Le syndrome K, la fausse maladie qui a sauvé une centaine de juifs italiens en 1943

Crampes, convulsions, tétanie, démence, paralysie et asphyxie… Face à la gravité des symptômes décrits, les nazis ont vite fait de s’éloigner de l’hôpital de l’île Tibérine. Ils se sont pourtant totalement fait entuber.

Pour enrayer la maladie, on commence par le commencement: l'isolement. Tous les patients sont mis à l'écart dans deux vastes salles fermées au monde extérieur. | Kaitlyn Jade via Pexels

Pour enrayer la maladie, on commence par le commencement: l’isolement. Tous les patients sont mis à l’écart dans deux vastes salles fermées au monde extérieur. | Kaitlyn Jade via Pexels

 

Qui dit épidémie, dit patient zéro. En 1943, la première victime du syndrome K est venue se réfugier là, dans le vieil hôpital qui occupe une bonne partie de cette bande de terre que les visiteurs de la vieille capitale italienne connaissent bien. En marchant le long du fleuve, impossible de rater l’île Tibérine, qui s’étire dans Rome depuis ses origines, lorsque les premiers habitants du Latium décidèrent d’en faire le cœur de la cité. Un choix logique, d’ailleurs: il était plus facile de bâtir deux petits ponts de chaque côté de l’île que de s’échiner à en construire un seul plus long ailleurs.

Le hasard veut que le lieu ait été associé aux épidémies bien avant l’époque mussolinienne. Au IIIe siècle avant notre ère, alors qu’une énième peste ravage les rues de Rome, c’est ainsi l’insula tiberina qu’on choisit pour élever un temple à Esculape, le dieu romain de la médecine.

La tradition a survécu à la fin de l’Empire romain et l’île a continué de servir de sanctuaire médical au cours des siècles. En 1585, c’est encore là que les frères de Saint-Jean-de-Dieu, ou frères hospitaliers, choisirent de s’installer pour fonder le toujours actif Ospedale San Giovanni Calibita Fatebenefratelli –tout ça, oui.

Pendant plusieurs siècles, les moines médecins y remplirent la mission qu’ils s’étaient fixés: soulager les souffrances de leurs contemporains en général et des victimes des grandes épidémies en particulier –la vraie spécialité des soignants de l’hôpital Fatebenefratelli. Ce travail s’est poursuivi de génération en génération jusqu’au milieu de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la sainte mission des frères hospitaliers a pris un tour inattendu.

En 1585, c’est sur l’île Tibérine que les frères de Saint-Jean-de-Dieu, ou frères hospitaliers, choisirent de s’installer pour fonder le toujours actif Ospedale San Giovanni Calibita Fatebenefratelli. | Dguendel via Wikimedia Commons

Rome, automne 1943: la vita è pas trop trop bella

Modernisé dans les grandes largeurs au début des années 1930, l’hôpital est alors dirigé par Giovanni Borromeo, vétéran de la Grande Guerre et professeur de médecine renommé. Depuis la nomination de Benito Mussolini à la tête du pays en 1922, le praticien s’est toujours tenu à distance du pouvoir, au point de refuser deux propositions, certes séduisantes mais conditionnées à son adhésion au parti fasciste.

Ce choix courageux, qui aurait pu briser une carrière, l’amène à prendre la tête de l’hôpital de l’île Tibérine en 1934, pour l’excellente raison que l’établissement se moque comme d’une guigne, ou presque, du pouvoir mussolinien: établissement catholique, l’Ospitale Fatebenefratelli appartient à l’ordre espagnol des frères hospitaliers. Autrement dit, ce statut quasi extraterritorial lui permet de s’affranchir largement de la tutelle fasciste.

Jusqu’en 1943, Giovanni Borromeo poursuit son travail aussi normalement qu’il le peut en plein conflit mondial. En septembre pourtant, tout change: débarqués en Italie du Sud, les Alliés ont rapidement fait reculer l’armée italienne, ce qui déclenche l’intervention de la Wehrmacht dans tout le nord de la péninsule, Rome comprise. Depuis Berlin, le Reich prend le contrôle ce qui reste de l’Italie fasciste.

