Pour le sociologue Mathieu Bock-Côté, la fragilisation des grands repères historiques pousse les peuples à la révolte. Interview.

Le Point.fr : On a l’impression que l’un des grands enjeux des élections françaises, primaire de la droite, puis élection présidentielle, est le rapport à l’insécurité identitaire, le sentiment d’une partie de la population d’être dépossédée culturellement…

Mathieu Bock-Côté : Très certainement. Lorsque le débat politique touche les fondements mêmes de la cité, il redevient existentiel. La fragilisation des grands repères historiques et anthropologiques pousse les peuples à la révolte. C’est une des grandes peurs de notre époque : devenir étranger chez soi. De la même manière, sur le plan anthropologique, on sent que nous entrons dans un monde où tout est possible, surtout le pire. L’homme est à la recherche de repères, de cadres stables assurant une certaine permanence de la nation, et ce sont ces cadres que les élites médiatico-économiques ont tendance à refuser ou même à diaboliser en les assimilant au repli sur soi.

Évidemment, ceux qui ont l’avantage de pouvoir profiter du nomadisme mondialisé avec son idéal de mobilité maximale n’éprouvent pas ces inquiétudes. La France moisie : la vieille formule de Philippe Sollers a bien défini, il y a près de vingt ans, le rapport trouble de notre temps à ce qu’on pourrait appeler le besoin d’ancrage et d’enracinement. La politique contemporaine est rechargée sur le plan existentiel lorsqu’elle pose directement la question de la survie et de l’avenir des nations, et, plus largement, de la survie et de l’avenir de la civilisation occidentale. Elle touche alors certaines aspirations vitales. Autour de la crise de la mondialisation, la politique reconnecte avec les passions humaines.

Évidemment, ceux qui ont l’avantage de pouvoir profiter du nomadisme mondialisé avec son idéal de mobilité maximale n’éprouvent pas ces inquiétudes. La France moisie : la vieille formule de Philippe Sollers a bien défini, il y a près de vingt ans, le rapport trouble de notre temps à ce qu’on pourrait appeler le besoin d’ancrage et d’enracinement. La politique contemporaine est rechargée sur le plan existentiel lorsqu’elle pose directement la question de la survie et de l’avenir des nations, et, plus largement, de la survie et de l’avenir de la civilisation occidentale. Elle touche alors certaines aspirations vitales. Autour de la crise de la mondialisation, la politique reconnecte avec les passions humaines.

Ces angoisses sont aussi d’autant plus présentes qu’elles sont souvent disqualifiées. Certains discours traduisent ces angoisses dans le langage de la phobie : islamophobie, xénophobie, etc. Un immense mépris inonde la vie publique. On pousse au refoulement des angoisses identitaires, on construit les codes de la respectabilité médiatique contre elles. Conséquence de cela, lorsqu’une figure politique surgit et mise sur un discours transgressif réhabilitant ces angoisses méprisées, elle dispose d’une sympathie spontanée chez ceux qui les éprouvent et les ressentent. Cette transgression, en quelque sorte, devient politiquement payante. Elle n’enferme plus dans les marges, elle libère une puissante énergie politique. Nicolas Sarkozy avait misé sur elle en 2007, et Donald Trump vient de miser sur elle en 2016.

Donc, la victoire de Trump est due à sa capacité à s’emparer dans ses discours de cette inquiétude identitaire ?

Oui, en partie. Sa candidature a pris de l’ampleur le jour où il s’est emparé de la question de l’immigration et lorsqu’il a bâti un discours fondé sur un double protectionnisme, identitaire et économique. Ce qu’il y a de dramatique dans cela, c’est que le personnage lui-même est un démagogue inquiétant, qui peut dire une chose et son contraire, et qui incarne de manière caricaturale une forme de vulgarité américaine. C’est un personnage brutal, un aventurier mégalomane. Milliardaire, et pour cela, dans l’imaginaire américain, homme de succès, il a néanmoins joué la carte antisystème. Il a crédibilisé auprès du grand nombre les thématiques dont il s’est emparé.

