Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.
Il est l’auteur en 2015 de « Grand angle sur les mafias » et de  » Grand angle sur le terrorisme » aux éditions UPPR (uniquement en version électronique), en 2013 « le crime organisé du Canada à la Terre de feu », en 2012 « les triades, la menace occultée », ces deux ouvrages parus aux éditions du Rocher, en 2007 de « Iran : la prochaine guerre ? » et en 2006 de « Al-Qaida. Les connexions mondiales du terrorisme » aux éditions ellipse, Il a également participé à la rédaction de nombreux ouvrages collectifs dont le dernier « la face cachée des révolutions arabes » est paru chez ellipses en 2012. Il collabore depuis plus de dix ans à la revue RAIDS.

En comparaison avec l’Etat islamique, Al-Qaïda semble se faire beaucoup plus discret ces derniers temps. Il n’en demeure pas moins que l’organisation reste particulièrement active dans de nombreuses régions du monde, envisageant le djihad globalisé sur le long terme à la différence de l’Etat islamique

Atlantico : Ces dernières années, l’Etat islamique a quelques peu éclipsé dans les esprits Al-Qaïda, qui, jusqu’à la montée en puissance de l’EI, passait pour le mouvement djihadiste le plus puissant à travers le monde. Pourtant la situation au Yémen et les multiples attentats en Afrique nous montrent que l’organisation à l’origine du 11 septembre est loin d’appartenir au passé. Comment se porte Al-Qaïda actuellement ?
Alain Rodier : La « nébuleuse » Al-Qaida  » canal historique  » comme j’ai l’habitude de l’appeler pour bien resituer ce mouvement à ses origines, a muté avec le temps sachant s’adapter à l’évolution de la situation et aux revers qu’elle a successivement rencontrés, particulièrement en 2001/2002 avec l’invasion de l’Afghanistan par les forces américaines.
C’est cette remarquable faculté d’adaptation qui a permis à l’hydre de survivre. Certes, nombre de ses cadres ont disparu, soit tués, soit tentant de profiter d’une  » retraite méritée  » car lassés par cette guerre sans fin. Mais ils ont été remplacés par au moins deux nouvelles générations de combattants qui n’ont pas connu le conflit contre les Russes en Afghanistan.
Selon les consignes données par Ben Laden, les activistes ont progressivement étendu leur influence en dehors du berceau natal lové dans la zone AfPak (Afghanistan-Pakistan). Les agents recruteurs (aussi appelés  » coordinateurs  » dans mon livre Al Qaeda, les connexions mondiales du terrorisme, 2006 aux éditions ellipses) ont créé des mouvements locaux en se basant sur des mouvements islamistes radicaux déjà existants. Pour ce faire, les  » coordinateurs  » leur apportaient aide, conseils et financements, la nébuleuse étant encore très riche en particulier grâce au trafic d’opium développé en Afghanistan sans compter l’apport de nombreuses ONG islamiques  » charitables « . Le meilleur exemple a pu être observé en Algérie où le Groupe islamique armé (GIA) est devenu Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) avant de faire ouvertement allégeance à Ben Laden en prenant le nom d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Mais le même phénomène a pu être observé au Yémen avec Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA) (les activistes d’Al-Qaida ont trouvé refuge au Yémen après avoir été chassés d’Arabie-Saoudite), en Somalie avec les Shebabs, en Extrême-Orient avec le Jemaah Islamiyah (JI), dans le Caucase avec l’ « émirat du Caucase  » (qui, malgré l’appellation, ne dépend pas de Daech), et plus récemment avec Al-Qaïda dans le sous-continent indien.