Benito Mussolini, dirigeant fantoche de la République de Salo, ne gère plus grand-chose dans une Botte coupée en deux. À Rome, c’est l’officier SS Herbert Kappler qui contrôle la ville dans les faits, sous l’autorité militaire plus lointaine du général Albert Kesselring.

Pour les juifs italiens, c’est une catastrophe. Alors qu’ils bénéficiaient jusque-là d’une relative tranquillité en dépit des lois antisémites de 1938, les voilà dans le collimateur de l’un des artisans de la Solution finale. En Pologne comme en Belgique, ses deux postes précédents, le chef de la Gestapo romaine a déjà ordonné une série de rafles et organisé les premiers convois vers les camps de concentration. Dès septembre 1943, il se lance dans une politique identique à Rome. Après avoir rançonné la communauté juive de la ville, largement concentrée dans le ghetto, il ordonne, le 15 octobre, la rafle de 1.259 juifs italiens, pour la plupart envoyés à Auschwitz. Seuls 16 en reviendront.

Crampes, convulsions, tétanie, démence, paralysie et asphyxie

Dans ce contexte soudain irrespirable, l’hôpital Fatebenefratelli continue de tourner comme si de rien n’était, à deux pas du ghetto dont ne le sépare que le ponte Fabricio. À leur décharge, les équipes de Giovanni Borromeo ont d’autres soucis: depuis le 16 octobre, leurs services doivent prendre en charge un flux de patients sévèrement touchés par une maladie que les médecins ne parviennent pas à diagnostiquer.

Les symptômes sont pourtant graves: crampes, convulsions, tétanie, démence, paralysie… Pour les plus atteints, la fin passe par une lente et insupportable asphyxie qui rappelle beaucoup celle des tuberculeux. Le nom provisoire que donne Giovanni Borromeo à la maladie inconnue qu’il affronte –le syndrome K– est d’ailleurs une référence directe au bacille de Koch, responsable de la tuberculose. Plus inquiétant encore: alors que cette dernière est plutôt moins contagieuse que la grippe ou la rougeole, le K le semble nettement plus.

L’île est une cocotte-minute dont l’épidémie peut s’échapper à tout moment, explique posément Giovanni Borromeo aux officiers SS.

Pour enrayer la maladie, on commence par le commencement: l’isolement. Tous les patients sont mis à l’écart dans deux vastes salles fermées au monde extérieur, l’une réservée aux femmes et aux enfants, l’autre aux hommes. Le but est de créer une bulle sanitaire sur l’île Tibérine, en priant pour que le syndrome K ne se répande pas davantage au cœur de l’une des plus grandes villes d’Europe. Ce qui n’est pas gagné: large d’à peine soixante mètres et séparée du reste de la capitale italienne par deux petits ponts, l’île fait rapidement figure de bombe sale.

Elle est une cocotte-minute dont l’épidémie peut s’échapper à tout moment, explique posément le professeur Giovanni Borromeo aux officiers SS venus exiger des explications avec leur légendaire amabilité. Les malades, précise le directeur, présentent les signes d’une dégénérescence neurologique brutale, des convulsions, une démence et sont aussi victimes de crises de paralysie qui les condamnent à la mort en quelques jours, voire quelques heures –on se croirait revenu aux heures les plus sombres du choléra. Pire encore: des médecins et des infirmiers de l’hôpital sont également touchés, contaminés par leurs patients.

Les Allemands, pourtant accompagnés de l’un de leurs médecins, ne se font guère prier pour tourner les talons, saisis comme tout un chacun d’une sainte pétoche face à la perspective d’attraper pareille saloperie. Hors de question d’aller jeter ne serait-ce qu’un œil derrière les grandes portes hermétiquement closes, au travers desquelles on entend clairement des toux déchirantes. On ne fait pas plus prudent, à ceci près que les champions de l’élite aryenne viennent de se faire entuber en beauté. Le morbo di K n’existe pas.

La nuit qui a tout changé

Évidemment impossible à déployer sans la complicité de la plus grande partie du personnel soignant, l’une des opérations d’enfumage les plus originales de la Seconde Guerre mondiale est pourtant née dans l’urgence dans la nuit du 15 au 16 octobre, lorsque les juifs rescapés de la rafle ordonnée par Herbert Kappler ont désespérément cherché un moyen d’échapper aux soldats allemands.