La victoire de Trump réside aussi dans le fait de s’être emparé du Parti républicain malgré les réticences de ses figures dominantes. Ceux qui multiplient les comparaisons entre Donald Trump et Marine Le Pen devraient garder cela à l’esprit. Trump n’a pas conduit un parti contre lequel était dressé un cordon sanitaire, mais un des deux grands pôles de la vie politique américaine. Autrement dit, il tenait son discours antisystème de l’intérieur même du système politique américain, et sa stratégie populiste était portée par un grand parti à qui on reconnaît le droit à l’exercice du pouvoir. Il va sans dire que le Front national n’est pas du tout dans cette position.

Il n’en demeure pas moins que Trump a bouleversé le GOP [Grand Old Party, NDLR] en s’appropriant un discours et des préoccupations marginalisées par son establishment depuis près d’une vingtaine d’années. Le programme de Trump ne sort pas de nulle part, c’était, auparavant, celui de Pat Buchanan, stratège républicain avec Nixon et Reagan et commentateur politique vedette, qui, de la fin des années 1980 à la fin des années 1990, a incarné le populisme conservateur au sein du GOP. C’est avec Buchanan qu’une certaine droite est passée du conservatisme moral et religieux à un populisme nationaliste principalement préoccupé par la mondialisation et l’immigration massive – elle n’a pas renié le premier pour le second, mais son centre de gravité idéologique s’était peu à peu déplacé autour de la question nationale.

Cette vision du monde, le Parti républicain n’en voulait pas vraiment. Dominé idéologiquement par le logiciel néoconservateur, qui faisait reposer la grandeur de l’Amérique sur sa capacité à mener des guerres impériales au nom de la démocratie et qui réduisait son identité à une forme d’universalisme démocratique valable pour l’ensemble du genre humain, il a chassé ceux qui ne se reconnaissaient pas dans son programme. Quoi qu’on en pense, en posant la question de l’immigration clandestine massive, Trump a cherché à réhabiliter la dimension historique et culturelle de la nation américaine, et cela correspondait manifestement à un désir populaire.

Pour préserver sa culture, il faut connaître l’histoire… Ces angoisses, le recours des populations occidentales aux populismes, tout cela n’est-il pas lié à la perte de repères historiques de nos responsables politiques ?

Tout à fait, le propre de l’histoire, c’est de toucher à la part existentielle du politique en répondant au désir de l’homme de s’inscrire dans le temps, dans une grande aventure collective. Quand le politique se contente d’un langage gestionnaire, il ne s’adresse qu’à l’individu consommateur. Il pousse à un rabougrissement de la citoyenneté. En 2007, on l’a vu, c’est en s’appropriant le langage de l’histoire que Nicolas Sarkozy est parvenu à incarner une forme de franche rupture avec la classe politique. Contre la néantisation du temps, qui condamne les hommes à flotter dans un présent perpétuel, une conception historique de la politique donne à l’homme une véritable emprise sur son destin. Votre question vise juste : lorsque l’homme politique ne connaît sa société qu’à travers une accumulation infinie de statistiques et d’articles de journaux plus ou moins orientés, il ne la connaît pas. Il ne la sent pas. Il ne sait pas sur quels mythes jouer pour mobiliser ses concitoyens, pour les rattacher à la patrie.

Parmi les candidats à la primaire de la droite, Nicolas Sarkozy, dont Patrick Buisson et d’autres ont raillé le manque de culture notamment historique, se réfère pourtant sans cesse à l’histoire de France…

Nicolas Sarkozy a joué la carte de l’histoire en 2007. Cela lui a réussi. Il le fait encore. En citant Jeanne d’Arc, Napoléon, le général de Gaulle et les autres, Sarkozy cherche à se hisser à leur hauteur en se présentant non seulement comme celui qui hérite de l’histoire de France, mais comme celui qui la poursuit. Le problème, c’est qu’en 2016 ils sont moins nombreux à croire à la sincérité de sa conversion à un patriotisme historique. Et il n’y a rien de pire, pour un homme politique, que de ne pas être cru. Mais ne l’enterrons pas rapidement. Paradoxalement, Alain Juppé a une culture historique beaucoup plus vaste, mais semble habité par une vision plus présentiste. On le sent très certainement préoccupé par l’état de la société française, mais est-il habité par le destin historique de la nation française ?

Pensez-vous que Marine Le Pen qui cite sans cesse Jeanne d’Arc a compris cela ?

