Comment comprendre Pessa’h à partir de la notion de liberté ? Qu’est-ce que signifie être libre pour la Thora ?

Par le Rabbin Raphaël SADIN
A l’occasion du don de la Thora, surgit un paradoxe : d’un côté, la Thora enseigne qu’on ne saurait être libre en dehors de la Thora. Mais d’un autre côté, le don de la Thora lui-même se réalise à travers une violence qui nie toute liberté. Puisque, lorsque D.ieu donne la Thora à son peuple, Il se saisit du Mont Sinaï, le place au-dessus de la tête du peuple juif, et déclare : « Ou vous acceptez la Thora ou vous mourrez tous ».

L’essence du choix

Or, le Maharal de Prague explique que si la Thora devait être donnée de cette manière, c’est parce qu’elle est d’une absolue nécessité. En effet, s’il on avait pu choisir d’avoir ou de ne pas avoir la Thora, cela aurait signifié qu’il est tout à fait possible de vivre sans elle, que le monde est possible sans Thora. Inversement, dire que la Thora est nécessaire, c’est affirmer en quoi elle n’est pas une religion. C’est reconnaître que la Thora existe avant même la création du monde, comme il est enseigné : « D.ieu a regardé dans la Thora et a crée le monde ». L’être répond à une orientation première inscrite de toute éternité dans la Thora. Dire au contraire qu’il est possible de choisir la Thora, cela reviendrait à poser que ce qui est absolument premier, c’est la liberté. Or, c’est le contraire qui est vrai. Car, avant même la liberté, il y a la responsabilité de répondre au sens de la création. L’obligation que nous avons de découvrir le sens de la création constitue un impératif qui concerne l’univers entier, mais aussi chacun d’entre nous. Nous avons été créés pour quelque chose.

Dans cette optique, la liberté est un moyen pour nous permettre de découvrir quelque chose qui, tout en étant plus ancien que soi, relève pourtant de l’identité humaine. La Thora a toujours été là. De même qu’Adam possédait la Thora, elle est enseignée dans sa totalité à l’enfant alors qu’il se trouve encore dans le ventre de sa mère. Avraham Avinou a découvert la Thora en regardant le monde.

La Thora n’est pas juste un texte tombé du ciel. Elle est la structure même de l’être, son sens le plus intime

Ce que nous appelons le don de la Thora, c’est en réalité le message de D.ieu présent dans les choses elles-mêmes. Si D.ieu a regardé la Thora pour construire le monde, cela signifie que la Thora est intrinsèque au monde. Le Gaon de Vilna par exemple était capable de voir dans les choses ou dans les êtres, les lettres du passage de la Thora correspondant à leur racine première. La Thora n’est pas juste un texte tombé du ciel. Elle est la structure même de l’être, son sens le plus intime.

Si l’on pense vraiment que le monde possède une signification avant même d’exister, que la vie de chacun d’entre nous répond à une finalité avant même le fait d’exister, cela signifie donc que nous sommes attendus, que l’on attend de nous quelque chose. A l’opposé donc de Jean-Paul Sartre qui affirmait que « l’existence précède l’essence », la Thora enseigne : l’essence précède l’existence, et tout le travail de l’existence consiste précisément à révéler le sens profond de mon essence. Le monde, pour elle, n’est pas neutre. Il n’attend pas que l’homme, en existant, lui confère une signification qu’il n’avait pas. En un mot : elle ne pose pas l’existence de la liberté comme ce qui est premier. La majorité des gens pourtant vivent l’insignifiance d’un monde dont l’homme expérimente le sens qu’il lui a lui-même donné. Or, cette manière de voir est en grande partie stérile, puisque le sens de la vie est ici déterminé par le hasard des événements. Rien n’y est essentiel. Tout est livré aux vicissitudes de l’existence.

L’origine de la pensée

Les textes de notre tradition enseignent que les seuls êtres qui pensent vraiment sont ceux qui existent. En ce sens, seuls les hommes existent, non pas les choses ou les animaux. Car exister, cela signifie littéralement s’arracher de sa condition. Or, seul l’homme détient cette capacité. Certes, certains animaux possèdent une forme d’intelligibilité, mais cette intelligence ne se donne pas à travers des concepts. L’animal n’a pas la liberté de créer de nouvelles idées. Il ne peut penser ce qui n’est pas.

Comprendre d’où provient cet arrachement, c’est saisir en quoi la pensée est une conséquence du spirituel, en quoi elle découle du fait que l’homme a accès à D.ieu. Le miracle de la pensée est synonyme d’un arrachement à la matière, il désigne la haute dimension spirituelle de l’homme. Il ne suffit pas de dire que la vertu de la pensée consiste à hisser l’être humain à des conclusions philosophiques dont le contenu spirituel importe peu. Une telle affirmation ne rend pas compte de l’originalité fondatrice de la pensée.

On ne pense pas parce qu’on est un être de spiritualité, mais on est un être de spiritualité parce qu’on pense. Au fondement se trouve la spiritualité.

