Paul Salmona: «L’histoire des Juifs est un impensé du récit national»

Par Vincent Bordenave

ENTRETIEN- L’archéologie renseigne sur la présence juive en Europe, de l’Antiquité au XXe siècle, et rappelle que celle-ci est inscrite de très longue date dans l’histoire des pays européens.

Paul Salmona dirige le Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris. Il publie avec Philippe Blanchard, archéologue à l’Inrap, et Amélie Sagasser, chercheuse à l’Institut historique allemand à Paris, Archéologie du judaïsme en Europe, aux Éditions du CNRS.

LE FIGARO. – Écrire sur l’archéologie du judaïsme en Europe, est-ce écrire sur l’histoire de l’antisémitisme en Europe?

Paul SALMONA. – Notre ouvrage porte sur la présence des Juifs en Europe et non sur leur
persécution, et l’archéologie nous montre que cette présence est très ancienne. À Ostie, dans le Latium, on a découvert en 2006 une inscription qui permet de connaître le nom de l’évergète – le mécène – de la synagogue antique au Ier siècle de notre ère. En France, la première sépulture juive connue date du IIIe siècle. C’est un sarcophage mis au jour à Arles en 2009, portant l’inscription «Pompeia Iudea» («Pompée la Juive»). Si certaines découvertes documentent des pogroms lors de la peste noire, comme à Colmar en Alsace, à Erfurt en Thuringe ou à Tàrrega en Catalogne, ces événements s’inscrivent néanmoins dans une longue histoire de vie des Juifs parmi les autres populations.

En Europe, la recherche concerne deux mille ans de présence juive, avec parfois des similitudes de l’Antiquité à nos jours, comme cette touchante mosaïque au nom d’Alfred qui, récemment encore, décorait le seuil d’une boutique rue de La loge, à Montpellier. Elle est le seul vestige d’une chapellerie ouverte par Henri Benyoumoff, un Juif originaire d’Ukraine, ainsi nommée en mémoire de son frère Alfred, mort au champ d’honneur en 1915, à l’instar de nombre de Juifs étrangers engagés dans la défense de la France.

Pourquoi l’intérêt pour l’archéologie du judaïsme est-il plus tardif en France qu’ailleurs?

En Espagne et en Allemagne, l’intérêt porté au patrimoine juif est beaucoup plus vif qu’en France. Dans notre pays, la présence juive est une «tache aveugle», l’histoire juive est un impensé du récit national. Ainsi l’on enseigne la révocation de l’édit de Nantes, qui bannit les protestants en 1685, mais pas l’édit de 1394, qui chasse les Juifs du royaume.

Cette méconnaissance peut-elle expliquer les différentes vagues d’antisémitisme?

Pour partie, mais il faut différentier les préjugés antisémites ordinaires, qui relèvent de l’ignorance, et ce qui procède d’un projet politique. Au haut Moyen Âge, le judaïsme a été considéré comme un concurrent par l’Église qui a élaboré très tôt une virulente doctrine antijuive. Ainsi, il faudra attendre 1959 pour que, grâce au travail de Jules Isaac, l’Église abandonne la prière contre «les Juifs perfides», que l’on entend psalmodiée par le pape dans L’Enlèvement, le film de Marco Bellocchio. Au XIXe siècle, l’antisémitisme renouvelle l’antijudaïsme chrétien: la haine raciale s’agrège au préjugé religieux, avec les théories délirantes qui conduiront au génocide.

L’archéologie de la Shoah est-elle une discipline à part?

Les fouilles prouvent la réalité matérielle des crimes de masse que les nazis ont cherché à masquer. En Pologne, dans les camps d’extermination, les archéologues retrouvent les fondations des bâtiments détruits par les bourreaux pour effacer leurs traces. En Allemagne, des prospections pédestres documentent la «culture matérielle» des déportés lors des marches de la mort. En France, les camps d’internement ont été très mal conservés: à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, par exemple, les bâtiments ont été détruits. En revanche, on a retrouvé à Drancy, en 2009, des inscriptions qui sont souvent les derniers témoignages – sinon le seul – des internés avant leur déportation. À Rivesaltes, les latrines bâties en béton sont mieux préservées que les baraques: en les étudiant, on se rend compte de l’abomination des conditions d’hygiène dans le camp.

