« Ma grand mère Lucie Dreyfus a maintenu son mari dans le monde des vivants »

JONATHAN SERERO

Née à Chatou en région parisienne de parents juifs originaires d’Allemagne, Lucie Dreyfus-Hadamard se distingue par son courage et une force de caractère exceptionnelle. Dans une époque où le rôle de la femme se cantonne aux tâches ménagères, Lucie Dreyfus défie les autorités pour faire reconnaître l’innocence de son mari accusé de trahison par l’armée française. Découverte de l’une des premières femmes qui a osé dire « non » à la fatalité et « non» au destin, par amour pour son mari. Voici Le témoignage de sa petite-fille Yaël Pearl-Ruiz.

D’où vient Lucie Dreyfus ?

Sa famille était originaire de Metz, en Moselle. Son père était négociant en diamants à Paris et, pour éviter de multiplier les allers-retours, sa famille a été obligée de s’installer dans la capitale.

Son éducation la prédestinait-elle à être une combattante ?

Ce n’est pas seulement une question d’éducation. C’est plus une question de caractère. Elle aimait beaucoup jouer du piano. Elle adorait la littérature, mais les jeunes filles de l’époque n’allaient pas à l’école, elles avaient des précepteurs à la maison. À l’époque, la femme n’avait pas la même position sociale qu’aujourd’hui. Lucie était une femme très intelligente. Nous ne pouvons pas parler pour elle de prédestination car personne n’est préparé à vivre un tel drame. Ce drame l’a révélée en tant que personne. Cette situation l’a forgée en tant qu’être humain.

Quel caractère avait-elle ?

Elle était très indépendante. Mais elle est toujours restée dans les règles tout en étant une pionnière, une avant-gardiste.

Comment a-t-elle rencontré Alfred Dreyfus ?

La rencontre s’est opérée grâce au frère de Lucie, compagnon d’armes d’Alfred Dreyfus. Ils organisaient à l’époque des réunions, des soirées, soirées grâce auxquelles ils ont fait connaissance.

Beaucoup de témoignages affirment que Lucie et Alfred Dreyfus formaient un couple « amoureux ». Comment cela s’exprimait ?

C’était un couple très amoureux, très uni mais c’était un couple qui aurait pu largement s’effondrer lorsqu’Alfred a été emprisonné et exilé. Mais au contraire, leur amour s’est renforcé. C’est Lucie qui a soutenu Alfred durant sa détention. C’est Lucie qui l’a empêché de mettre fin à ses jours. L’amour a une immense place dans l’histoire personnelle d’Alfred Dreyfus.

Malgré cette terrible épreuve commune, le couple s’est pourtant renforcé…

elle a toujours eu entièrement confiance en lui durant ces cinq années de détention. Elle n’a jamais douté de son innocence. Elle l’a connu très jeune, à 21 ans. Elle en avait 24 lorsque la condamnation a été prononcée. Trois semaines après la mise aux arrêts, elle n’a plus pu communiquer avec son mari. Elle n’a rien pu dire à Matthieu, le frère d’Alfred. Elle s’est retrouvée seule chez elle. Des hauts gradés de l’armée venaient faire des perquisitions chez elle tous les jours. Ces hommes lui racontaient des mensonges sur son mari : « Il vous trompe, il a des maîtresses et autres sottises de ce style. Elle a toujours répondu avec force « non ce n’est pas vrai ». Elle ne les a jamais crû.

D’où puisait-t-elle ces ressources, cette force ?

Cette force venait de ses gênes, ses parents étaient ainsi. Lucie était un être humain exceptionnel. Ma mère l’admirait énormément. J’ai passé du temps à l’écouter me raconter qui était Lucie Dreyfus. C’était une forte femme. Ce drame l’a renforcée. Elle était courageuse. Elle s’est habillée en noir tout au long de la détention de son mari. C’était pour elle un deuil personnel.

Avait-elle la foi en D-ieu ? Était-elle pratiquante ?

