Cecil ROTH, Vivre dans le ghetto

Traduit de l’anglais par Nadine PICARD

Salomon Alexander Hart/Fête de Simh’ate Torah dans la synagogue de Livourne (détail)/1850/The Jewish Museum/New York

Présentation

Lorsque, en juillet 1797, les troupes napoléoniennes ont abattu les portes en bois du ghetto de Venise, c’était pour les Juifs le signe qu’une oppression ancestrale avait pris fin, que le joug imposé depuis des siècles par l’Église était brisé. La destruction des ghettos ouvrait une ère de liberté.

Or, aussi paradoxal que cela puisse sembler, les ghettos italiens, et au premier chef le Ghetto de Venise, n’ont pas été rayés de la carte ; ils ont été exhumés et sont devenus… des destinations touristiques réputées internationalement. Ces lieux, naguère honnis, font désormais partie du patrimoine italien et partout en Europe, depuis les années 1980, on met en valeur, avec science, soin et art (et aussi un solide sens des affaires), leurs vestiges.
Le ghetto renaît  – c’est du moins le point de vue que développe l’historien Simon Levis Sullam – comme le théâtre reconstitué d’un drame exotique qui n’est pas exempt d’un certain pittoresque, fortement marqué par l’orientalisme en vogue au XIXème siècle. Pour un peu, cette reconstitution se nourrirait d’une nostalgie analogue à celle qui habitait les voyageurs romantiques en pèlerinage dans les ruines antiques de cités défuntes. Dans ces lieux, aurait vécu, avant l’Émancipation, une société juive pleine de vie, forte de ses traditions intactes…
Pourtant, partout dans le monde, le seul mot de « ghetto » porte, par lui seul, une forte charge de violence. Et à bon droit. Exclusion, précarité, misère, promiscuité, stigmatisation… Cette image (négative) a trouvé son acmé avec les « ghettos » mis en place par les nazis qui firent office de prison, de mouroir et constituèrent l’étape qui précède une extermination programmée. Le ghetto, par la suite, s’est, si l’on ose le dire, « universalisé » pour s’appliquer, par analogie, à des situations et des contextes différents, voire dissemblables.
Aussi, pour se garder à la fois de toute confusion, de la vision idéalisante comme de l’amalgame généralisant, convient-il de se tourner vers le travail des historiens. Et avant d’étendre le champ du concept de « ghetto », de partir d’abord de son modèle initial : le ghetto italien.

M. Gasperoni et la pléiade de chercheurs qu’il a rassemblés dans un numéro spécial de la Revue XVIIème siècle s’accordent à situer en Italie la naissance de cette forme institutionnelle singulière car c’est là que « la présence juive (fut) ininterrompue mais où, au contraire de la plupart des autres États qui firent le choix de l’expulsion définitive, la ségrégation sociale et spatiale des Juifs fut codifiée et (…) institutionnalisée », DG, p. 3.

Inventé pour mettre les populations juives, à l’écart, ou tout au moins à « bonne » distance, le ghetto fut à la fois un lieu d’enfermement et de ségrégation mais, dans ces limites fortement contraintes par une autorité externe, il fut aussi un lieu de survie où les Juifs étaient au moins tolérés (ce n’était pas, à la même époque, le cas en Espagne).

Le ghetto a donc pris sa forme spécifique au XVIème siècle, en Europe, à Venise, en 1516, précisément : « Le 29 mars, le Sénat de Venise décrète que, ‘pour faire face à de grands désordres et à de grandes difficultés’, les Juifs des différents quartiers de la ville et ceux qui gagneront Venise dans le futur doivent résider ‘tous réunis’, dans les immeubles d’une place située près de l’église Saint-Jérôme… », in DC, p. 264. Mais ce modèle a été reproduit ou plutôt s’est adapté à diverses villes italiennes : Rome, Turin, Fossano, Asti, Casale Montferrato, Chieri , Mantoue, Ferrare, Padoue, Trieste, Bologne, Gênes, Florence…

Dès lors, le travail actuel des historiens est de localiser, de différencier, de particulariser, de puiser à de multiples sources documentaires afin de rompre avec une représentation stéréotypée, uniforme et finalement trompeuse de ce phénomène social singulier. Il leur faut étudier l’univers des ghettos: les acteurs, les institutions, les relations qu’entretiennent avec les institutions juives les autorités locales, le fonctionnement économique et juridique… Le chantier est ouvert.

Cecil Roth (1899-1970) est le premier, parmi les historiens modernes, a avoir pris le ghetto comme objet d’histoire ; et dans son Histoire des Juifs en Italie (1946), il en donne une image qui n’est ni édulcorée ni noircie excessivement. « L’art consommé de l’historien, la clarté de son style, la parfaite ordonnance de son exposé cachent au lecteur qui n’est pas familiarisé avec les sources l’immense labeur dont ce volume est le résultat » note-t-on dans la Revue des Études juives en général peu indulgente pour les ouvrages de vulgarisation dénuées de rigueur et d’exactitude.

 

Cecil Roth das son bureau d’ Oxford /Extrait de la Cecil Roth Collection/ Brotherton Library/Leeds University Library.

 

Roth insiste sur les contraintes matérielles que la relégation a fait peser sur les Juifs qui étaient confinés dans cet espace drastiquement limité. ll décrit les brimades et les menaces permanentes s’exerçant sur des populations qui supportaient avec courage les mesures iniques que l’Église prenait à leur encontre.
Il n’entre pas dans l’analyse détaillée de la Bulle Cum nimis absurdum de Paul IV (1555) qui établit que le ghetto n’aurait qu’une entrée et une sortie ; que les juifs n’y auraient qu’une synagogue ; qu’ils ne pourraient y posséder d’immeubles leur appartenant ; qu’ils porteraient un tenue vestimentaire distinctive ; qu’ils ne pourraient accueillir des Juifs venus d’ailleurs. Mais sans jamais se livrer à une polémique anti-chrétienne, l’historien juif n’exonère nullement l’Église de sa responsabilité dans la politique anti-juive qu’elle a menée continûment.
Pour autant, C. Roth ne verse pas dans un discours victimaire ; car en dépit de tous les obstacles qu’on dressait devant eux, les Juifs ont trouvé, pour adoucir leur sort, le moyen de développer d’efficaces structures d’entraide et d’ingénieux stratagèmes, inspirés par le droit talmudique.
Par dessus-tout, ils ont maintenu au plus haut niveau l’exigence de l’instruction. Et il n’est pas fortuit que la synagogue du Ghetto porte le nom italien de  « Scuola » : l’enseignement pour tous ! Et la communauté se charge de venir en aide à tous les déshérités qui n’ont pas les moyens de s’acquitter de la dépense… Le savoir à tout prix !
Il n’est donc pas étonnant que les Juifs aient pu, malgré les conditions d’isolement auxquelles on a voulu les soumettre, s’ouvrir même à civilisation de la Renaissance italienne et, dans la mesure de leurs moyens, y participer.
Après la disparition définitive de la ségrégation, leur entrée dans la modernité, trop longtemps différée, s’accomplira aisément. Les Juifs des ghettos italiens ne tarderont pas à devenir des Juifs italiens, voire à s’intégrer à la société qui les accueillera, à devenir des Italiens pleinement assimilés. Au moins jusqu’à la Shoah qui n’épargnera pas les mieux italianisés de ces Juifs.

A suivre https://sifriatenou.com/2020/12/30/6697/

Extrait de Cecil Roth, The History of the Jews of Italy, Part VIII : The Age of the Ghetto, Chapter XXIII : Life in the Ghetto, Philadelphia, 1946.

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