«Demon Core», l’arme nucléaire démoniaque qui a tué deux scientifiques avant d’être détruite

La troisième bombe A de l’histoire aurait pu cibler le Japon s’il n’avait pas capitulé le 15 août 1945. Avant d’être désamorcée, elle fera toutefois deux victimes.

 

L’histoire de la création de la bombe atomique est celle d’un compte à rebours. Une course effrénée contre le temps à la recherche de l’arme ultime, fossoyeuse de mondes, censée rendre toute perspective de guerre obsolète… C’est en tout cas l’idée qui flotte dans la tête des scientifiques du projet Manhattan, attelés depuis 1939 à la confection de la plus puissante bombe de l’histoire.

Paradoxalement, c’est une initiative pacifiste qui met le projet en marche. En août 1939, une lettre est déposée sur le bureau du président Franklin D. Roosevelt. Elle est signée d’Albert Einstein. Le scientifique y alerte le gouvernement américain que le principe de la fission nucléaire, récemment exploré par des physiciens européens, pourrait servir à produire «des bombes extrêmement puissantes d’un nouveau genre» dans un futur proche. Mais à qui profitera cette percée technologique?

Prenant bonne note de l’avertissement d’Albert Einstein, Franklin D. Roosevelt enclenche le projet Manhattan, un comité de recherche sur la fission qu’il dote d’un budget de deux milliards de dollars. Il faut faire vite: par-delà l’Atlantique brûlent déjà les lueurs menaçantes de la Seconde Guerre mondiale.

S’ensuit un long travail de l’ombre, du tableau noir aux applications pratiques. Le continent n’étant pas naturellement doté en plutonium ou en uranium, son extraction représentera près de 80% du coût total de l’initiative. Au plus fort du projet Manhattan, plus de 130.000 personnes travaillent jour et nuit dans les laboratoires ultrasecrets dispersés entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Tous les rapports convergent vers Los Alamos, village champignon créé pour l’occasion dans les sierras du Nouveau-Mexique, et dirigé de 1943 à 1945 par Robert Oppenheimer.

La porte principale du projet Los Alamos, en 1943. | Los Alamos National Laboratory via Wikimedia Commons

Mission: fission

Entre ses murs battus par la poussière, on finit par domestiquer, bon gré mal gré, l’instable fission nucléaire –un processus qui repose sur la séparation d’un noyau atomique lourd et entraîne une réaction en chaîne dégageant une immense quantité d’énergie. Réalisé le 16 juillet 1945, le célèbre essai Trinity relâche la première bombe A de l’histoire: l’explosion équivaut à celle de 20.000 tonnes de TNT et la colonne de feu s’élève sur plusieurs kilomètres de haut, plongeant le monde entier dans l’ombre de la menace atomique.

Herbert Lehr et Harry Daghlian préparent l’essai Trinity, en 1945. | Manhattan Project via Wikimedia Commons

Certes, la bombe voulue par Franklin D. Roosevelt devait initialement davantage servir d’arme de dissuasion que de machine à tuer. Mais pour que la première stratégie fonctionne, il faut encore témoigner de sa puissance de feu. C’est chose faite avec le largage, les 6 et 9 août 1945, de Little Boy et de Fat Man sur Hiroshima et Nagasaki. Bilan: plus de 200.000 victimes. Le ton est donné.

Rien n’indique, cependant, que deux bombes suffiront à mettre fin à la guerre. Le Japon a déjà prouvé son endurance en venant écraser ses kamikazes sur les cuirassés alliés du Pacifique. Une troisième bombe est donc préparée, comme le confirme une lettre du général Leslie Groves au lendemain du bombardement de Nagasaki: «Nous avons gagné quatre jours dans la fabrication et pensions expédier les composants finaux depuis le Nouveau-Mexique le 12 ou 13 août. Pourvu qu’il n’y ait pas de difficultés imprévues concernant la fabrication […], la bombe devrait être prête à être larguée le premier jour de météo correcte après le 17 ou 18 août.»