Pour la Thora, dire que l’homme est susceptible de penser, c’est reconnaître en quoi il a rencontré D.ieu. C’est comprendre en quoi cette rencontre entre le fini et l’infini est révélatrice d’un choc ayant provoqué une fissure au cœur même de l’identité humaine. C’est affirmer que cette fissure produit une ouverture sur l’infini qui engendre la pensée. En ce sens, l’existence serait le lieu du miracle de la pensée. On ne pense pas parce qu’on est un être de spiritualité, mais on est un être de spiritualité parce qu’on pense. Au fondement se trouve la spiritualité.

C’est la raison pour laquelle le peuple juif ne pouvait choisir la Thora. Car le choix correspond à un acte intellectuel. Or, l’acte intellectuel de choisir étant déjà lui-même la conséquence de la spiritualité, on comprend en quoi il serait absurde de dire que la conséquence puisse choisir sa cause. La Thora a donc été donnée de force. Non pas parce que le choix serait indésirable, mais parce qu’il est impossible.

Le don

La faculté de pensée procède du fait que l’homme est en contact avec l’infini. De même, toutes les grandes mitsvot sont précédées pas l’obligation de donner. Quand on est capable de donner quelque chose, on ouvre en soi un espace qui n’est pas soi et qui va permettre non seulement à D.ieu, mais aussi à l’autre, de se révéler. C’est à cela que l’on reconnaît un véritable « baal ‘héssed », un véritable être charitable. La générosité authentique consiste en effet à donner à l’autre la possibilité d’exister, à lui offrir une place. Tout acte de ‘héssed devrait être précédé par cette question : est-ce qu’à travers ce don l’autre va exister grâce à lui, ou contraire risque-t-il d’être anéanti par ce geste ? Certaines personnes font du ‘héssed toute la journée, alors qu’en vérité, parce qu’elles sont davantage soucieuses de la place qui les attend dans le monde futur, elles instrumentalisent celui qui est censé bénéficier de leur générosité.

Ouverture sur l’infini du sein du fini qui fait éclater les bornes de l’ego et qui m’ouvre à la Révélation de la transcendance, il est dit du juste (le tsadik) qu’il se découvre en abandonnant son ego

Nous disons que le fini rencontre l’infini quand, du sein même de notre finitude, nous sommes susceptibles de libérer en nous une place qui n’est pas nous-mêmes, et à travers laquelle ce qui nous dépasse et nous transcende va pouvoir s’exprimer. Le grand secret du judaïsme, c’est cet espace libre que je laisse advenir au sein de ma subjectivité afin de devenir le lieu même de la Révélation divine. La place offerte à l’autre permet à la Révélation de se dévoiler au plus profond de mon intimité. Ouverture sur l’infini du sein du fini qui fait éclater les bornes de l’ego et qui m’ouvre à la Révélation de la transcendance, il est dit du juste (le tsadik) qu’il se découvre en abandonnant son ego.

Qu’est-ce qui est premier, la matière ou la forme ?

La pensée scientifique établit que toute chose provient de la matière à partir de laquelle l’évolution se poursuit. Du minéral à l’animal ; du règne animal au singe ; du singe à l’homme ; puis, de l’homme à la spiritualité, l’homme étant le seul parmi les vivants à penser D.ieu. Une architecture de la nature qui irait de la matière vers l’idée.
Mais la Thora dit explicitement le contraire : D.ieu a d’abord créé la forme séparée – la pure spiritualité – à partir de laquelle Il crée la matière dont le but sera d’incarner cette idée.

Or, l’hypothèse que la matière est première ouvre la porte à nombre d’opinions qui prennent pour point d’appui l’histoire de la matière elle-même.

Inversement, soutenir qu’avant toute pensée, il existe une signification première, la « liberté de penser » consiste alors soit à découvrir et à dévoiler ce domaine du sensé, soit à l’oublier.

Et tel le sens profond de la fête de Pessah : s’arracher de ce mode du penser qui pose la matière comme ce qui est premier, afin de s’élever à un monde où l’idée est première. Car, en définitive, la vraie liberté consiste à réaliser ce pour quoi nous avons été créés, ou au contraire à le refuser.

Une autre conception de la liberté

Lorsque les Dix Paroles furent gravées sur les Tables, il est dit : « ‘harout al aLou’hot ». Et la Michna des Pirké Avot d’enseigner : « Ne lis pas ‘harout (gravé), mais ‘hérout (liberté) ».

Il convient pourtant de s’interroger : où se trouve la liberté dans l’impératif : « Tu ne tueras point », « Tu ne voleras point », etc. ?

La liberté, explique le Maharal, consiste à être soi-même. A vivre son essence. Or, les Dix Paroles, et toutes les mitsvot qui en découlent, nous offrent la liberté en ce sens qu’elles nous permettent d’être nous-mêmes.

