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L’histoire et la géopolitique à l’épreuve du complotisme

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La crise sanitaire et l’élection étatsunienne ont donné lieu à de nombreuses théories du complot. Il convient ici de les replacer dans leur contexte historique.

Les théories du complot ont élargi leur audience avec Internet où de prétendus « experts » imposent une vision conspirationniste du monde en s’appuyant sur des sources truquées et/ou douteuses. Rudy Reichstadt* dresse un bilan de la question en 2021 et donne des clés de lecture pour le thème de Première « S’informer: un regard critique sur les sources et modes de communication ».

Nonfiction.fr : Les théories du complot ne sont pas neuves, que l’on pense aux Protocoles des Sages de Sion ou aux accusations portées contre les Juifs d’empoisonner les puits pendant la Peste Noire. Pourtant, le terme « théorie du complot » n’apparaît qu’en 1966 dans Le Monde après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Quand sont nées ces « fausses nouvelles » et trouvaient-elles déjà un vrai public avant l’arrivée d’Internet ?

Rudy Reichstadt : En fait, l’expression « théorie du complot » est un peu plus ancienne. On en trouve des occurrences dans la presse française dès les premières années du XXe siècle. Mais il est exact que l’expression se multiplie considérablement à partir des années 1960. Les théories du complot sont fondamentalement des discours d’accusation. Elles préexistent évidemment à l’arrivée d’Internet. On peut même postuler qu’elles sont aussi vieilles que les sociétés humaines elles-mêmes. Mais alors que ces croyances complotistes avaient fini par être circonscrites au domaine de la fiction ou à celui de l’extrémisme politique, elles ont fait un retour en force au cours des vingt dernières années. Internet a très significativement amplifié le pouvoir d’influence de ces théories du complot en leur offrant un environnement propice à leur prolifération : le haut débit, les réseaux sociaux et le smartphone constituent une configuration technologique qui a donné au complotisme une chance historique qui non seulement démultiplie les possibilités de diffusion de ces contenus, mais favorise aussi les biais cognitifs qui nous rendent si perméables à ce type de croyances.

La question des sources est capitale dans les sciences humaines, les auteurs des théories du complot n’ont paradoxalement guère besoin de sources. On le voit avec Thierry Meyssan qui assénait ses inepties sur le 11 septembre sans jamais avoir mis un pied aux États-Unis. Comment expliquez-vous le succès de ces théories malgré leur manque de fiabilité ?

Je crois qu’on s’illusionne si l’on pense que le souci premier du public est de s’informer à des sources fiables. Beaucoup d’entre nous nous abreuvons à des sources plutôt qu’à d’autres non pas pour être informés mais pour avoir une opinion, c’est-à-dire pour savoir ce qu’il convient de penser, ce qui a plus à voir avec une espèce de réassurance identitaire qu’avec l’exigence de disposer d’éléments objectifs pour pouvoir s’orienter dans le monde, penser, exercer sa faculté de jugement. J’interviens depuis des années comme formateur auprès de professionnels de l’éducation (enseignants, éducateurs…), mais aussi d’un public plus hétérogène, composé de jeunes et de moins jeunes. Ce que je vais vous dire n’est pas très politiquement correct mais je crois que, lorsqu’on aborde ces questions, on sous-estime généralement l’analphabétisme d’une grande fraction du public en matière d’information. Le mot est peut-être fort, mais beaucoup ne semblent tout simplement pas au courant de faits ayant marqué l’actualité récente. Je ne les en blâme pas. Moi-même, dont l’activité principale est de diriger une rédaction qui a vocation à produire de l’information, spécialisée certes mais en prise avec l’actualité, je ne me sens que très moyennement informé. Alors même que j’y passe presque tout mon temps ! Simplement parce que les informations n’ont jamais été aussi nombreuses. Nous n’avons probablement jamais eu, dans l’histoire, autant de moyens de savoir tout ce qui se passe en permanence dans notre quartier, notre ville, notre pays ou à l’autre bout du monde. Et le paradoxe est que nous avons de plus en plus de mal à être bien informés mais aussi à distinguer le vrai du faux. Et que nous n’en avons même pas toujours conscience parce que nous surestimons nos propres capacités d’analyse. C’est là un vrai problème : une partie de la population n’est que très médiocrement informée voire carrément désinformée tout en étant pourtant persuadée de l’être, si l’on en juge à l’aplomb qu’ils mettent parfois à soutenir la discussion. Ainsi, beaucoup sont tentés de faire passer tout argument contradictoire basé sur des faits pour de simples opinions. C’est ainsi que le relativisme fait le lit du complotisme.

Il existe heureusement toute une série de méthodes pour conjurer l’incertitude et s’orienter dans ce dédale. Mais encore faut-il le vouloir. Or, s’il y a un domaine dans lequel les complotistes sont passés maîtres, c’est dans celui de dire à une fraction de l’opinion ce qu’elle a envie d’entendre. C’est là un immense avantage qu’ils ont sur ceux qui, au contraire, font profession d’informer sans se soucier de plaire.

Sur votre site Conspiracy Watch, vous recensez ces théories, même si la tâche doit s’avérer complexe du fait de leur profusion. Les auteurs ne sont pas toujours issus de groupuscules obscurs, vous le montrez par exemple avec le Professeur Luc Montagnier (prix Nobel de Médecine) qui affirmait que le coronavirus avait été fabriqué en laboratoire. Il n’incarne pas une exception. Comment expliquez-vous que même des gens aussi qualifiés basculent dans le conspirationnisme ?

