Nucléaire, une faillite française : l’arrêt du projet Astrid, « une erreur historique ».

Il aura fallu une guerre aux portes de l’Europe pour que la question de la souveraineté et de l’indépendance énergétique de la France redevienne un sujet prioritaire. Pour que la France cesse enfin d’avoir honte de son modèle nucléaire et annonce il y a un peu plus d’un an la relance de son programme avec la construction d’au moins six nouveaux réacteurs EPR. Il était temps, car la filière française de l’atome sort essorée de décennies de renoncements, revirements, lâchetés politiques et compromis bancals. Comment avons-nous pu en arriver là ?

Des guerres industrielles internes comme celle qui a opposé pendant des années deux géants français, EDF et Areva, expliquent en partie cette déroute. Mais aussi des batailles politiques, géopolitiques, idéologiques et technologiques que les tenants de l’atome perdaient souvent. 

Printemps 2018. La France est encore le pays le plus avancé au monde en matière de réacteurs à neutrons rapides (RNR), des installations capables de puiser dans nos stocks de plutonium et d’uranium appauvri pour fonctionner. Avec Phénix et Superphénix, ses ingénieurs ont démontré que cette technologie fonctionne, et qu’elle peut même être raccordée au réseau. Les équipes du CEA, de Framatome et d’EDF travaillent même depuis 2010 à l’élaboration d’un nouveau réacteur de ce type, un joyau technologique nommé Astrid capable de faire entrer la France dans un nucléaire durable, tout en assurant son approvisionnement en combustible pour des millénaires.

Mais le 28 mars, tout s’écroule. Le programme d’investissements d’avenir piloté par le secrétariat général pour l’investissement (SGPI), sous l’autorité de Matignon, tient une réunion de suivi du projet et stoppe son financement d’un trait de plume. « Les arguments de l’époque ? On a bien assez d’uranium, cette technologie n’est pas prête, on verra bien… Les mêmes discours irresponsables qui ne tiennent pas l’examen et que l’on entend depuis vingt ou trente ans pour procrastiner quant aux recherches sur un nucléaire du futur », se souvient, dépité, un ancien du CEA.

« Sur le coup, on n’a pas compris. Nos alliés japonais non plus d’ailleurs, poursuit un autre. Alors que l’on nous déroulait le tapis rouge, on s’est fait démanteler en six mois. » Pour enfoncer le clou, l’État nomme François Jacq au poste de président du conseil d’administration du CEA avec pour mission de mettre en application le choix du gouvernement. Le début d’une période de désillusion pour les équipes. « Il n’avait pas de vision propre, ni le CV qu’il fallait », confie un spécialiste de l’atome. L’arrivée de Philippe Stohr à la tête de la direction des études nucléaires ne convainc pas plus : « Juste avant, chez Fortum, l’EDF finlandais, il s’occupait de la branche… éoliennes », dénonce un expert.

Dans le milieu scientifique, la blessure reste vive

En quelques mois, la France perd Astrid et arrête les programmes attenants comme la jouvence de Masurca, une maquette conçue pour valider le fonctionnement des cœurs de réacteur à neutrons rapides, ou encore le programme de séparation chimique de l’américium, qui devient un déchet de haute activité à vie longue si l’on ne dispose pas de RNR pour le brûler. « Une erreur historique », peste Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique. Avec la technologie actuelle de réacteurs, nous n’utilisons qu’une fraction infime (moins de 1 %) de l’uranium naturel. En plus, il nous faut l’enrichir. Ces opérations génèrent des quantités importantes de matières énergétiques qui deviennent des déchets. Par ailleurs, nous n’avons au mieux qu’un siècle de ressources en uranium devant nous, en supposant que le parc mondial n’évolue pas, ce qui n’est pas réaliste. « Avec les RNR, en revanche, nous possédons déjà sur notre sol du combustible pour plusieurs milliers d’années, sous forme de plutonium ou d’uranium appauvri », estime Claire Kerboul, consultante en physique nucléaire et ancienne chercheuse au CEA. Grâce à cette technologie, plus besoin de recourir à des importations d’uranium ou d’effectuer des allers-retours de matière radioactive entre les installations d’enrichissement de Tricastin et celles de retraitement de La Hague. Par ailleurs, le RNR ne produit pas de déchets de haute activité à vie longue, contrairement aux technologies actuelles. Avec lui, le volume de Cigeo, prévu pour stocker en profondeur nos déchets les plus problématiques, pourrait être divisé par dix !

Pourquoi donc se priver d’un tel atout ? Dans le milieu scientifique, la blessure reste vive, cinq ans plus tard. « Plusieurs rapports insistaient sur la nécessité de passer aux RNR, rappelle Yves Bréchet. Le principal, qui doit faire environ 200 pages, a été déposé sur le bureau de Benoît Ribadeau-Dumas et Alexis Kohler, les numéros 2 de Matignon et de l’Elysée à l’époque. Les politiques ne peuvent donc pas dire qu’ils ne savaient pas. » Mais il faut croire que les adversaires des RNR sont nombreux, souligne l’ancien haut-commissaire : « Il y a ceux qui veulent économiser, ceux qui veulent caresser le gouvernement dans le sens du poil… et puis toute la filière du retraitement, qui ne peut que prospérer dans la situation actuelle. »

Remettre la France sur le bon chemin prendra du temps

Pour Joël Guidez, ancien patron de Phénix et spécialiste des réacteurs rapides au sodium, « l’arrêt d’Astrid a été décidé dans une période où le sentiment antinucléaire prédominait. C’était l’époque de la fermeture de Fessenheim et de la fameuse loi qui devait faire tomber la part du nucléaire à 50 % [NDLR : abrogée récemment]. En matière de nucléaire, on ne construisait plus rien. » Remettre la France sur le bon chemin sera difficile. Signe que notre pays n’a pas encore tiré les leçons du passé, le site Internet du CEA vante toujours les mérites du « multirecyclage en REP », une technique visant à réutiliser plusieurs fois le plutonium dans nos réacteurs à eau pressurisée actuels. « Une escroquerie intellectuelle : c’est cher et cela ne fonctionne pas », soulignent plusieurs spécialistes.

« Avec la sortie du rapport d’enquête récent sur la perte d’indépendance énergétique de la France, le CEA s’est quand même senti obligé de réagir », constate Dominique Vignon, ancien patron de Framatome et membre de l’Académie des technologies. Ses équipes développent désormais deux projets de RNR dans le cadre du plan France 2030. Plusieurs start-up sont également sur les rangs. Malgré tout, il en faudrait davantage pour véritablement relancer la filière. « On ne met pas les moyens qu’il faudrait de manière organisée sur un projet crédible. Nous en sommes encore au stade des études. La partie industrie ne redémarre pas », juge Joël Guidez. « Dans l’idéal, il faudrait financer toutes les équipes à parts égales et se donner deux ans pour comparer les différentes technologies qui se présentent, avant de faire un choix », détaille Dominique Vignon. Pour l’heure, ce sont surtout les Américains qui avancent rapidement. « Ils ont véritablement compris l’intérêt des RNR », prévient Yves Bréchet. La France, hélas, commence à se faire distancer.

 

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