La religion musulmane, une religion européenne comme les autres?

C’est, en réalité, la question posée, en creux, suite à la violente polémique déclenchée par le manifeste des trois cents personnalités et les réponses, parfois courroucées ou indignées, de dignitaires islamiques qui s’ensuivirent.

En fait, les questions qui affleurent sous cette polémique sont les questions fondamentales qui se posent à une population récemment immigrée en Europe, s’y est installée, y a fait souche, sans avoir, au préalable, accompli un travail d’assimilation culturelle, au moins au niveau des critères de la sociologie et de l’histoire des religions.

Ce travail n’est nullement équivalent à un reniement ou à un abandon. Il atteste simplement la nécessité de vivre avec son temps et à procéder à la critique modérée de ses propres traditions religieuses. Et ceci ne vaut pas que pour l’islam ; les Juifs, que certains devraient pourtant prendre en exemple, ont accompli cette remise à niveau depuis plus de deux siècles.

Les trois cents se sont adressés aux élites musulmanes de France et d’Europe, en supposant que ces gens instruits et cultivés avaient fait ce travail préliminaire, jetant une passerelle, un pont entre les valeurs des sociétés occidentales d’extraction judéo-chrétiennes et les postures de la religion islamique que les plus radicalisés parmi eux veulent lire dans le Coran.. Or, cet effort d’acculturation n’a pas été fait.

L’histoire intellectuelle de l’Europe n’est pas celle des pays musulmans dont les ressortissants sont devenus, au fil des ans, des secousses politiques et des migrations, des citoyens français, hollandais, britanniques, allemands, belges ou autres, sans trouver les correspondances exactes ou approximatives de ce qu’on leur a enseigné dans leurs familles, dans les mosquées dont les imams ne sont pas toujours de fidèles amis de la culture européenne ; le socle de cette dernière, qu’on le veuille ou pas, qu’on l’admette ou pas, demeurant le judéo-christianisme.

Je préfère laisser de côté momentanément la question de l’antisémitisme islamiste –que personne de sensé et d’honnête ne peut valablement contester (Mirelle Knoll, Madame Halimi, Ilan Halimi, et tant d’autres)- pour me concentrer sur des notions plus larges comme l’essence d’une religion, la nature d’une tradition religieuse, la nécessité de revisiter (je dis bien revisiter et non pas célébrer ou vanter) les texte sacrés ou prétendus tels, tout en sachant que vivre une religion, la pratiquer aujourd’hui par des êtres contemporains, ne saurait se faire, comme le pensent les salafistes, sans aucune modification, alors que depuis l’époque de sa naissance tant d’eau a coulé sous les ponts…

Comment reprendre au pied de la lettre, sans rien y changer, des considérations apparues il y a des siècles, voire plus, et les transposer dans nos sociétés contemporaines postmodernes sans que cela ne crée de graves tensions au sein du milieu ambiant, surtout lorsque ce dernier n’est un terreau musulman ?

J’ai parlé plus haut de revisiter, ce qui signifie en français prendre les mesures nécessaires modifiant, si besoin est, non point l’essence même d’une religion, mais sa pratique quotidienne par des hommes et des femmes ayant pris racine dans un monde, un univers mental, conceptuel ou religieux totalement différent.

Que des gens bien intentionnés demandent l’abrogation de certains versets qui sont des appels au meurtre, quoi de plus naturel ? Ce sont les adeptes de cette même religion qui devraient prendre les devants et réconcilier le texte avec l’humanisme qui consiste à placer la vie humaine au-dessus de tout le reste…

L’histoire culturelle de notre Europe n’est parvenue à ce qu’elle est aujourd’hui, qu’au terme d’une longue maturation, jalonnée de guerres de religions, de persécutions, d’expulsions et de réconciliations laborieuses. Les savants européens ont appris à reconnaître la validité de la critique historique.

Et les textes religieux, révélés ou considérés comme tels, ont été soumis à un examen rigoureux qu’aucune société islamique ne pourra jamais accepter sans se renier par la même occasion. C’est du moins ce que pensent les gens.

Certes, on nous opposera le cas des Lumières médiévales dont les figures de proue ne manquaient pas en islam, notamment en Andalousie : al-Farabi (Afghanistan) , le second maître après Aristote, Ibn Badja (m. en 1165), l’Avempace des Latins qui critique les conceptions politiques d’Aristote dans son Régime du solitaire (Tadbir al-Mutawwahid), Ibn Tufayl (m. en 1185) qui eut l’honneur d’être le premier penseur à avoir critiqué la notion même de Révélation (Tanzil) et de tradition religieuse en général, dans son Hayy ibn Yaqzan, Vivant fils de l’éveillé), sans oublier Avicenne et surtout Averroès (m. en 1198) qui fut le meilleur représentant de la pensée grecque en islam, comme son contemporain plus jeune, Maïmonide, fut le porte-drapeau de la philosophie gréco-arabe au sein du judaïsme.