Cette troisième bombe, surnommée «Demon Core» («Cœur de démon»), est créée dans le cadre d’un processus de recherche sur la «criticité» de l’arme nucléaire. Il s’agit du point critique que la masse de combustible doit atteindre afin d’engendrer une réaction en chaîne auto-entretenue. Les physiciens de Los Alamos savent qu’ils jouent avec le feu: cette expérience équivaut, selon leur propre formule, à «titiller la queue du dragon». Et même si la reddition japonaise, le 15 août, rend la troisième bombe inutile, les scientifiques du projet Manhattan entendent tout de même poursuivre leurs recherches. Advienne que pourra.

Nuits blanches et lumières bleues

Six jours plus tard, dans la nuit du 21 août, le physicien Harry Daghlian travaille sur un cœur de plutonium autour duquel il assemble, petit à petit, un rempart de briques de tungstène. Chaque brique reflète les neutrons vers le cœur, rapprochant l’ensemble de plus en plus près de la masse critique. La tension est palpable… Jusqu’à ce qu’au beau milieu de l’expérience, le scientifique laisse échapper une brique sur le cœur de plutonium. Une intense chaleur, doublée d’un rai de lumière bleue, envahit la pièce. Écopant d’une dose de radiation létale, le maladroit physicien meurt trois semaines plus tard.

Étonnamment, Harry Daghlian n’a pas été la seule victime du cœur de démon. En mai 1946, neuf mois après la fin de la guerre, l’expérience sur la masse critique de la bombe A est toujours en cours à Los Alamos (le laboratoire lui-même est encore en activité de nos jours). Cette fois-ci, c’est le physicien canadien Louis Slotin qui est aux manettes, rapprochant deux hémisphères de béryllium d’un cœur de plutonium pour chatouiller la masse critique. Mais il faut bien prendre garde à ce que les deux moitiés de béryllium n’entrent pas en contact, sous peine de provoquer une catastrophe…

Une reproduction de l’expérience de Louis Slotin, réalisée par l’historien public Richard G. Hewlett en 1962. | Richard G. Hewlett via Wikimedia Commons

Louis Slotin, qui parade en blue-jeans et en bottes de cowboy, continue de titiller la queue du dragon. Il répète l’expérience en séparant les deux moitiés de l’épaisseur d’un tournevis plat, qu’il tient dans sa main. Grave erreur: le 21 mai, le tournevis glisse et les deux hémisphères entrent brièvement en contact. Après un nouvel éclair de lumière bleue et une irradiation monstre –1.000 rad l’atteignent de plein fouet en moins d’une seconde–, le physicien écarte brusquement les deux moitiés, mais le mal est fait: Louis Slotin meurt neuf jours plus tard. Plusieurs de ses collègues, présents lors de l’expérience bâclée, développeront des maladies liées à la radioactivité.

Peut-être à cause de sa sinistre réputation, le cœur de démon est fondu et ses matériaux recyclés à l’été 1946. La troisième bombe A de l’histoire, qui aurait pu cibler une mégalopole japonaise à bout de souffle, aura finalement eu raison de deux scientifiques. Mais Harry Daghlian et Louis Slotin furent surtout les victimes d’une maladresse et d’un excès de bravade –deux traits incompatibles, semble-t-il, avec la manipulation de l’arme la plus dangereuse de l’histoire.

«L’expérience de la guerre nous a légué un héritage d’inquiétudes, conclut Robert Oppenheimer en 1948. Nulle part ce sentiment de responsabilité n’est plus aigu […] que chez ceux qui ont participé au développement de l’énergie atomique à des fins militaires […]. Les physiciens ont connu le péché et c’est une expérience qu’ils ne peuvent oublier.»

JForum avec Nicolas Méra — Édité par Natacha Zimmermann www.slate.fr/story
En 1962, un historien a recréé l’expérience létale de Louis Slotin avec la bombe Demon Core. | Los Alamos National Laboratory via Wikimedia Commons

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires