Redistribution des cartes dans la région du Golfe sur fond de rivalités entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis

Une grande revue des alliances entre les pays du Golfe est en cours. Pendant les premières années de son accession au pouvoir, le jeune prince héritier, Mohamed Bin Salman, s’est appuyé sur son modèle et mentor des Émirats arabes unis, Mohamed Bin Zayed. Cette amitié quasi filiale semblait indéfectible en dépit des caractères bien affirmés et ombrageux des deux dirigeants.

Carte des membres du Conseil de coopération du Golfe (hors Irak).

Les Émirats qui avaient accepté d’être entraînés dans le conflit sans fin du Yémen pensaient sans doute que cette aventure serait plus brève et moins coûteuse. Ils semblaient y trouver leur compte en lorgnant vers le Sud-Yémen et plus précisément l’île de Socotra. Le conflit s’éternisant, l’enthousiasme d’Abou Dabi s’est érodé au point de retirer ses troupes, laissant le grand voisin seul dans le bourbier yéménite.

Pendant cette période, les Émirats ont réussi à entraîner les Saoudiens dans le boycott du Qatar jugé trop interventionniste dans les affaires de ses voisins et proche de la mouvance frériste/salafiste. Cette brouille, commencée en 2017, s’est achevée le 5 janvier dernier au 41e sommet du CCG (Conseil de coopération du Golfe), qui s’est tenu à Al-Ula en Arabie saoudite, sans faire fléchir Doha. Abou Dabi n’a accepté cette réconciliation que du bout des lèvres et sans enthousiasme aucun.

Le principal point d’achoppement entre Riyad et Abou Dabi est l’économie.

Le prince héritier saoudien admiratif du succès des Émirats a copié son modèle de développement en multipliant les projets économiques visionnaires et pharaoniques annoncés à grand renfort de publicité avançant des chiffres mirobolants. L’Arabie saoudite entend désormais développer son économie de l’après-pétrole et assurer son avenir en adoptant des schémas d’ouverture aux investissements, en faisant une large part au développement touristique et en mettant en valeur des secteurs importants comme celui de la logistique et des transports dans lequel elle entend accéder à la première place dans la région. L’Arabie disposant de deux façades maritimes (le Golfe et la mer Rouge) avec des infrastructures portuaires importantes. Pour se faire, tous les coups sont permis. Riyad a annoncé qu’à partir de 2024, les entreprises qui n’auraient pas leur siège régional en Arabie saoudite ne pourront plus travailler avec le royaume. Cette mesure vise essentiellement les hubs économiques d’Abou Dabi et Dubaï où les principaux bureaux régionaux sont implantés.

Une modernisation de la société à marche forcée

Le développement social allant de pair avec l’économie, l’Arabie saoudite a opéré une transformation spectaculaire, voire une révolution dans son approche des problèmes sociétaux. La place de la femme dans la société saoudienne et dans le tissu économique, même si le chemin est encore très long, est de plus en plus réelle. Les femmes seules peuvent désormais voyager ou se loger à leur guise et exercer des responsabilités qui auraient été impensables il y a seulement quelques années. Reste à convaincre la frange la plus conservatrice de la société saoudienne du bien-fondé de ces évolutions sociétales. Le visiteur de Riyad aujourd’hui serait étonné de voir la transformation opérée en si peu de temps. Le nombre de cafés et de restaurants ouverts où hommes et femmes se côtoient, de salles de spectacles et de cinémas, jusqu’ici interdites, a explosé. Le pays qui avait soigneusement caché son passé antéislamique est fier de mettre en valeur le site de Mada’in Saleh, la cité nabatéenne rivale de Pétra en Jordanie, qui est devenu un atout touristique majeur. Les fouilles archéologiques sont encouragées et le patrimoine historique jusqu’ici scellé est exalté pour souligner la grandeur et l’ancienneté de la civilisation dans ce vaste pays. Le pays entend développer le site de Neom, sur la mer Rouge, projet gigantesque de cité du futur où la technologie et l’écologie occuperont une place de premier plan. Cette cité se veut la vitrine du royaume de demain. C’est dans cette ville que réside la plupart du temps le prince héritier, grand promoteur de ce projet résolument tourné vers l’avenir.

Des divergences de politique étrangère

Sur le plan de la politique étrangère, Riyad semble s’émouvoir du rapprochement prononcé entre Abou Dabi et Jérusalem. Il y a quelques jours, le nouveau ministre des Affaires étrangères israélien, Yaïr Lapid, s’est rendu aux Émirats pour inaugurer l’ambassade d’Israël à Abou Dabi et le Consulat général à Dubaï. Certaines informations font état d’un projet de base militaire israélienne aux Émirats. Les projets de développement conjoints sont nombreux et touchent des secteurs de très haute technologie. Cette rapide normalisation des relations entre les deux pays est jugée trop prématurée à Riyad (qui a résisté aux pressions américaines pour établir des relations avec Israël) et trop oublieuse des droits des Palestiniens (même si Riyad juge sévèrement l’Autorité palestinienne au pouvoir).