Mais voilà cette tradition gréco-arabe, cette falsafa, n’a pas vraiment prospéré et un philosophe de la classe d’Averroès n’a eu de disciples que chez les juifs (Isaac Albalag, Moïse de Narbonne, Eliya Delmédigo) et les chrétiens (la figure la plus emblématique, Siger de Brabant)…

L’une des raisons de cette cessation d’activité est due, en partie au moins, à l’opposition farouche d’une grand penseur, anti-philosophe, Abu Hamid al-Ghazali (mort en 1111) qui contrecarra de toutes ses forces la diffusion des idées philosophiques en islam, privilégiant le sentiment religieux simple et la foi naïve en Dieu.

Sans se poser vraiment de questions, un peu comme le préconisait un de ses devanciers du IXe siècle, un certain Ibn Hanbal dont le mot d’ordre était : bala keif, ne posez pas de questions, ne demandez pas : mais comment donc… Une telle restriction n’entame en rien l’importance d’al-Ghazali dans l’histoire de la spiritualité musulmane.

Nous sommes à la fin du XIIe siècle lorsque Averroès fait un sort à son adversaire en rédigeant son écrasant traité, Tahafot al-Tahafot, la Destruction de la destruction. Un peu comme l’échange musclé au XIXe siècle, entre Marx et Proudhon, Philosophie de la misère et Misère de la philosophie…

Tant la Bible hébraïque que les Evangiles ont, depuis l’époque de la Renaissance, et parfois même un peu avant, furent soumis à une impitoyable critique textuelle qui n’épargna pas un seul livre, pas un seul chapitre, pas un seul verset, comparant entre elles les différentes traditions ou traductions, les résultats de la haute critique et considérant les textes révélés ou prétendus tels comme une simple production de l’intellect humain, sans toutefois nier leur inspiration par un intellect cosmique transcendant. Ce que les religions du livre nomment le monothéisme.

Lorsqu’on relit attentivement le manifeste des trois cents qui respire la philosophie occidentale dans toute sa splendeur, on constate qu’il est parfaitement fondé dans ses demandes mais absolument irréaliste dans l’univers mental auquel il s’adresse.

Comment voulez vous demander à des gens qui considèrent que leur texte religieux est unique, incomparable, voire incréé, d’abroger certains versets dont le contenu heurte notre conscience moderne ? La démarche est fondée puisqu’on peut tout interpréter, même dans un sens contraire au sens obvie, littéral… Des auteurs médiévaux l’avaient déjà dit, parlant des portes grand ‘ouvertes de l’exégèse allégorique ( Bibane al-tawil)

Notre mentalité historienne nous permet d’observer une distance critique entre notre culture humaniste, universelle, rationnelle, et notre foi, nos croyances religieuses. La civilisation occidentale s’est accommodée d’une telle division, d’aucuns diront d’une telle dichotomie, mais ce n’est pas le cas de tout le monde.

Examinons les résultats de plusieurs siècles de sécularisation et de laïcisation, plus aucune mention de Dieu dans le discours public, plus aucune apparition d’une religion dans les cérémonies officielles, une laïcité partout et qui, malgré ses petits inconvénients nous a tout de même permis de vivre en paix avec tous nos voisins, quel que soient leurs convictions religieuses.

Il suffit de prendre connaissance du toast porté par le Président Trump lors du dîner d’Etat hier à la Maison Blanche pour voir que les choses sont loin d’être partout les mêmes: il a cité Dieu quatre fois et invoqué sa bénédiction cinq fois pour son pays, pour la France et pour leurs alliés ! En France, c’est impossible.

Aujourd’hui, les choses ont changé. Nos sociétés occidentales sont confrontées à des demandes qu’on a du mal à satisfaire. Certains veulent des horaires aménagés en raison du jeûne du ramadan, d’autres veulent prier sur leur lieux de travail, d’autres réclament de la nourriture halal, bref tout le tissu d’unité, d’harmonie et d’homogénéité qui est sérieusement mis à mal.

Il y aurait tant à dire pour assainir la situation. Mais comme me l’a confié un ami, prêtre maronite libanais, qui connaît bien la question, trois réformes seraient nécessaires (je me sers du conditionnel pour bien montrer que ce n’est pas hostile) pour ajuster l’islam à son environnement européen pour lequel tout ce qui advient dans notre monde sublunaire est soumis inexorablement à la loi de l’évolution historique :

il faut admettre la critique textuelle des textes sacrés
Il faut accepter une stricte égalité entre l’homme et la femme
Il faut rejeter tout exclusivisme religieux : aucune religion n’est meilleure qu’une autre…

Il faut espérer que le débat qui commence à prendre corps aboutisse à des progrès sensible dans le vivre ensemble dont tout le monde parle mais qui tarde à advenir. C’est l’espérance messianique de notre temps…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

 

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Mainonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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Guidon

Les français non-juifs, musulmans compris, ont décidés et sont determines a lutter contre l’antisémitisme et sont a la recherche et a la poursuite du responsable. L’Union sacrée s’est enfin réalisée dans cette lutte contre le responsable. Il est vraiment admirable de voir tous ces citoyens, se lever comme un seul homme et animes par les droits de l’homme, enfin réunis dans cette lutte très difficile et surhumaine pour défendre les droits humains de leurs concitoyens juifs. Le responsable est déjà identifie. Il s’agit bien sur de l’homme invisible. Tous sont partis a l’assaut de cet empêcheur de tourner en rond.