Avec Maimonide, notre sujet connaît un tournant significatif puisque l’auteur consacre pas moins de quatorze chapitres à la motivation socio-politique des préceptes dans son œuvre philosophique majeure, Le Guide des égarés.

Cette attitude, déterminée et systématique, tranche par rapport à tout ce qui précède : ni Saadia Gaon, ni Bahyé ibn Pakuda, ni Juda Ha-Lévi, ni même Abraham ibn Ezra ne sont allés aussi loin dans cette voie : Maimonide inaugure un nouveau style : il ne s’agit plus de disséminer ses idées philosophiques ou théologiques dans des commentaires bibliques classiques, mais d’agir autrement : dans le commentaire purement spéculatif, on introduit des versets bibliques.

Maimonide ou Rambam

L’ordre hiérarchique est inversé : on va de la thèse à l’exégèse et non plus de l’exégèse à la thèse. La philosophie n’est plus vraiment la servante de la théologie : plus de rapport ancillaire.

Cette approche a dû être révolutionnaire pour l’époque et n’est pas sans rapport avec l’émergence d’une doctrine kabbalistique dont l’ésotérisme mystique s’opposait à l’ésotérisme intellectualiste de Maimonide.

Les deux phénomènes , l’intellectualisme maimondien triomphant à l’orée du XIIIe siècle avec sa pléthore de penseurs post-maimonidiens, va être contré, en quelque sorte par une puissante vague déferlante mystique, la littérature kabbalistique, inquiète de voir se développer cette abstraction, cette vaporisation (Verflüchtigung) du judaïsme dont le contenu positif (les mitswot) faisait l’objet d’une interprétation allégorique, rejetant son sens littéral.

Par son exégèse symbolique, la Kabbale et son œuvre majeure, le Zohar, ont tenté de freiner cette dynamique.

Mais les questions de la pratique religieuse et de la motivation des préceptes ne doivent pas être détachées du reste du système de notre auteur.

Aux yeux de Maimonide, l’intellect humain connaît des limites qu’il ne saurait dépasser sans risque. Il peut saisir l’essence divine jusqu’à une certaine limite, notamment en scrutant les œuvres de la création.

Un mot de la structure de ce Guide des égarés qui fut pour les juifs, jusqu’à nos jours, la voie d’accès à la spéculation philosophique.

On peut parler d’un passage du Talmud à Aristote. Même un penseur comme Hermann Cohen, consacrera de belles et profondes études à ce qu’il nommait, en bon kantien qu’il était, l’éthique de Maimonide.

Maimonide exploite magistralement un principe érigé par les sages du Talmud, qui s’énonce ainsi : La Tora s’est exprimée dans le langage des hommes…

On peut dire que les cinquante premiers chapitres du tome premier du Guide… est un super commentaire philosophique de ce principe dont le lecteur moyen de la Bible ne mesure pas toujours la portée ni les implications.

D’emblée, Maimonide justifie religieusement le recours à la spéculation et souligne la nécessité de s’écarter du sens obvie lorsque l’on prête à Dieu des anthropomorphismes.

Nul, plus que lui, n’a combattu la corporéité en Dieu. Il juge même que toute la doctrine juive ne vise qu’une chose ; enseigner que Dieu n’est pas un corps, n’a aucun rapport avec la corporéité, en dépit de tant de versets bibliques qui militent en faveur du contraire.

Ce n’est pas le simple fruit du hasard si le chapitre 50 de cette première partie du Guide… nous propose justement, en guise de couronnement de tous ces chapitres sur les homonymes bibliques, une définition très personnelle de la croyance (émouna) que d’aucuns récuseront au motif qu’il s’agit moins de foi que d’opinion, au sens qu’Aristote donne à ce terme : la foi exige que ce que l’on pense dans son cœur (siège de l’intelligence) coïncide en tout point avec les paroles proférées par la bouche…

Mais à ce régime là, il faudrait retoucher la plupart des prières juives que les croyants naïfs ânonnent sans trop comprendre…

A suivre le raisonnement maimonidien, des générations entières de juifs seraient passés à l’éternité sans avoir jamais éprouvé en leur sein une foi parfaite.

C’est bien la raison pour laquelle Maimonide a restreint l’accès à son livre, le réservant exclusivement aux disciples des philosophes ; ceux qui n’ont reçu qu’une formation traditionnelle sont priés de s’éloigner d’une telle œuvre.

Ce qui signifie, dans notre contexte, que la motivation philosophique ou socio-politique des préceptes n’est pas abordable par tout public. Les élites sont concernées, la masse des croyants doit se contenter d’obéir, car, comme le dira plus tard, Moïse de Narbonne, grand commentateur d’Averroès et de Maimonide, la religion est la première éducatrice de l’humanité.

Dans ce même Guide… Maimonide ne s’est pas laborieusement penché sur chaque précepte dans l’intention d’en dévoiler la signification profonde, il a préféré réfléchir sur l’ensemble des commandements positifs et négatifs afin d’en extraire un principe générique appliqué à tous.

Ce principe tient en une phrase : toute l’intention de la Tora vise à extirper l’idolâtrie du cœur des hommes. Maimonide insiste bien sur ce point nodal : quiconque bannit l’idolâtrie de son cœur et de son esprit est considéré comme ayant appliqué toute la Tora.

Mais voilà, cela ne le dispense pas d’accorder un peu d’attention à des pratiques, telles la circoncision, le repos sabbatique, les interdits alimentaires, etc…

Maimonide se penche lui aussi, comme ses prédécesseurs sur l’opposition (surmontable) entre les houkkim (réputés irrationnels) et les mishpatim (intelligibles ou compréhensibles).

Il critique à mots couverts ceux qui donnent des explications détaillées concernant les sacrifices ; par exemple pourquoi c’est le chiffre sept qui connaît le plus d’occurrences, pourquoi on prend un agneau dans certains cas et un bélier dans d’autres.

Pour l’auteur du Guide…, c’est une véritable perte de temps car nous ne saurons jamais la raison exacte de ces choix. Il faut dire dans ce contexte que s’il parle des sacrifices dans son œuvre théologique le Mishné Tora, il ne se prive de les présenter dans son Guide… comme une concession faite à la débilité mentale d’un peuple d’anciens esclaves…

D’où la question que l’on peut se poser concernant la pensée de l’auteur : unité ou dualité ? Et dans ce cas comment qualifier la noétique de cet auteur ?

Rappelons que dans l’introduction à son Guide, qui est un véritable traité de nature théologico-philosophique, Maimonide stipule que la Tora de Dieu poursuit un double objectif : la perfection du corps et la perfection de l’âme, étant entendu que Maimonide accorde une prévalence à la seconde sans rejeter la première.

Heinemann cite un adage talmudique que Maimonide reprend (Sukka fol. 28a) : une grand chose, c’est le texte sur le char divin (la vision d’Ezéchiel, (pour Maimonide la métaphysique), une petite chose, ce sont les discussions d’Abbayé et de Rabba…

N’oublions pas que Maimonide qui dominait tant la littérature talmudique que la spéculation philosophique contemporaine avait écrit ceci : si je pouvais résumer tout le Talmud en un chapitre, je ne le ferais en deux !

Je ne vois pas comment résoudre la différence entre Maimonide décisionnaire et Maimonide philosophe. (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018).

 

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