La goutte de pétrole qui a fait capoter l’accord OPEP+

Le désaccord entre les deux pays a été rendu public il y a quelques jours (5 juillet). Dans une déclaration, le ministre du Pétrole saoudien, le prince Abdul Aziz Bin Salman a déploré qu’un État membre, sans le nommer, ait fait échouer un accord OPEP Plus à cause de son intransigeance et de sa volonté unilatérale d’augmenter sa production. L’Arabie saoudite s’est heurtée au refus des Émirats arabes unis du schéma de production de l’OPEP+ Russie d’accroître la production mensuelle de 0,4 M de B/j pendant 5 mois pour atteindre 2 M B/j supplémentaires (répartis entre les membres de l’OPEP+). Les Émiriens objectent que le partage n’est pas équitable et qu’il ne tient pas compte de leur niveau réel de production. Ils souhaiteraient augmenter leur production de 0,6 M B/j.

Autre signe de mauvaise humeur saoudienne. Les autorités de Riyad profitant de la crise du Covid et de la recrudescence des cas enregistrés ont saisi cette occasion pour interdire les voyages de leurs ressortissants aux Émirats et l’accès des Émiriens au royaume. L’ambassadeur saoudien à Abou Dabi a été rappelé par le roi Salman pour consultation.

Aussi tendues que puissent être les relations entre les deux pays, il est peu probable qu’elles aillent jusqu’à la rupture. Les deux pays, les plus importants du Golfe, savent qu’ils ne peuvent se payer le luxe d’une brouille tenace et durable et qu’ils doivent faire face à la menace commune de l’Iran. Il s’agit plutôt d’un exercice où chacun se jauge, essaie de contrer les ambitions de l’autre et de privilégier ses propres intérêts.

Une redistribution des cartes au sein du CCG

La nature ayant horreur du vide, on assiste à un réchauffement spectaculaire des relations entre Riyad et Mascate. Contrairement aux relations plutôt froides d’Oman avec les Émirats (conflits territoriaux), Riyad et Mascate ont toujours essayé de préserver des relations cordiales sur le plan personnel entre leurs dirigeants. Cependant, Oman a toujours voulu préserver son indépendance et a veillé à ne pas se faire vassaliser par son puissant voisin. Dans le conflit du Yémen, les Omanais ont voulu conserver leur influence dans la province de Marah, qui jouxte le Dhofar, où vivent de nombreuses tribus transfrontalières. Mascate entend être un interlocuteur utile dans le conflit au Yémen en utilisant au mieux sa capacité de dialoguer avec les Houthis dont elle abrite le porte-parole Mohamed Abdel Salam sur son territoire depuis de nombreuses années.

Il en va de même pour la question iranienne. Mascate a su préserver sa capacité de dialogue avec Téhéran. Même si l’influence d’Oman et sa capacité de peser sont difficilement mesurables, il est certain que le sultanat qui partage avec son voisin l’entrée du détroit d’Hormouz trouve des oreilles attentives en Iran et constitue une carte dans une future négociation dans la région.

Sur Israël, Mascate conserve sa capacité de dialogue avec Tel-Aviv (échange téléphonique entre Sayed Badr el Busaïdi, MAE omanais et son homologue israélien Yaïr Lapid en juin) sans établir de liens formels avec Israël et en réaffirmant la centralité des droits des Palestiniens. Le ministre omanais des Affaires étrangères, Sayed Badr el Busaïdi, vient de réaffirmer dans une interview au quotidien saoudien Al Shaq al Awsat qu’Oman ne serait pas le troisième pays du Golfe à nouer des relations avec Israël.

La visite du sultan Haytham Bin Tarek à Neom, le 11 juillet, la première effectuée à l’étranger depuis son accession au trône en janvier 2020, aura été l’occasion de renforcer ce nouvel axe en mettant en place de nombreux projets économiques (ce dont le sultanat a grand besoin[1]). Un Conseil de coordination a été créé. Il servira de cadre de référence aux nombreux accords et projets qui devraient voir le jour. Dans sa visite qualifiée d’historique, le sultan était accompagné d’une dizaine de ministres parmi les plus importants : de la Défense en la personne du prince Shehab Bin Tarek, le propre frère du sultan[2], mais aussi les ministres de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure (le très puissant Général No’mani), des Affaires étrangères. La délégation omanaise comprenait également trois ministres de la sphère économique comme le commerce et l’industrie, les communications, les investissements. Le faste déployé pour cette visite démontre l’importance qui lui est accordée par les deux pays.

Une bonne coopération entre les deux pays permettrait à l’Arabie saoudite d’avoir un accès direct à l’océan Indien pour exporter son pétrole sans passer par la mer Rouge ou le Golfe qui sont des zones de conflit. La route de 600 km qui traverse le Rub’Al Khali et qui relie l’Arabie saoudite à Oman permettra dès la fin de cette année des échanges directs et rapides entre les deux pays et pénalisera les Émirats dont le transit passait jusqu’ici par son territoire. Cette route achevée il y a deux ans n’avait pas encore été mise en service. De nombreux projets dans le domaine de la logistique et des infrastructures devraient voir le jour. Ce qui donnerait de l’oxygène à l’économie omanaise.

Le duo saoudien – émirien qui a dominé le Golfe durant la dernière décennie semble laisser la place à d’autres alliances et à l’émergence de rivalités économiques dont l’issue n’est pas encore définie.

Tribune 15 juillet 2021 Par Jean-Paul Ghoneim www.iris-france.org

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[1] Fin mai, le sultanat a été le théâtre de plusieurs rassemblements importants dans plusieurs villes pour réclamer des emplois. Les jeunes omanais ne pouvant accéder au marché de l’emploi.

[2] Shehab Bin Tarek, un ancien amiral qualifié de conservateur entretient des liens privilégiés avec les Saoudiens.

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