Les sources historiques témoignent de l’exclusion des Juifs, est-ce que l’archéologie rend compte de leur inclusion?

À Vilnius, en Lituanie, les archéologues fouillent les vestiges de la grande synagogue, pillée par les nazis et rasée par les Soviétiques, qui était l’équivalent d’une cathédrale juive au cœur de la cité. À Rouen, les vestiges de la synagogue médiévale, découverts en 1976, rue aux Juifs, témoignent d’un monument somptuaire, indice d’une communauté prospère et bien intégrée. Jusqu’aux expulsions médiévales, les Juifs participent à la vie de la cité et, bien qu’ils n’aient pas les mêmes droits que ses autres sujets, le roi les protège, quand il ne les persécute pas! Les vestiges archéologiques – synagogues et bains rituels, notamment – montrent leur présence dans des quartiers qui ne sont pas des ghettos, lesquels ne sont instaurés qu’au XVIe siècle en Italie. L’étude de leurs cimetières – à Châteauroux ou à Manosque – démontre que les Juifs avaient la possibilité de respecter des coutumes funéraires très différentes de celles des chrétiens. En France, sur les rares stèles funéraires du haut Moyen Âge, les défunts portent des noms latins, puis l’hébreu s’impose au XIe siècle dans les épitaphes sans que l’on explique complètement ce phénomène. Dans le Comtat Venaissin, sous l’autorité des papes, les Juifs ont été regroupés à la fin du XVIe siècle dans les «carrières», des quartiers fermés la nuit où ils ont pu vivre jusqu’à l’émancipation en 1791. Les carrières ont alors été ouvertes et pour partie détruites au XIXe siècle ; on en étudie aujourd’hui les vestiges, comme à L’Isle-sur-la-Sorgue.

Vous parlez de stèles funéraires, les cimetières sont pourtant très durs à étudier, car invisibles…

En effet, après les expulsions, les cimetières ont disparu du paysage, car les stèles ont été vendues par la couronne comme matériaux de construction, mais les tombes demeurent dans le sol. Dans la France médiévale, les sources évoquent quelque
140 cimetières juifs, mais seuls cinq ou six ont été fouillés, notamment par l’Institut national de recherches archéologiques préventives, car leurs emplacements sont perdus. Aux marges du royaume, à la fin du Moyen Âge, des communautés juives subsistent en Alsace, ou se reconstituent au XVIe siècle en Lorraine et sur la côte aquitaine. Elles acquièrent des terrains pour inhumer leurs morts et leurs cimetières ont parfois été en usage jusqu’à nos jours, comme à Carpentras, dans le Comtat, ou à Rosenwiller, en Alsace. À La Bastide-Clairence, au Pays basque, la nécropole d’une petite communauté de Juifs originaires d’Espagne a été explorée dans les années 1960. La première tombe date de 1620 et les défunts ont des prénoms chrétiens jusqu’en 1659. Après cette date, tous les prénoms sont hébraïques. Ces convertis avaient été admis en France par Henri II, qui autorisait l’installation des «nouveaux chrétiens». L’archéologie montre qu’ils ont pu assumer leur judéité à partir du début du XVIIe siècle. Étudier et mettre en valeur ce patrimoine est essentiel. Il rappelle que les Juifs sont inscrits de très longue date dans l’histoire des nations européennes, contrairement aux représentations communes qui en font parfois des «hors-sol», des exilés ou des boucs émissaires.

Par Vincent Bordenave

JForum.fr avec www.lefigaro.fr

Interview de Paul Salmona. Les juifs, une tache aveugle dans le récit national - Tribune Juive

 

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