Woke society and socially conscious or consciousness awareness of identity politics or being aware of equal justice as a person with awakening to racism and a new world of fairness in a 3D illustration style.

«Le “wokisme” prospère grâce aux failles d’un Occident mortifié»

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans une note pour la Fondation Jean-Jaurès publiée ce samedi, le psychanalyste Renaud Large et le communicant Ruben Rabinovitch analysent la façon dont se structurent et prospèrent l’idéologie «woke» et la «cancel culture».

Ruben Rabinovitch est psychanalyste et Renaud Large est communicant. Ensemble, ils ont rédigé une note pour la Fondation Jean-Jaurès intitulée «Des hussards noirs de la République à la chronique des Bridgerton. Contre la nébuleuse woke et la cancel culture».

FIGAROVOX. – Vous publiez une note pour la Fondation Jean-Jaurès «contre la nébuleuse woke et la cancel culture ». En quoi représentent-elles un danger, selon vous ?

Renaud LARGE et Ruben RABINOVITCH. – Lénine disait du gauchisme qu’il était la maladie infantile du communisme. Les choses n’allant pas en s’arrangeant, disons à la suite du camarade Vladimir Ilitch que le wokisme et la cancel culture sont les maladies infantiles du gauchisme. Le wokisme est une nébuleuse idéologique apparue du côté de 2010 sur les campus états-uniens des universités de l’Ivy league. Il s’inscrit dans le prolongement des thèses à succès des philosophes postmodernistes de la French theory, comme Deleuze, Derrida, Beauvoir, Foucault et de l’apparition des études culturelles, des études de genre, des études post-coloniales. La logique de la domination, le statut de victime, l’essentialisme et les enjeux identitaires de races et de genres y tiennent le haut de l’affiche.

Sociologiquement, ses militants sont issus de famille aisées – le gauchisme étant, comme l’histoire nous l’a appris, le rite de passage de l’adolescence à la bourgeoisie. Pour autant, les militants de la pensée woke et de la cancel culture renâclent à se présenter ou à se laisser désigner comme appartenant à un corps de doctrine unifié et cohérent. Afin d’empêcher leurs détracteurs de s’unifier en une opposition structurée, ils refusent avec habileté de se laisser définir. Dans la bonne tradition de la philosophie postmoderne, les militants du woke et de la cancel culture «déconstruisent« tout ce qui leur passe à portée de main, sauf leur propre déconstruction. D’abord circonscrit dans des thèses ou des articles universitaires, le mouvement woke a essaimé, s’est aguerri et mène désormais une guérilla culturelle pour imposer ses thèmes sur les réseaux-sociaux, dans le «monde de la culture» (des Oscars à Netflix) et demain en politique. Cette idolâtrie identitaire menace le pacte social. L’idéologie woke est en train de devenir l’un des instruments privilégiés du fractionnement des sociétés occidentales et de sa constitution en factions rivales, antagonistes et haineuses.

Vous citez un entretien avec Jean-Claude Michéa donné au journal L’Humanité ; vous assimilez sa définition du «libéralisme culturel » à la pensée woke. Que cela signifie-t-il ?

Nous sommes redevables à Jean-Claude Michéa pour son analyse du libéralisme culturel : elle permet de comprendre qu’on ne peut pas être «de gauche» quand on est authentiquement socialiste. Michéa observe avec consternation l’abandon progressif, au tournant des années 1980, du combat pour l’émancipation collective et le délaissement des grands récits de transformations sociales au profit des «combats sociétaux» et de la «défense des minorités». Un glissement s’est opéré des revendications sociales collectives aux braillements attroupés pour la satisfaction individualiste de toutes les jouissances. Le discours de l’émancipation sociétale tenu par les couches les plus aisées engendre l’aliénation sociale des gens ordinaires. Précisons tout de même que cette relégation du discours de l’émancipation sociale par le discours identitariste se retrouve aussi bien actuellement chez les «droitards» que chez les gauchistes, une tenaille identitaire en somme.

La nébuleuse woke est travaillée par des fantasmes de fusion, comme si leurs regroupements visaient à constituer littéralement un même corps, un même organisme. Renaud Large et Ruben Rabinovitch

Comment la pensée d’Emmanuel Lévinas peut-elle nous aider à nous prémunir contre le wokisme , selon vous ?