Oui, elle était pratiquante. Elle avait la foi en D-ieu. Elle était vraiment croyante, mais les Dreyfus ont toujours pensé que la religion relevait du domaine privé. Elle avait une Bible familiale qui se transmettait de père en fils. Une Bible que j’ai d’ailleurs offerte au musée d’arts et d’histoire du Judaïsme. Ils se sont mariés à la grande synagogue de La Victoire, à Paris, avec le Grand Rabbin de l’époque Zadoc Kahn. Lucie était surement plus attachée à ses racines juives qu’Alfred.

Lorsque son mari est emprisonné, et exilé, comment réagit-elle ?

Dans un premier temps, elle voulait partir avec lui. Elle en a fait la demande plusieurs fois, demandes toujours refusées. Elle ne voulait pas le laisser seul. Elle voulait le soutenir. Alfred et Matthieu la raisonnaient et lui disaient que ce n’était pas sa place. Elle a commencé alors à lui écrire des lettres afin de maintenir le lien.

Comment expliquer qu’elle n’ait jamais douté de son innocence ?

Parce qu’elle le connaissait bien. Pour Dreyfus, trahir son pays constituait le crime le plus grave. C’était un patriote français. Il aimait la France. Lorsqu’il a vu les Prussiens défiler en 1870, il s’était juré de défendre son pays. Il a toujours voulu faire carrière dans l’armée.

Pourquoi s’est-elle autant battue pour son mari ? Cherchait-elle à défendre l’honneur de son mari et de la communauté juive ou, au contraire, pour elle, cela n’avait rien à voir avec le fait que son mari soit de confession juive ?

Alfred et Lucie ont toujours refusé de faire de leur accusation une affaire juive. Elle tenait à prouver son innocence et surtout laver son nom de famille. Sauver l’honneur des Dreyfus. Si le nom de Dreyfus était sali, ses enfants auraient porté un nom maudit. Ses enfants auraient été dénigrés. Si Alfred avait trouvé la mort en détention, jamais son innocence n’aurait été reconnue.

La question se pose pourtant car, du côté des accusateurs d’Alfred Dreyfus, la notion d’antisémitisme est bien présente…

Alfred était parfaitement conscient qu’il s’agissait d’une affaire d’antisémitisme. Il en prendra surtout conscience après sa détention, d’ailleurs. Dans une lettre écrite à Pierre, son frère, et qui est aujourd’hui exposée au Musée de la Diaspora en Israël, il écrit ceci : « As-tu été promu capitaine ? Car nous, Juifs, nous devons en faire plus que les autres avant d’être reconnus » Mais il a voulu toujours respecter la loi et la justice française.

En quoi cette relation épistolaire a-t-elle aidé Alfred à surmonter la pire des épreuves et surtout dans les pires conditions ?

Ces lettres ont rattaché Alfred Dreyfus au monde des vivants. Je suis allé à l’île du Diable il y a deux ans. C’est un lieu terrible, et encore, aujourd’hui les conditions ne sont plus les mêmes. Ses gardiens lui interdisaient de parler à qui que ce soit. Il a souffert de malaria. Ils ont inventé des lois juste pour lui parce qu’ils craignaient qu’il s’évade. Or, personne ne peut s’évader de l’île du Diable. Donc Lucie, au travers de ces lettres, l’a maintenu dans ce monde-ci. Elle l’a fait ainsi participer à sa vie quotidienne et notamment à l’éducation de ses enfants.

Transmettre cette histoire qui fait partie de la Grande Histoire, c’est important pour vous ?

Oui, c’est important. Notamment, j’ai toujours souhaité que le souvenir d’Alfred Dreyfus soit présent en Israël. J’ai fait installer sa statue à Tel Aviv. Je me suis aperçue que les jeunes générations ne connaissaient pas l’histoire du capitaine Dreyfus et de son épouse. Dans les écoles israéliennes, peu d’élèves étudiaient l’histoire de ce calvaire. Alfred Dreyfus pensait à juste titre que son calvaire aurait servi la cause de l’Humanité.

Pour en savoir plus sur Lucie Dreyfus

Jonathan Serero  Journaliste

www.yedia.org

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