Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray (Gallimard, édition bilingue)

Par Maurice-Ruben HAYOUN

Voici un classique de la littérature européenne qui fit couler beaucoup d’encre en son temps et valut quelques graves déconvenues à son auteur, sans le contraindre à abandonner ce à quoi il a cru sa vie durant. Certes, nous ne sommes plus dans l’ambiance victorienne dont l’auteur dénonçait les hypocrisies, la double morale et le système social. Ce n’est plus la même époque, et bien que l’homosexualité figure constamment à l’arrière-plan de tout ce qui arrivé aux différents héros, on a appris à y voir aussi autre chose, par exemple la critique des relations humaines, leur dégradation, l’existence d’une ploutocratie et d’une aristocratie oisive, bref une société stratifiée qui n’existe plus nulle part… Et plus, tout en arborant fièrement ses opinions largement iconoclastes, notre homme a tout de même eu recours à un confesseur catholique avant le grand départ pour un un monde meilleur ?
J’ai trouvé le premier chapitre riche d’enseignements et de réflexions dignes dune approche de la philosophie sociale et de l’éthique. On peut citer les longues et intéressantes digressions sur la jeunesse, le temps qui passe, le sort réservé à l’espèce humaine menacée par le vieillissement et l’inévitable dégénérescence qui nous attendent tous, sans exception aucune. C’est un appel vibrant à vivre qui ferait écho à celui lancé par Goethe : et n’oublie pas de vivre !
On a tout dit sur l’œuvre et la personnalité de l’auteur mais il est bon, me semble t-il, de rappeler certaines idées. Par exemple cette souffrance assumée d’être différent des autres, ce que cela coûte, nous coûte, surtout pour une personne comme Oscar Wilde : Mieux vaut ne pas être différent de ses congénères. Ce sont les laids et les sots qui l’emportent en ce monde.
Il y a là une once de fatalisme, la société ne peut pas changer car ses préjugés et ses habitudes sont enracinées dans notre conscience, qu’on le sache ou pas. C’est ainsi. En fait, le combat contre le corps social est voué à l’échec. Qu’on en juge par cette citation ;
S’ils ne connaissent jamais la victoire, du moins, la connaissance de la défaite leur est, elle, épargnée. Ils vivent comme nous devrions tous vivre, insouciants, indifférents, ignorant l’inquiétude Ils n’apportent pas la ruine à autrui et ne la reçoivent pas davantage de mains étrangères. Votre rang et votre fortune… mon intelligence, à sa mesure, mon art, pour ce qu’il vaut, la beauté de Dorian Gray, de ce que les dieux nous ont donné, nous aurons tous à souffrir, à souffrir terriblement.
Les grandes instructions sociales telles que le mariage font l’objet d’une critique corrosive. Pour qui connaît Oscar Wilde, ce n’est pas étonnant : Or, l’un des charmes du mariage réside en ce qu’il fait du mensonge une nécessité vitale pour les deux parties.
La grande question le grand règlement de comptes a lieu ici même concernant le rôle et le statut de la morale, notamment l’éthique sociale. Et sur ce sujet, on lit des déclarations intéressantes, comme ici même : Vous ne dites jamais rien de moral et vous ne faites jamais rien d’immoral. Votre cynisme n’est qu’une pose.
Ce n’est pas vrai car le cynisme ici est plus qu’une pose, c’est un mode penser et même une façon de vivre.
Venons en au titre de l’ouvrage et à sa signification profonde : Tout portrait peint avec sentiment est un portrait de l’artiste, non du modèle.
Par cette phrase, l’auteur émet l’opinion que dans une façon de voir se projette une façon d’être. C’est aussi un aveu concernant la subjectivité propre à chacun, et dont nul ne saurait se défaire. Cependant, quand il parle de la beauté de son modèle, on sent chez Oscar Wilde une violente attirance, y compris physique. On y reviendra dans un instant, qu’on en juge par cette citation qui fait penser à une fatalité, une impossibilité d’échapper à son destin, car la rencontre va chambouler la vie de l’artiste-peintre. Il semble ignorer à quoi il s’expose :
Quand nos regards se croisèrent, je me sentis pâlir. Une étrange sensation de terreur s’empara de moi. Je sus que je me trouvais face à quelqu’un dont la personnalité était en elle-même si fascinante, que si je laissais les choses aller leur cours, elle absorberait tout mon être, toute mon âme et jusqu’à mon art…
C’est la description d’une totale fusion amoureuse, on peut parler d’amour fatal où l’être n’est plus maître de lui-même, tendu dans son entièreté vers un rivage qui n’est pas nécessairement synonyme de bonheur et d’apaisement. C’est plutôt la tornade, la tempête qui va tout emporter sur son passage.
Nos regards se croisèrent à nouveau. Je commis la folle imprudence de demander à Lady Brandon de me présenter à lui…