Pour Lévinas, l’autre n’est pas seulement un alter ego, mais un ego alter. Pas seulement un autre moi-même, mais également ce que moi je ne suis pas. C’est précisément parce qu’il est mon frère humain qu’il n’est ni réductible ni identique à moi. Les réunions non-mixtes, «racisées», interdites aux «Blancs» présupposent non seulement que des personnes de couleurs de peau ou d’orientations sexuelles différentes ne pourraient pas se comprendre mais également que des personnes de couleurs de peau ou d’orientations sexuelles similaires se comprendraient nécessairement entre elles, comme si cette similitude les rendait identiques les unes aux autres. Un homme ne pourrait comprendre une femme, un «cis» ne pourrait comprendre un «trans», un «Blanc» ne pourrait comprendre un «Noir», etc.

Chostakovitch composa sa treizième symphonie sans avoir été massacré à Babi Yar, Flaubert écrivit Madame Bovary sans être une femme et Bradbury les Chroniques martiennes sans être un extra-terrestre. Ce ne sont pas des communautés rassemblant des d’individus, mais des clans composés de particules de foule. On n’y trouve pas des semblables, mais des hologrammes, pas de différences mais des doublons, pas d’altérité mais de la mêmeté. La nébuleuse woke est travaillée par des fantasmes de fusion, comme si leurs regroupements visaient à constituer littéralement un même corps, un même organisme.

«L’Occident continue d’assurer son emprise sur le monde, seulement à l’impérialisme de la vertu d’hier s’est substitué l’impérialisme de la faute », écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là ?

Derrière la culpabilité se niche toujours beaucoup de toute-puissance. Cet homme ou cette femme, par exemple, qui n’assument pas de quitter la personne avec laquelle ils ne sont plus heureux «de peur qu’elle ne s’en remette jamais». Cette personne souffrira, mais elle n’en mourra pas et s’en remettra. La culpabilité éprouvée se soutient dans ces cas du sentiment d’être irremplaçable et tout-puissant.

Au niveau collectif, le processus est le même. En se prétendant la cause unique et éternelle des souffrances des minorités, l’Occident dans lequel les wokes prospèrent ne bat sa coulpe que pour mieux asseoir son emprise. Les minoritaires sont déchus d’une responsabilité et d’un destin propre et deviennent les purs objets de pénitence de l’Occident. D’un côté, les dominants-causes et de l’autre les minoritaires-conséquences. Le despotisme du colonisateur d’antan se pratiquait au prétexte d’apporter les bienfaits de sa civilisation aux «peuples primitifs». Le despotisme wokiste se pratique aujourd’hui au nom de l’autoflagellation. C’est par la mortification que l’Occident wokisé continue inconsciemment de s’instaurer comme unique force agissante de l’Histoire.

Le combat pour l’idéal républicain est aujourd’hui pétrifié, coagulé, lyophilisé. Le wokisme s’infiltre actuellement dans ces failles stratégiques pour croître de façon exponentielle. Renaud Large et Ruben Rabinovitch

Comment défendre l’idéal républicain face à ces nouvelles idéologies ? La clef se trouve-t-elle dans la défense de notre héritage commun, de notre histoire ?

Les idéaux politiques demeurent toujours asymptotiques : ils approchent sans cesse et ne touchent jamais. Il n’en reste pas moins qu’ils permettent de tracer le chemin menant vers une vie bonne en société. En faisant accepter à tous ses constituants d’être les dépositaires, les responsables et les porteurs d’une Histoire plus vieille qu’eux, l’idéal républicain ambitionne de permettre à des individus épars de constituer un même peuple, uni et solidaire d’un destin commun. Mais, celui-ci ne se construit pas sur les illusions, les imprécations vides de sens et les lâchetés coupables. La concorde sociale n’est jamais ni un acquis, ni une rente, mais un effort à renouveler constamment, une ambition à entretenir sans cesse.

La défense d’une authentique culture républicaine, ces dernières décennies, s’est enfermée dans une approche figée et intellectualisante de l’enjeu. La défense de l’idéal républicain s’apparente désormais à «un truc de vieux». Pour preuve, la nouvelle génération succombe progressivement, comme s’en font l’écho les sondages, aux sirènes du wokisme. Le combat pour l’idéal républicain est aujourd’hui pétrifié, coagulé, lyophilisé. Il gagnerait grandement à rencontrer les méthodes de l’agitprop situationniste. Le wokisme s’infiltre actuellement dans ces failles stratégiques pour croître de façon exponentielle.