Si Al-Qaïda se fait plus discret que le groupe Etat islamique (Daech), c’est volontairement de manière à ne pas constituer une cible trop évidente pour ses adversaires. Ainsi, lors de toutes les réunions internationales consacrées au terrorisme comme la dernière qui vient de se terminer aux Etats-Unis, seul Daech est cité. Il est d’ailleurs curieux de voir comment Paris, à travers les discours martiaux de ses dirigeants politiques, ne parle que de Daech tandis qu’Al-Qaïda n’est jamais évoqué alors que, sur le terrain, l’armée française est en guerre directe contre AQMI au Sahel. En outre, la police recherche toujours d’éventuels complices des frères Kouachi qui ont menés les assassinats commis en janvier 2015 contre Charlie Hebdo sur ordre d’AQPA, branche d’Al-Qaïda centrale chargée des  » opérations extérieures  » ! Les tueries antisémites et antimilitaristes de Mohammed Merah ne sont pas à attribuer à Daech qui n’existait pas en tant que tel à l’époque, mais plutôt aux taliban pakistanais très proches d’Al-Qaïda. C’est par un de leurs camps installés au Waziristân (zones tribales pakistanaises) que Merah est passé. Il y aurait reçu un entraînement sommaire de maniement des armes à feu. C’est vraisemblablement à ce moment qu’il lui aurait été  » suggéré  » de conduire des actions violentes là où il le pouvait et comme il l’entendait. C’est aussi le cas des frères Kouachi dont l’un au moins s’était rendu au Yémen où il avait été pris en charge par AQPA. Cette manière de procéder qui laisse une totale liberté d’action aux exécutants et qui évite d’avoir à communiquer avec eux quand ils sont de retour à domicile apporte une grande sécurité aux commanditaires et aux activistes. Leurs communications ne peuvent être interceptées par les services de renseignement puisqu’il n’y en n’a pas ! Quoique dans le cas des attentats de janvier 2015, les trois responsables d’AQPA qui s’en étaient publiquement félicités ont été neutralisés peu après par des drones américains… La rumeur court que les services de renseignement français ne seraient pas étrangers à cette affaire !
La relative discrétion adoptée apporte un désagrément à Al-Qaïda : Daech tenant le haut du pavé de la scène médiatique, de nombreux volontaires ont plutôt tendance à rejoindre ce mouvement. Pire encore, des activistes d’Al-Qaïda font souvent défection vers le groupe EI le trouvant plus en  » odeur de victoire « . Pour les dirigeants d’Al-Qaïda qui inscrivent le djihad dans la durée sur plusieurs générations, ce phénomène finira bien par s’inverser quand Daech sera sur le recul. C’est d’ailleurs déjà un peu le cas en Syrie où le Front Al-Nosra, le bras armé d’Al-Qaïda dans ce pays, commence à récupérer quelques membres du groupe EI déçus par les derniers revers rencontrés sur le terrain, par exemple à Palmyre.

Fondé à la fin des années 1990, Al-Qaïda est donc toujours en activité malgré l’élimination de son leader historique, Oussama Ben Laden, en 2011. Le fonctionnement et la stratégie propres à Al-Qaïda rendent-ils ce mouvement plus difficile à éradiquer que l’auto-proclamé Etat islamique ?