Nombreux sont ceux en effet qui considèrent que les mitsvot sont des impératifs divins qui s’imposent, pour ainsi dire, de l’extérieur. Or, c’est le contraire qui est vrai : chaque mitsva correspond, selon la Guemara, à un membre précis du corps. Elles sont l’épanouissement le plus profond de notre intimité. Au point qu’être libre, c’est précisément accomplir les mitsvot dont le pouvoir est de dévoiler notre essence première. Chaque mitsva révèle l’une de nos potentialités. Par exemple, l’interdiction de tuer est respectée, non pas parce qu’on nous aurait ordonné de ne pas tuer, mais parce que ce commandement constitue une partie intrinsèque de nous-mêmes. Parce que tuer un homme innocent, en réalité, c’est se détruire soi-même.

Pour le juste accompli (le tsadik gamour), ce qui est évident au niveau du meurtre, l’est pour toutes les mitsvot. Un tsadik ne peut pas vivre sans chabbat.

Or, le vrai bonheur, c’est d’être à la fois soi-même et vivre son identité en accord avec sa dimension d’absolu, d’infini. Il est intéressant de noter que, pour le Gaon de Vilna, l’intimité du soi s’exprime à travers la dimension du roua’h (littéralement : le souffle, et plus particulièrement : la parole). Pour cette raison, la meilleure façon de connaître quelqu’un, c’est d’être attentif à la manière dont il parle.

Une autre conception du temps

Comprendre l’antériorité de la forme sur la matière implique par ailleurs que nous repensions notre rapport au temps. Le concept de zman (le temps en hébreu) possède une étymologie extraordinaire. Il répond au terme de zamin qui signifie inviter.

Se tenir au sein d’un système qui pose l’existence de la matière comme première revient à vivre une temporalité prédominée par le passé. C’est toujours l’avant, ce qui est antérieur, qui fixe les conditions futures de l’architecture du présent. Et l’on comprend pourquoi les grandes civilisations de l’Histoire ont été détruites : il suffisait en effet que les causes de leur existence disparaissent pour que s’écroule tout l’édifice.

Inversement, vivre en accord avec la Thora, la préexistence de la forme sur la matière, c’est comprendre que la temporalité est toujours elle-même le prétexte à une convocation. C’est le temps qui nous invite. Pour cette raison, le peuple juif est indestructible. Car le centre de gravité de sa temporalité, c’est précisément ce qui n’est pas encore advenu. L’attente. La Révélation. En vivant la temporalité présente comme un appel du futur, du fait même que ce futur est un « pas-encore-apparu », on ne peut jamais mourir.

La matsa

La matsa doit être un aliment qui ne doit pas avoir gonflé. Un pain qui gonfle est un pain qui obéit au processus naturel de la fermentation, c’est-à-dire qui précisément obéit au temps. Or, à Pessa’h, justement nous devons court-circuiter le temps.

Le Maharal enseigne à cet égard que la matsa doit être pure, qu’elle ne doit posséder rien d’autre que sa propre essence : de la farine et de l’eau. La matsa en effet symbolise cette forme pure, séparée du processus matériel.

Lorsqu’à Pessa’h, nous mangeons de la matsa, nous réveillons en nous ce lien qui relie le peuple juif à la primauté de l’essence, à l’a priori de la forme séparée.

Accomplir le rituel de Pessa’h, c’est justement vivre au fond de nous-mêmes la liberté qui nous habite

L’un des dialogues de la Aggada met ainsi en scène le fils rebelle (le racha) qui s’interroge : « Que faites-vous ? Voilà trois mille ans que nous sommes sortis d’Egypte, et vous, vous continuez à commémorer cet évènement que nous avons depuis si longtemps intégré ! N’est-il pas temps de passer à autre chose ?! »
Ce à quoi, nous lui répondons : « C’est précisément pour cela que nous sommes sortis d’Egypte ! »

Le racha croit que la fête de Pessa’h commémore la sortie d’Egypte, la spiritualisation de cet épisode historique désormais institutionnalisé. Or, c’est le contraire qui est vrai : si nous sommes sortis d’Egypte, c’est parce que D.ieu ne voulait pas que notre Torah s’exprime sous le mode de l’abstraction. Il voulait au contraire donner une assise historique réelle à l’idée même de liberté. La sortie d’Egypte n’est qu’une conséquence de l’idée première. Elle est donc toujours actuelle. Car accomplir le rituel de Pessa’h, c’est justement vivre au fond de nous-mêmes la liberté qui nous habite.

Et si le séder de Pessa’h doit s’accomplir par le moyen de la parole, ce n’est pas un hasard. La Guémara nous dit en effet que la parole est le lieu même de la liberté. Que la parole est libératrice.

Et pour cause : étant la rencontre entre ce qui relève de la pure spiritualité et le monde physique, la parole est l’organe par excellence où le fini et l’infini se retrouvent. Car, comme nous l’avons vu, je ne deviens moi-même que lorsque je suis capable de m’arracher à la finitude de mon ego. Or, la parole est toujours double. D’une part, elle indique quelque chose. Et d’autre part, elle révèle toujours beaucoup plus que ce qu’elle profère. Comme le dit Borges : « Piètre est l’écrivain qui a mis dans son œuvre que ce qu’il voulait y mettre ». Une parole inspirée est une parole qui porte plus que ce qu’elle dit.

Rav Raphaël Sadin

Les cours du Rav Sadin sont disponibles sur le site www.koltora.com Article original

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