Parce que les chercheurs sont comme tout le monde : ils sont traversés par des convictions, des passions. On aimerait qu’ils soient de purs esprits éthérés à qui l’on puisse se fier en toutes circonstances. Ce n’est pas le cas. Ça n’a du reste jamais été le cas : qu’on songe à la compromission des intellectuels au XXe siècle avec le mensonge totalitaire. Combien de grands scientifiques ont collaboré avec les régimes nazi ou soviétique ? Un diplôme, une grande carrière ou un prix Nobel ne constituent pas une garantie d’infaillibilité. Ils n’immunisent pas non plus contre le complotisme. Or, il semble que certains envisagent le Nobel comme un permis de dire n’importe quoi. Cette désinhibition porte un nom d’ailleurs : c’est ce qu’on appelle la « maladie du Nobel ».

Dans L’Opium des imbéciles, vous affirmez que les théories du complot ont moins pour objectif de convaincre de leur véracité que d’effectuer un travail de sape de notre référentiel commun. Le premier objectif du complotisme serait donc de semer le doute parmi nos sociétés envers nos schémas de croyance ?

Oui, ce travail de sape engagé contre la réalité commune, contre la confiance que nous pouvons avoir dans un certain nombre d’institutions (la justice, la presse, l’école, la science, etc.) est me semble-t-il central. On observe d’ailleurs que sur un sujet donné – il peut s’agir des attentats du 11-Septembre ou de l’idée que la Terre est plate –, les complotistes peuvent tout à fait être en désaccord sur les grandes lignes du complot qu’ils dénoncent sans que cela les empêche de s’unir. Car le discours complotiste est moins la proposition d’une thèse alternative cohérente susceptible d’être éprouvée et soumise au libre examen qu’une série d’attaques portées contre la version communément acceptée des faits et une promotion, non pas du doute – c’est important de le préciser – mais de la suspicion. Cette offensive prend d’ailleurs le plus souvent la forme de l’insinuation ou de la question rhétorique. De cette manière, le discours complotiste se soustrait à toute opération critique : il peut toujours botter en touche et prétendre qu’il ne fait que « poser des questions » et exercer son « droit au doute ». Je prétends que cette tactique est déloyale et qu’on ne doit pas être dupe de cette technique de camouflage. Derrière le « doute » ou le « scepticisme » portés en bandoulière, il y a en réalité une croyance d’airain qu’aucun argument fondé en raison n’est capable d’entamer.

Les Juifs sont souvent désignés comme étant au centre du complot, la Shoah serait elle-même un complot pour ces groupuscules. Comment expliquez-vous le lien entre antisémitisme, négationnisme et complotisme ?

Le négationnisme, si on le résume à la phrase de soixante mots martelée pendant des décennies par l’un de ses représentants les plus influents, Robert Faurisson, est l’une des théories du complot les plus chimiquement pures qui soient. Ce qui nous est dit est que le génocide des juifs par les nazis est un mensonge inventé par les Juifs eux-mêmes pour leur propre profit, à la fois politique (ils auraient ainsi arraché la création de l’Etat d’Israël) et financier. Comme on le voit, l’affabulation négationniste est antisémite « par définition » puisqu’elle fait de tout rescapé de la Shoah un menteur par essence.

Il est important de préciser que les Juifs ne sont pas, loin s’en faut, les seuls boucs émissaires présents dans l’imaginaire complotiste. Et que le discours complotiste peut être mis au service de camps politiques tout à fait rivaux, de sorte qu’on peut trouver des formes de complotisme totalement étrangères à l’antisémitisme. Prenez l’exemple de l’assassinat d’Yitzhak Rabin : l’événement a suscité l’apparition d’une théorie du complot très vivace au sein de l’extrême droite israélienne sans que l’antisémitisme y ait aucune part.

Maintenant, s’agissant du lien très fort – quoique pas exclusif on l’a vu – entre antisémitisme et complotisme, je crois que cela renvoie à la nature même de l’antisémitisme et donc aussi à la condition historique des Juifs. D’abord, les Juifs sont un peuple essentiellement diasporique, aujourd’hui encore. Ils sont présents comme minorités sur tous les continents, autrement dit, ils constituent de bons candidats pour l’idéation conspirationniste puisqu’ils sont « à la fois dedans et dehors » comme l’expliquait Umberto Eco. Ensuite, les Juifs ne sont pas toujours « reconnaissables » à leurs traits physiques ou à leurs patronymes, ce qui les rend d’autant plus menaçants, d’où le fait que les politiques antijuives ont eu à cœur de les marquer par des signes distinctifs comme la rouelle au Moyen-Age ou l’étoile jaune dans l’Europe hitlérienne. J’ajouterais que la faiblesse objective des Juifs à travers l’histoire – il y a environ 15 millions de Juifs dans le monde aujourd’hui, soit à peu près leur nombre à la veille de la Seconde Guerre mondiale – les désigne également comme une cible privilégiée de la haine – ce que, précisément, le sionisme a essayé de conjurer. Lire la suite https://www.nonfiction.fr/fiche-perso-1436-anthony-guyon.htm

L’interviewé : Fondateur du site Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt est diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, il a co-écrit le documentaire « Complotisme : les alibis de la terreur » (France, 2017). Il est l’auteur de L’Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste (Grasset, 2019) et membre de l’Observatoire de la haine en ligne, rattaché au Conseil supérieur de l’audiovisuel. Il co-anime avec Tristan Mendès France le podcast « Complorama » sur France Info.

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