La mort d’Oussama Ben Laden a été considérée comme une grande victoire par les Occidentaux en général et les Américains en particulier. Il est vrai que la mise hors d’état de nuire de cet individu a été un succès. Il a d’autant été plus important que l’étude des dossiers trouvés dans sa cache d’Abbottabad a montré qu’il était loin d’être retiré des affaires même s’il ne les dirigeait plus aussi directement. La question que l’on peut se poser est : l’avait-il vraiment fait avant ? A savoir qu’il était plus une autorité morale bénéficiant de moyens financiers importants qu’un chef opérationnel.
En plus du pouvoir de nuisance qui a été éliminé, la mort de Ben Laden a été considérée comme l’exécution du responsable des attentats du 11 septembre : le bras de la justice avait parlé via les commandos des Navy Seals.
Mais la mort du père fondateur d’Al-Qaïda  » canal historique  » ne signifiait en rien la disparition de sa progéniture. Après quelques temps d’incertitude, son successeur naturel a été désigné en la personne du docteur Ayman al-Zawahiri, son  » fidèle second « . En fait, c’est cet Egyptien qui avait toujours eu la charge opérationnelle du mouvement, Ben Laden n’étant effectivement que l’inspirateur suprême. A noter que ni Ben Laden, ni Al-Zawahiri ne sont les dirigeants religieux d’Al-Qaïda. Ils ont reconnu tous deux comme autorité religieuse le chef des taliban afghans, le mollah Omar, puis son successeur, le mollah Mansour. Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Daech, lui, s’est auto-désigné autorité religieuse supérieure de l’ensemble du monde musulman !
Al-Qaïda est plus difficile à éradiquer car il n’apparaît souvent pas directement. Des affiliations restent secrètes. Un exemple connu est celui des shebabs somaliens qui ont attendu quatre année pour en faire état. C’est certainement le cas en Syrie avec certains mouvements de l’opposition  » modérée « . La différence entre un taleb  » présentable  » (avec lequel Kaboul et Islamabad tentent de négocier) et un activiste d’Al-Qaïda est parfois difficile à faire…
L’Etat islamique est une entité bien identifiable, la bannière noire flottant ostensiblement sur ses principaux édifices (pour l’anecdote, il y a plus de drapeaux que d’objectif réels, histoire de servir de leurres aux frappes adverses). Même dans les wilayats (provinces) extérieures comme en Libye ou en Afghanistan, les adeptes du groupe EI se font très visibles de manière à bien  » communiquer « . Cela constitue une aubaine pour tous les services de renseignement. D’ailleurs, une certaine psychose commence à gagner différents responsables de Daech. Ils croient voir des espions partout et ils en exécutent à grand renfort de publicité. C’est généralement mauvais signe pour un mouvement qui livre une guerre qui devrait être clandestine quand la paranoïa s’installe dans ses rangs. Cela veut dire qu’à terme, la bête va se dévorer de l’intérieur. Une tendance actuelle consisterait à adopter la même stratégie du secret en infiltrant d’autres mouvements djihadistes comme dans le Sud-Ouest de la Syrie. Affaire à suivre…

Les buts de guerre à court, moyen et long termes des deux mouvements sont-ils différents ?

Les deux mouvement ont le même objectif à terme : la création d’un califat mondial en utilisant le salafisme-djihadisme comme doctrine. En dehors de l’opposition personnelle et générationnelle existant entre les deux leaders, al-Zawahiri et al-Baghdadi, ils se distinguent par la manière d’y parvenir.
Al-Qaida  » canal historique  » parie sur un pourrissement progressif de la situation dans les pays musulmans qui amènera la prise de pouvoir par des dirigeants qui seront acquis à ses thèses. Pour cela, il convient, tout en jouant un rôle central dans l’action, de s’allier à d’autres forces pour parvenir à ces  » révolutions « .

Ensuite, il conviendra de passer à la conquête des pays impies en utilisant le même stratagème d’infiltration/déstabilisation. Bien-sûr, ce djihad est prévu pour s’étaler sur des dizaines d’années et peut-être même plus. Al-Zawahiri sait qu’il n’en verra pas la fin de son vivant. Il demande donc à ses cadres de faire preuve de patience et de résilience.
Abou Bakr al-Baghdadi qui a remis en cause l’autorité même d’Al-Zawahiri (qu’il considère comme un vieil incapable qui n’a jamais rien réussi) tout en se revendiquant toujours de l’héritage idéologique de Ben Laden, se montre plus pressé. Il a décidé de fonder un califat initial situé à cheval sur la Syrie et l’Irak pour ensuite étendre progressivement son influence à l’extérieur, là aussi en commençant par les pays musulmans. Cette manière de procéder est contraire à ce que prônait Oussama Ben Laden suite à l’échec rencontré en Afghanistan après l’invasion américaine de 2001/2002. Pour lui, créer une entité trop visible créait une cible de choix pour l’adversaire. Comme cela a été évoqué précédemment, c’est ce qui est en train de se passer avec Daech.

