Albert Bensoussan

Après une lecture de Job :

Exil en chambre

Depuis si longtemps confiné…

Se toucher à l’intérieur de soi, s’assurer des prises, des appuis, des tenants. Vérifier l’aplomb de la pierre angulaire, la rosh pinah ראש־פינה du psaume 118 qui signale la tête ou le cerveau de toute édification, la cheville de toute entreprise. La pierre la plus sacrée car elle contient la force de la divinité : ‘ozi vezimrat Yah vayhi-li lishou’ah  « La force et la gloire de Yah ont été pour moi le salut ». C’est même dans ce psaume qu’on trouve l’appel au secours divin : Mine-hametsar qarati Yah ’aneni « Du fond de ma détresse j’ai appelé Hachem : il m’a répondu », qui sera repris dans la plainte de Jonas au fond du gouffre (appelé Dag Gadol, grand poisson) : Qarati mitsarah li el adon-aï veya’aneni « j’ai imploré dans ma détresse Hachem et il m’a répondu ».

Et au bout du psaume, il y a la promesse de la pierre d’angle, premier pas vers la reconstruction : « la pierre qu’ont dédaignée les bâtisseurs evène maassou habonim אבן־מאסו־הבונים  est devenue la pierre angulaire hayeta lerosh pinah היתה־לראש־פנה ». Et c’est pourquoi, au large de Safed, fut édifié par les premiers sionistes en 1878 le village de Rosh Pina en Haute Galilée, première pierre du futur État d’Israël.

 

Vieille rue de Rosh Pina

Nous qui sommes reclus en terre d’ailleurs – ‘houts laarets −, quand retrouverons-nous la voie des Kabbalistes de Safed, le chemin d’Israël ?

Car lorsque les murs sont nus et que la main glisse sur nulle aspérité, effacées les arêtes, annulés les crampons, malgré le figement ou grâce à l’inertie, la chute est certaine. Et la dépossession de soi. Je n’est plus en il. Plus d’en soi pour le moi. Par ici la sortie, mais il n’est pas de porte. Pourtant je suis – il est – dehors. Je est sorti du il. Un seul mot pour le dire : exil / ex il, Galout  גלות .

Le confinement fait de nous des êtres déconstruits.

La question – l’injonction − est celle des retrouvailles, de la reconstruction. L’unique mortier, la confiance, autrement dit la foi en lendemain. Que le jour finisse et que le jour recommence, quand Bérénice est lue à l’envers. Bérénice, Βερενίκη, Berenikê en grec, signifie « qui porte la victoire ». Alors, sortirons-nous victorieux du virus ?

Quand le doute fait de la résistance : « Je pourrais faire de bonnes choses, mais je me demande toujours à quoi bon », Flaubert parle ici, et le nerf de la défaite a pour nom démobilisation. Plus tard Cioran le dira, le rasoir à la main et ouvrant sa radio au matin, et puis soudain, sous l’afflux des nouvelles du monde : à quoi bon s’écurer ? Et Ariel Toledano, livrant ses Réflexions talmudiques par temps d’épidémie (éditions In Press, 2020) nous met en garde : « L’accès à l’information est aujourd’hui une source d’images exclusivement anxiogènes ».

Job, quand la lèpre le démange, le dit plus crument : « Périsse le jour Yovad yom  יאבד־יום où je suis né ! » En fait, yovad signifie seulement « que soit perdu », et ne renvoie pas à l’idée de destruction que contient le concept d’atteinte à la vie, mais à la perte, à la privation, et donc à la vanité de toute chose. De là ces expressions désespérées : À quoi bon vivre ? C’est ça la vie ? Et pourquoi faire ma toilette et me raser, répète Cioran, si le monde est en voie de périssement ? de pourrissement. Néanmoins on ne donnera pas satisfaction au désespoir. En aucun cas, nulle apologie de jours trucidés, התאבדות suicide hitabdout, sur une racine qui dit la mise en retrait et la séparation.

Sachons rester soudés. Nous raccrocher à l’espoir.

Aussi vaut-il mieux choyer le désespoir, déplaisir ou mal-être, dans cet exil entre quatre murs, en coquille de solitude, dans la camisole de force du moi pris aux rets. Faire retour au tréfonds du dedans. Et s’il est vrai que, dans l’accumulation des plaies qui accablent Job, on a coutume de dire « pauvre comme Job », il peut y avoir aussi – et c’est même une obligation aujourd’hui −  une certaine jouissance au rien, voire un appétit de dénuement. Paradoxe sublime : la dépossession vous remplit. Flaubert, que ses crises comitiales avaient détaché de la mondanité, pouvait s’écrier dans son vertige épileptique : « Je me sens riche au sein du dénuement le plus absolu ». Nous sommes ici au-delà de la pensée de l’Ecclésiaste / Qohélet qui ne revendique qu’un constat amer : « tout est vanité et pâture du vent » Hakol havel our’out roua’h. Mais si l’on sait naviguer vent debout, malgré le frêle esquif au sein d’eaux amniotiques, ce même flot qui submerge Jonas bilbab yamim, « dans le cœur des eaux », mesurant et défiant le vertige du retour, du rejet sur la plage, alors se perdra l’appel du néant. S’abolira le naufrage. En définitive, il s’agit toujours d’esquiver la mort. Et de rester vivant.

Any ‘haye  אני־חי  je suis vivant

‘Am Israël ‘haye   עם־ישראל־חי  Le peuple d’Israël est vivant…

Albert Bensoussan

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CLAUDE KAYAT

Merci pour ces paroles de sagesse et d’espoir (l’une n’allant pas sans l’autre) si magnifiquement exprimées, comme toujours.