François Fillon et Alain Juppé/© Eric Feferberg Source: Reuters
Dans le troisième entretien télévisé qu’il a accordé à Michel Droit, directeur du Figaro Littéraire, pendant la campagne présidentielle de 1965, le général Charles de Gaulle s’est livré à une sortie contre «le régime des partis» qui était aussi drôle que parlante.

Haussant les épaules et faisant ce geste expansif des deux bras qui était sa marque de fabrique, il a fait une comparaison entre la bonne femme au foyer et la France (à 07:00 minutes dans la vidéo, mais tout l’entretien est exquis, tellement le général brillait par sa facilité de parole) :

«Il y a, pour ce qui est de la France, ce qui se passe dans une maison. La maîtresse de maison, la ménagère, elle veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver, et même, si c’est possible, qu’on ait une auto. Ça, c’est le mouvement. Et en même temps, elle ne veut pas que son mari s’en aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit. Ça, c’est l’ordre. La ménagère veut le progrès mais elle ne veut pas la pagaille. Et ça c’est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille. Or le régime des partis, c’est la pagaille

Rejetant tous les gouvernements à chaque élection, la France chancèle de droite à gauche, et puis de gauche à droite, et ceci depuis quarante ans

Depuis sa disparition, aucun homme politique français n’a su conjuguer, comme De Gaulle le faisait, la grandeur et la familiarité. Sa comparaison était brillante car elle parlait directement aux gens, et avec humour, comme peu de politiciens après ont su le faire. La grandeur qu’affectait François Mitterrand était en réalité l’arrogance et, comme ses successeurs, il communiquait peu ou pas du tout un sentiment de proximité avec peuple.

Tout au long de cet entretien, De Gaulle insiste sur la «catastrophe nationale» que serait un retour au régime des partis. Pourtant, ayant laissé derrière lui un grand vide qu’aucun successeur n’a su remplir, le retour des partis contre lequel il mettait les Français en garde a bien eu lieu. Le régime des partis est de retour. Ce sont les partis aujourd’hui qui se sont emparés de la République, comme le montre l’institution néo-américaine des primaires.

Les primaires représentent doublement le régime des partis. D’abord parce que l’électorat est divisé entre la «droite et la gauche», une division que le général de Gaulle n’a jamais accepté: «La France, c’est tout à la fois. C’est tous les Français. C’est pas la gauche, la France, c’est pas la droite, la France.» 

Il ne faut pas balayer cyniquement ces propos du général de Gaulle comme les élucubrations d’un homme vaniteux qui se considérait l’incarnation de son pays. Au contraire, l’histoire politique de la France depuis l’effacement de son héritage montre combien il avait raison : aucun gouvernement depuis 1978 n’a réussi à se faire réélire, avec la seule exception de celle de 2007 où la majorité sortante a été réélue car il y avait un nouveau président de la République qui se profilait comme un nouveau balai. La France ne trouve pas son équilibre dans un schéma de division droite-gauche ; rejetant systématiquement tous les gouvernements à chaque élection, elle chancèle, telle un ivrogne, de droite à gauche, et puis de gauche à droite, et ceci depuis quarante ans. La défaite plus que probable, en 2017, de la gauche élue en 2012 ne fait que prouver cette règle.

Loin de résoudre l’instabilité et la division, les primaires les aggravent en faisant éclater «la droite» et «la gauche» en subdivisions absurdes

Cette instabilité politique rappelle celle, légendaire, des troisième et quatrième républiques ; elle distingue la France de ses voisins allemand et britannique où le cycle de l’alternance politique est beaucoup plus long: gouvernement conservateur au Royaume-Uni de 1979 à 1997 (18 ans) et travailliste de 1997 à 2010 (13 ans) ; gouvernement chrétien-démocrate en Allemagne de 1982 à 1998 (16 ans) et social-démocrate de 1998 à 2005 (7 ans). Dans tous ces cas, la longue durée des cycles électoraux est la conséquence d’un chef qui a su s’imposer (Thatcher, Kohl, Blair, Schroeder). Les hommes politiques français, en revanche, restent certes très longtemps sur la scène publique, Alain Juppé ayant été, par exemple, premier ministre il y a vingt ans. Mais leur longévité n’est en réalité que celle de l’écume sur les vagues qui les portent et qui les emportent.

Loin de résoudre cette instabilité et cette division, les primaires, et c’est le second point, les aggravent en faisant éclater «la droite» et «la gauche» en subdivisions absurdes. Qui connaît l’histoire de la droite française sait qu’elle est traditionnellement répartie, au moins selon René Rémond, en trois courants – légitimiste, bonapartiste, orléaniste. De cette division historique ne restent aujourd’hui que des divisions négligeables entre «courants», vaguement identifiés à telle ou telle option politique mais en réalité unis par l’opportunisme. Les partis s’étant emparés de l’Etat, une carrière politique se construit en se pliant aux exigences de la vie politicienne dans l’espoir de pouvoir, en cas de victoire de son camp, décrocher un des très nombreux postes étatiques contrôlés par ledit parti.

La politique, ce n’est plus la rencontre d’un homme avec le peuple mais, au contraire, une lutte de personnalités qui partagent à peu près les mêmes valeurs, c’est à dire aucune

Certes, il peut y avoir des hommes de conviction en politique. Mais ils sont minoritaires et, souvent, comme le cas de Jean-François Poisson le montre, désavoué par l’électorat qui préfère voter pour un gagnant que de soutenir un marginal. Une élection ressemble de plus en plus à un match de foot. Certains commentateurs, tels Guillaume Bernard qui parle de mouvement dextrogyre, ou Patrick Buisson, qui parle de révolution conservatrice, voient dans la victoire de François Fillon la preuve de la droitisation de la politique française. Prennent-ils leurs désirs pour la réalité ? François Fillon, qui a passé toute sa vie professionnelle dans les coulisses du pouvoir, a été pendant cinq ans le premier ministre de celui, Nicolas Sarkozy, dont il dénonce aujourd’hui le bilan et la trahison. Ou bien il n’a pas été fidèle à lui-même quand il était à Matignon, ou bien il ne l’est pas maintenant. 

De toute manière, comme le montre le triste précédent d’Alexis Tsipras en Grèce, tout politicien qui proclame son attachement à l’Union européenne et à l’euro, comme le fait François Fillon, ne peut en aucun cas faire sauter le système. Il ne peut pas incarner une rupture radicale avec le passé si il s’engage à en respecter les principes fondamentaux. François Fillon a beau se revendiquer de Madame Thatcher, elle ne s’est pas laissée piéger par la monnaie unique qui réduit à néant toute marge de manœuvre des politiciens nationaux. Même un mégalomane hors système comme Donald Trump aura du mal à libérer l’Etat américain des intérêts particuliers qui sont l’establishment à Washington et le complexe militaro-industriel des Etats-Unis.

Les primaires mettent tous ces défauts en évidence. La politique, ce n’est plus la rencontre d’un homme avec le peuple mais, au contraire, une lutte de personnalités qui partagent à peu près les mêmes valeurs, c’est à dire aucune. C’est souvent le choix entre blanc bonnet et bonnet blanc. Malgré tout l’espoir que l’on peut avoir pour tel ou tel candidat, il est salutaire de se souvenir du dicton roumain «schimbarea sefului, bucuria prostului» : le changement de dirigeants fait la joie des imbéciles.

John Laughland

Directeur des Etudes à l’Institut de la Démocratie et de la Coopération (Paris), philosophe et historien. De nationalité britannique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages historiques et géopolitiques traduits en sept langues.

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