Certains ont alors eu l’idée de se tourner vers l’un des médecins de l’hôpital, Vittorio Sacerdoti, un praticien juif que les frères hospitaliers protégeaient depuis longtemps déjà, après l’avoir recruté sous une fausse identité. Vittorio Sacerdoti se rapproche alors de Giovanni Borromeo, qui n’hésite guère. La magnifique fiction de l’épidémie mortelle et mystérieuse, née cette nuit-là, se concrétise immédiatement.

L’historien australien de l’holocauste Paul R. Bartrop estime qu’une bonne centaine de personnes furent sauvées en huit mois.

Le 16 octobre et les jours suivants, les équipes de l’hôpital accueillent plusieurs dizaines de compatriotes juifs, qui n’ont pas l’ombre d’un rhume, avant de les «soigner» à l’écart, tandis que le médecin chef et ses confrères s’ingéniaient à dresser une liste de symptômes tous plus effrayants les uns que les autres pour détourner les soupçons nazis. «Les nazis se sont barrés comme des lapins», s’amusait encore Vittorio Sacerdoti dans une interview donnée à la BBC en 2004.

Un maquis médical

Une fois le pli pris, difficile de freiner. Tandis que le syndrome K continue de tenir la police militaire allemande à distance, tout l’hôpital Fatebenefratelli se transforme en mini-maquis urbain. On y installe une radio dans les sous-sols pour entrer en contact avec les partisans républicains et le commandement allié qui grignotait petit à petit la partie de l’Italie encore contrôlée par les Allemands, au prix de durs combats.

Chaque jour, un nombre toujours plus grand de soi-disant malades sont admis à l’hôpital au milieu des vrais patients, au nez et à la barbe d’autorités allemandes qui ne sont pourtant pas tombées de la dernière pluie. Chaque nouvelle admission ne fait d’ailleurs que démontrer que l’épidémie gagne du terrain.

Juifs italiens, opposants politiques… Peu importe: sur les documents administratifs figure immanquablement la mention «syndrome K». Sur les faux certificats de décès qu’on établit lorsqu’on trouve un moyen d’exfiltrer les réfugiés, le motif est toujours le même: «morbo di K». Un nom que l’on doit à l’un des médecins impliqués dans l’histoire, le docteur et résistant antifasciste Adriano Ossicini.

«L’indication “syndrome K” sur les dossiers des patients permettaient d’indiquer que la personne n’était pas du tout malade, mais juive. Le syndrome K était une manière de dire “J’admets un juif”, comme s’il s’agissait d’un malade alors qu’ils étaient tous en bonne santé», expliquait encore le docteur Ossicini en 2016, à 96 ans bien sonnés. Le choix de la lettre K, d’ailleurs, ne doit rien au hasard: elle évoque le bacille de Koch, mais aussi le nom de Kappler, le sinistre chef de la gestapo romaine. Un autre genre de vilain microbe.

Combien de faux malades furent ainsi épargnés? Impossible de le savoir précisément, mais l’historien australien de l’holocauste Paul R. Bartrop estime qu’une bonne centaine de personnes furent sauvées en huit mois, d’octobre 1943 à la libération de Rome, les 4 et 5 juin 1944. Une centaine de vies épargnées grâce à une ruse improvisée en quelques heures par une poignée de médecins et de religieux qui n’avaient pas leur courage dans la poche.

Mort en 1961, Giovanni Borromeo a été reconnu «Juste parmi les nations» en 2004 par le mémorial de Yad Vashem, chargé entre autres de saluer la mémoire de ceux qui, non juifs, contribuèrent à sauver des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En juin 2016, c’est l’hôpital Fatebenefratelli en tant que tel qui s’est vu décerner le titre de «Maison de vie» par la Raoul Wallenberg Foundation, qui rend hommage aux actes héroïques accomplis pendant la guerre. Bref: si jamais ça devait tourner au vilain dans les années qui viennent, vous saurez où vous faire soigner.

JForum avec Jean-Christophe Piot — Édité par Natacha Zimmermann www.slate.fr

 

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