N’y a-t-il pas un danger à voir les descendants d’esclaves ou d’esclavagistes s’identifier à leurs ancêtres ? Comment se constituer une «mémoire descente » ?

Nous vivons dans une époque de confusion généralisée, où la différence entre les générations ne s’inscrit plus. Dans le geste même du souvenir, nous exprimons à la fois une continuité et une rupture, une filiation et une désaffiliation, un trait d’union et une séparation. Toute commémoration présuppose que nous rendons hommage à ce qui ne nous est pas arrivé, mais à ce qu’ont traversé ceux qui nous ont précédés. Un descendant d’esclave n’est pas un esclave, pas plus qu’un descendant de déporté n’est un déporté ou un descendant de colonisé, un colonisé.

Au-delà du carriérisme minable de certains, qui prospèrent sur les tragédies qu’ont connues ceux qui sont venus avant eux, il y a là un enjeu civilisationnel qui n’opère plus. Rendre hommage aux victimes de ces crimes exige de ne pas nous substituer à elles. Quand les descendants américains ou européens des victimes de l’esclavage ou de la colonisation font mine de souffrir ce que leurs ancêtres ont souffert, il n’honore pas leur mémoire mais la profane. Ils ne rendent pas hommage aux victimes, mais se rendent hommage sur le dos des victimes. Il en va de même pour les descendants putatifs des bourreaux d’hier qui jouissent de leur autopunition et s’érotisent de leurs mortifications. On observe là un orgueil de la honte et un narcissisme de la culpabilité.

La mémoire décente, a contrario de la cancel culture, suppose de pouvoir tolérer de venir après, de prendre place au sein d’une généalogie civilisationnelle. Nous sommes les dépositaires d’une Histoire plus ancienne que nous, que nous n’avons par définition pas écrite et que nous ne pouvons réécrire. Nous devons assumer notre passé désuni si nous voulons assurer notre avenir commun. La mémoire décente est avant tout un patrimoine de vigilance pour que les forces de mort ne triomphent pas à nouveau des forces de vie.

Les activistes woke ont compris qu’à l’ère de l’information en continu, des réseaux sociaux et de Netflix, le pouvoir n’est plus qu’au Congrès ou à l’Assemblée nationale mais sur Internet. Renaud Large et Ruben Rabinovitch

Existe-t-il aujourd’hui une contre-hégémonie à la culture woke ?

Les activistes woke ont compris qu’à l’ère de l’information en continu, des réseaux sociaux et de Netflix, le pouvoir n’est plus qu’au Congrès ou à l’Assemblée nationale mais sur Internet. C’est ce dont les tenants du modèle républicain n’ont pas, eux, encore pris la mesure. Les lieux de pouvoir ont changé. Quelques exemples en vrac: sur le plateau de clique TV, la chanteuse Yseult s’interroge, en tant que «personne racisée» sur le «délire de devoir quelque chose à la France», l’actrice Aïssa Maïga qui souhaite, lors de la cérémonie des Césars de 2020, compter les “Noirs” dans la salle, Halle Berry qui s’excuse d’avoir envisagé un rôle de femme «transgenre» alors qu’elle est une femme «cisgenre» à la ville.

De son côté, l’arc républicain, s’il est encore robuste institutionnellement et politiquement, est très mal implanté dans les milieux culturels et sur Internet et maîtrise mal les tactiques de la guérilla gramsciste. Aux États-Unis, l’Academic Freedom Alliance a été créée afin que la transmission d’un savoir et un lieu d’études ne soient pas phagocytés par le mouvement woke. Dans la saison 3 de Baron noir, la remarquable série d’Éric Benzekri, un épisode met en scène les incursions et le noyautage de l’université française par les identitaires.

Pour renforcer cette contre-hégémonie et promouvoir un récit collectif alternatif au discours woke, pourquoi ne pas lancer une plateforme de diffusion de vidéos en streaming attachée à la liberté d’expression et mue par les idéaux républicains ? Pourquoi ne pas faire en sorte d’accueillir les artistes et les intellectuels empêchés de déployer leur œuvre librement par l’inquisition woke ? Comme Joséphine Baker et Francis Scott Fitzgerald avaient pu en bénéficier dans le Paris des années 20.

Par Aziliz Le Corre Publié le 17/09/2021 à 19:31 www.lefigaro.fr

«Le wokisme est une nébuleuse idéologique apparue du côté de 2010 sur les campus états-uniens». Adobe Stock

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