Enfin, la grande différence stratégique des deux mouvements est leur attitude vis-à-vis des autres. Autant al-Zawahiri prône l’établissement de relations avec d’autres formations qui ne partagent pas toutes ses idées, autant al-Baghdadi ne tolère que ceux qui lui font allégeance. Il veut être reconnu comme seul et unique leader religieux, politique et militaire ! Enfin, comme son maître à penser Abou Moussab al-Zarqaoui, il voue une haine inextinguible aux chiites qu’il convient, selon lui, de massacrer car ce sont les  » premiers traîtres à l’islam « . Déjà dans les années 2004/2006 al-Zawahiri s’était opposé à al-Zarqaoui sur le même sujet.

Parmi ces buts de guerre, lesquels sont atteints et en voie d’être atteints par chacun des deux mouvements ? En revanche, en l’état actuel des choses, quels sont les buts de guerre que l’Etat islamique et Al-Qaïda ont respectivement peu de chance d’atteindre ?
Pour Daech, la création d’un  » Etat  » est un fait acquis. A savoir que ce mouvement salafiste-djihadiste contrôle environ 40% des territoires syrien et irakien mais cette superficie a tendance à décroître sous le coup des offensives lancées par les armées nationales et les Kurdes présents dans les deux pays. Attention toutefois, malgré les déclarations faites ici ou là, Daech est très loin d’être vaincu militairement sur le front syro-irakien. En réalité, ses troupes manoeuvrent, reculant quand cela est nécessaire pour éviter les pertes inutiles, mais menant de vigoureuses contre-attaques sur des points faibles de l’adversaire.
Le groupe EI doit donc gérer environ huit millions d’âmes. Il a créé des provinces administrées par des gouverneurs qui assurent la gestion de la vie locale : éducation, santé, services publics, maintien de l’ordre, justice, etc. Au niveau plus élevé, la choura (conseil) est un véritable  » gouvernement  » avec des départements qui peuvent être comparés à des ministères. Un seul lui manque, les Affaires étrangères. A l’extérieur du noyau syro-irakien, Daech développe ses wilayas qui mènent le djihad localement. Il remporte actuellement des succès militaires en Libye et en Tunisie voisine, au Sinaï et, dans une moindre mesure, en Afghanistan, au Pakistan, au Bengladesh, au Yémen, au Nigeria et dans la région du lac Tchad, dans le Caucase et en Extrême-Orient où les responsables de deux mouvements lui ont fait allégeance (Jemaah Islmiyah indonésien et le groupe philippin Abou Sayyaf). Toutefois, cette extension qui semble inexorable commence à rencontrer ses limites. Même en Libye, certains groupes, islamiques extrémistes également, ne lui réservent pas le meilleurs accueil comme on a pu le constater à Derna, ville annoncée un peu vite tombée sous le joug du groupe EI. Beaucoup de chefs locaux (Libye, Sahel, Yémen, Indonésie, Afghanistan, etc.) refusent la prééminence d’al-Baghdadi, par exemple l’Algérien Mokhtar Belmokhtar (MBM) qui a réaffirmé à plusieurs reprises son allégeance à Al-Qaïda  » canal historique  » (toutefois, on ne sait pas si MBM est encore vivant). De plus, Daech se heurte à l’opposition des branches locales d’Al-Qaida  » canal historique « .
Ces deux mouvements vont continuer d’exister à court et moyen termes. Ils représentent tous deux une menace prioritaire, particulièrement dans le domaine du terrorisme où Daech a une longueur d’avance. Si leur pouvoir de nuisance est élevé, leur puissance déstabilisatrice pour les Etats semble encore relativement limitée. En effet, quand ces derniers se sentent véritablement en danger (je pense par exemple à la famille royale saoudienne), ils font ce qu’il faut pour neutraliser la menace. Quant au monde non-musulman, il est pour l’instant harcelé en particulier par des actions terroristes, mais pas encore menacé dans son existence même.

Atlantico

 

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