Marine Le Pen a hérité de l’étendard identitaire, mais elle semble aujourd’hui vouloir le troquer pour celui d’une démondialisation d’abord économique. Mais cela dit, elle aussi, en parlant le langage de l’histoire, entend se présenter comme celle qui peut le mieux poursuivre le destin de la France – dans son cas, elle nous dira qu’elle est la seule à pouvoir le poursuivre. La figure de Jeanne d’Arc est aussi singulière : c’est celle qui sauve son pays quand les importants n’y croient plus et sont prêts à le vendre, et qui a une définition sacrificielle de son engagement. On devine qu’elle veut s’approprier une telle figure, qui, d’ailleurs, est sortie du ghetto frontiste depuis plusieurs années déjà.

La laïcité fait partie des valeurs républicaines, mais le catholicisme fait partie de la culture française. Est-ce qu’il n’y a pas aujourd’hui une difficulté à assumer et à faire fonctionner ensemble ces deux héritages ?

Il me semble que l’esprit public ne croit pas contradictoires l’affirmation de la laïcité et le ressourcement dans un certain catholicisme culturel. La laïcité est parvenue à refouler le catholicisme hors de la vie publique, en le reléguant dans l’arrière-scène de l’espace public. Mais le catholicisme demeure un référent identitaire fondamental pour ceux qui tiennent à inscrire la nation dans l’histoire longue, et qui, sans renoncer à la grandeur de 1789, ne veulent pas faire commencer l’histoire de France avec la Révolution.

C’est une question politique : il devient possible d’assumer un héritage catholique culturel comme ressource identitaire, pour nommer une autre partie de l’histoire de France, une France qui ne se limiterait pas aux valeurs de la République sans pour autant les remplacer. Le débat sur les crèches en est l’expression, on se tourne vers le catholicisme pour dire que la France ne se limite pas aux valeurs de la seule République et qu’elle a un être historique encore plus profond, irréductible aux seules catégories de la modernité. Rappeler l’importance des racines catholiques de la France, c’est rappeler que la France est millénaire et qu’elle doit assumer toute son histoire, sans la mutiler.

Nous sommes ici au cœur d’un paradoxe : même s’il a une vocation universelle, le catholicisme devient le symbole d’un certain particularisme français. Il teinte d’une telle manière l’histoire nationale que tous doivent se l’approprier à la manière d’un patrimoine collectif, que l’on soit croyant ou non. Cela devient le symbole d’un certain particularisme français, devant l’islam. Si toutes les convictions sont égales devant la loi, toutes les mémoires religieuses ne sont pas égales devant la mémoire nationale.

Si la catho-laïcité semble une contradiction conceptuelle, elle représente probablement une synthèse identitaire assumée par plusieurs.

Plusieurs responsables politiques en France affirment aujourd’hui qu’il y a un problème lié à l’islam. À quoi cela est-il dû, selon vous ?

Un multiculturalisme agressif a semé la pagaille partout en Occident. Il inverse le devoir d’intégration : Pour le sociologue Mathieu Bock-Côté, la fragilisation des grands repères historiques pousse les peuples à la révolte. Interview.

en répétant que nous sommes tous des immigrants, ce qui revient à transformer la nation historique en communauté parmi d’autres, à laquelle on ne devrait pas reconnaître de privilèges particuliers. Un pays n’est plus un pays : c’est un terrain vague mondialisé où toutes les cultures et toutes les religions peuvent cohabiter au nom du culte de la diversité. Cela revient à abolir la profondeur historique de chaque pays.

C’est dans ce contexte qu’un certain islam cause problème, dans la mesure où il veut s’imposer à ses propres conditions dans l’espace public français, et cela, en misant sur une forme d’exhibitionnisme identitaire. La prolifération des signes religieux ostentatoires en témoigne. Faut-il ajouter que l’islam incarne, dans l’imaginaire occidental, la civilisation antagonique et rivale, et il ne suffira pas, aujourd’hui, de dissoudre cette mémoire dans une forme de pédagogie diversitaire pour réconcilier les cultures dans une vision commune de l’humanité. L’islam révèle l’impensé identitaire français.

 

Interview.Propos recueillis par

Modifié le – Publié le | Le Point.fr

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