’une infection virale. Dans l’histoire, de tels traitements efficaces à la phase précoce n’ont quasiment jamais pu être trouvés. Et pendant la crise du Covid, il aurait fallu le faire en deux mois ? Cela n’a pas été sans conséquence : arrêt total de tous les autres projets de recherche hors Covid, publication dans les plus grands journaux scientifiques d’études fortement biaisées à faible niveau de preuve, voire fortement entachées par des conflits d’intérêts. On a vu beaucoup d’annonces ou publications rapidement contredites, y compris par des équipes ou institutions reconnues. Le monde de la recherche n’était pas prêt à travailler dans ces conditions.
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À quoi pourrait ressembler le monde d’après « rêvé » pour vous à l’hôpital ?
C’est une vaste question… Le monde rêvé serait celui où les patients pourraient tous bénéficier d’une prise en charge optimale. Quelle que soit leur situation ou leur pathologie. L’état de la psychiatrie, la gériatrie et la médecine en général est catastrophique et proche du point de rupture. L’accès aux soins devient de plus en plus inégalitaire. Il y a des inégalités sociales considérables, et elles ne se voient pas que durant le confinement. Il y a une large proportion de la population qui vit dans la précarité. Les soignants, médecins, étudiants sont en danger. Pas uniquement celui d’être contaminés par les malades, ils sont exposés à un plus grand risque de maladies, de troubles psychiques, et à une mort précoce.
Ce n’est pas « l’hôpital » qui doit être rêvé pour le monde d’après, c’est le monde d’après qui doit être rêvé. Il ne sera pas facile de donner tort à Michel Houellebecq lorsqu’il prophétisait que le monde d’après ne serait pas différent, mais pire. Pas facile, mais nous essaierons, l’hôpital continuera à donner le meilleur de lui-même, quelles que soient les conditions dans lesquelles nous le ferons fonctionner.