Les contre-pouvoirs d’hier sont devenus les vraies puissances d’aujourd’hui. Journalistes et juges sur-jouent leur fragilité, mais ce sont eux qui font peur et ce sont les hommes politiques qui sautent.
WikiLeaks révèle que, selon l’ambassade américaine, nombre de journalistes français « se voient plutôt comme des intellectuels, préférant analyser les événements et influencer les lecteurs plutôt que de rapporter les faits ». A l’opposé de leurs devanciers des temps héroïques, qui enquêtaient sur le terrain et révélaient des faits, maints journalistes français livreraient des interprétations et cacheraient certains faits. En témoigne la disparition des cris du cœur des conquérants de la démocratie qui aimaient à dire « c’est un fait, c’est indéniable », ou encore « vive la liberté de pensée et de parole ! ».

Les médias français récusent cette analyse au nom de l’éthique de la presse. Une américanisation de la vie politique, moi vivant jamais ! Fi de ces tabloïds infâmes ! Ce n’est pourtant pas le sujet. Dans l’affaire Strauss-Kahn, la question soulevée par le New York Times, le Guardian ou l’International Herald Tribune est distincte du débat sur la divulgation ou pas de la vie privée des hommes publics. Elle concerne une éventuelle rétention d’information.

L’équilibre entre droit de savoir et respect de la vie privée n’est pas en cause. Ce dont il est question, c’est d’une forme d’indulgence des élites entre elles, qui les soustrairait au devoir de rendre des comptes. La question est : DSK avait-il déjà eu des conduites inappropriées « couvertes » par le milieu médiatique ? Les journalistes se défaussent aujourd’hui en décrétant qu’il ne s’agissait que de rumeurs. Mais ce distinguo est fragile, beaucoup d’informations se situant entre vagues rumeurs et preuves formelles, dans une zone grise où l’on se fie à l’intime conviction. Des journalistes ont verrouillé le débat en décrétant que les penchants sexuels de DSK ne regardaient que lui. Or, non seulement ce n’est pas la question, mais même cette question devrait pouvoir être abordée.

Au passage remarquez-le, en société surgit automatiquement la formule rituelle « on s’en fiche, il fait bien ce qu’il veut ». Cette indifférence obligatoire traduit une gène et une volonté de changer de sujet au plus vite, afin d’afficher sa tolérance et de ne pas risquer de passer, si peu que ce soit, pour un moraliste rétrograde. Or, à y bien réfléchir, on devrait être parfaitement libre, dans un pays libre, de trouver dommage, ou stupide, ou déplaisant, ou ce qu’on voudra d’autre, qu’un homme public ne soit pas exemplaire alors qu’il est lié par contrat moral à des électeurs.

Une indépendance à géométrie variable

En critiquant un « code du silence », déjà à l’œuvre avec Mitterrand, puis avec son neveu, ou avec Battisti et Cie, le New York Times vise les mœurs « maffieuses » de l’intelligentsia française. Ce que l’historien des idées Tony Judt décrit comme un milieu intellectuel français où règne un système de « Camorra » qui a ses « saints ». En DSK, bien des journalistes français ont commencé par défendre l’ex-universitaire, le prof d’éco à Villetaneuse, le membre du bureau politique du parti socialiste, la conscience morale de gauche et la caution morale des inconditionnels de la mondialisation.

Que n’aurait-on entendu si le procureur en charge du dossier DSK n’avait pas été notoirement proche du parti démocrate ? Il aurait été présenté comme un puritain réactionnaire. A défaut, l’affaire a tout de même été politisée en dénigrant le système judiciaire américain et en décriant l’élection de leurs juges. Mais en France, l’indépendance est à géométrie variable. Ceux qui déploraient jadis la justice de classe sont devenus d’ardents défenseurs de notre magistrature. Ils portent au pinacle le folklore du juge d’instruction à la française comme un gage de vitalité démocratique.

Les contre-pouvoirs d’hier sont devenus les vraies puissances d’aujourd’hui. Journalistes et juges sur-jouent leur fragilité, mais ce sont eux qui font peur et ce sont les hommes politiques qui sautent. Juges et journalistes invoquent leur indépendance mais cherchent souvent à influencer l’opinion. La judiciarisation ne place pas les citoyens sur un pied d’égalité. Elle bénéficie d’abord aux puissants, qui en profitent pour accentuer leur avantage comparatif. Juges et journalistes s’érigent parfois en juge et partie de leur propre cause et discréditent les limites qu’ils rencontrent (le suffrage universel, la souveraineté nationale, la raison d’Etat, le contrôle démocratique, la démocratie directe). Ces limites sont à sauvegarder pour contrebalancer les contre-pouvoirs devenus surpuissants. Afin que, selon le précepte de Montesquieu, le pouvoir arrête le pouvoir.

Marc Crapez

Le Cercle.Les Echos.fr

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