Mais il est bien plus qu’un modèle ou un sujet : on quitte désormais le terrain de l’art pour sombrer dans celui de l’amour qui nous dépasse. Il existe généralement une distance séparant le sujet de son objet. Mais là, ce n’est plus le cas. Des témoins extérieurs, pourtant présents, livrent leur scepticisme. Avec en sus, une critique à peine voilée ; Ce que vous m’avez exposé est une parfaite histoire d’amour, une histoire d’amour esthétique. L’esthétisme, tel fut le grand reproche fait à Oscar Wilde : ne rien respecter, ne se priver de rien, ne pas tenir compte du regard suspicieux des autres.. Le but de la vie , c’est l’épanouissement. Réaliser notre propre nature à la perfection.
On vit seul ses propres expériences, les autres vivent de l’extérieur ce qui nous étreint sans relâche : Vous ne pouvez pas éprouver ce que j’éprouve… C’est une vraie passion, au sens premier du terme, un véritable combat de titans dont l’issue ne fait guère de doute : on subit irrémissiblement une défaite. Mais sans goûter à son amertume puisque l’être ainsi ravi à lui-même en est fort heureux. L’être ainsi emporté va vivre une passion dont il affectionne le plaisir. Un plaisir qui a un coût.
On trouve aussi des réflexions de nature métaphysique ; l’homme, comme dirait Heidegger est jeté dans un environnement qu’il n’a pas choisi, qu’il ne souhaitait guère, parfois, et où il doit endurer (c’est bien le terme qui convient) son existence. C’est être geworfen (la Geworfenheit), qui est le lot de tout humain. On croirait lire un verset du livre de l’Ecclésiaste qui dit que les plus heureux dei tous ne sont pas les défunts mais bien ceux qui ne sont jamais nés. Quel pessimisme. !
Considérons cette citation, cet extrait déplorant que les jours heureux de l’homme soient désormais comptés par un fatum implacable qui ne fait grâce à personne. Cela pourrait être aussi une réminiscence du poème célèbre de Pierre de Ronsard (Mignonne, allons voir si la rose…) Ce ne sera pas le premier poète à se laisser aller sur la fugacité de l’existence humaine, le Psalmiste l’a clairement devancé qui compare la vie de l’homme à la brève floraison des végétaux ou des fleurs qui, le soir du jour de leur naissance se dessèchent et se rabougrissent… Voici ce qu’écrivit Oscar Wilde sur ce point ; Mais ce que donnent les dieux ils ont tôt fait de le reprendre. Vous ne disposez que de quelques années pour vivre réellement, parfaitement et pleinement. Vivez, vivez la vie merveilleuse qui est en vous.
Je ne peux pas m’arrêter sur chacun des vingt chapitres qui constituent la totalité de ce livre. Je préfère poursuivre dans la même méthode, en relevant les idées philosophiques de l’œuvre. Je pense que les sujets majeurs sont au nombre de deux : les rapports entre l’art et la vie, et les rapports ou la relation entre l’art et la morale. Ce qui revient à se demander ceci : jusqu’où peut-on aller sans provoquer la réaction courroucée du corps social ? Sa devise est littéralement : le but de la vie est de jouir de le beauté en toutes circonstances. C’est tout un programme mais sans poser au moraliste, il faut bien savoir que ce que les dieux nous ont donné ils ont tôt fait de le reprendre, comme je le citais plus haut.
Dans le roman, on trouve aussi un aspect fantastique ou tragique qui rappelle le pacte de Faust (Christopher Marlowe) avec le diable, moyennant une jouvence éternelle ou presque… Et c’est là toute la symbolique du tableau qui est d’une beauté ineffable ; le tableau est soumis aux aléas de l’existence, il peut endurer les outrances du temps qui passe mais le vrai modèle en chair et os ne dépérit pas, le temps n’a aucune prise sur lui… On sent bien que toute cette affaire va mal finir ; et en effet, elle finit mal dans une série de morts violentes et même d’un suicide. Une telle succession de drames abolit les facultés qui séparent le bien du mal. Désormais, cette barrière réputée infranchissable, n’existe plus. D’où, selon moi, l’hécatombe…
Encore deux points qui ont retenu mon attention : la haine des femmes de l’auteur et la présentation peu élogieuse d’un juif, en maints endroits de l’œuvre …
Pour la caricature des femmes, voici le passage : Mon cher enfant, aucune femme n’est un génie, les femmes appartiennent à un sexe ornemental, elles n’ont jamais rien à nous dire, mais le disent avec le plus grand charme. La femme représente le triomphe de la matière sur l’esprit et l’homme le triomphe de l’esprit sur la morale . Ce passage se passe de commentaire tant il est explicite…
Et pour finir, le passage où nous est présenté un juif : Un affreux Juif, arborant le gilet le plus stupéfiant que j’aie jamais vu, se tenait à l’entrée, fumant un cigare exécrable. Ses cheveux retombaient en boucles graisseuses et un diamant énorme étincelait au centre d’une chemise pleine de tâches…
Par delà le stéréotype, on peu renvoyer au poème de Charles Baudelaire parlant d’une juive affreuse… Décidément le monde occidental ne peut jamais se passer de ses juifs. IL ressent à intervalles réguliers le besoin de les présenter sous leurs plus sombres atours.
Comment conclure ? Cette œuvre littéraire, rédigée en 1890/91 a suscité un grand scandale et coûta cher à son auteur, précédé d’un parfum de scandale. Parfois, c’est le prix à payer pour la célébrité, si contestable soit-elle.

Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)

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