Monseigneur Saliège, une voix indomptable dans le silence des évêques de France
Par Mayeul Aldebert
LUMIÈRES DANS LA NUIT : FIGURES DE LA RÉSISTANCE CHRÉTIENNE (6/7) – Évêque de Toulouse, Jules-Géraud Saliège s’est rendu célèbre par la lettre du 22 août 1942 dans laquelle il dénonce les « horreurs » perpétrés par le régime de Vichy et l’occupant contre les Juifs.
Il y a 80 ans, l’année 1944 sonnait le début de la Libération de la France. Pendant l’Occupation, les résistants avaient joué un rôle mineur mais non négligeable dans la désorganisation des armées du Reich. L’occasion d’évoquer une branche importante mais méconnue de ce mouvement: la Résistance chrétienne. Un courant à part entière, avec ses journaux clandestins, ses réseaux et ses héros. Le Figaro revient sur sept de ses figures emblématiques.
L’archevêque est âgé. Assis dans sa cathèdre, il a tout d’un homme fatigué. Il est presque entièrement paralysé et ne sort désormais de son silence que par nécessité. De son visage fermé s’échappe néanmoins un sourire de malice, et surtout, un regard dans lequel on devine une intelligence et une vivacité parfaitement conservées. Un regard aussi dans lequel se concentre toute l’intensité de sa vie intérieure.
Jules-Géraud Saliège observe s’avancer devant lui les Allemands de la Gestapo. Ils sont venus jusqu’à l’évêché pour l’arrêter. En armes, les militaires lui dictent l’ordre par lequel ils doivent emprisonner le prélat le plus célèbre de France, ce 9 juin 1944. Une religieuse accourt, elle proteste. Saliège, lui, ne parle pas. Comme le Christ au Jardin des Oliviers, peut-être aura-t-il droit, lui aussi, à la palme du martyre ?
L’archevêque de 74 ans est malade, s’insurge la religieuse. Il ne peut plus se déplacer seul. L’officier de la Gestapo se laisse persuader. Mieux, il bredouille, confus, et se retire, promettant de solliciter de nouvelles instructions en prenant compte de l’état de santé du prélat. Peut-être qu’il sait aussi que trois jours avant, les forces alliées ont débarqué en Normandie, et que désormais, les heures de l’armée d’occupation sont comptées. La Gestapo ne reviendra en tout cas jamais.
Juste parmi les nations
Monseigneur Saliège a évité in extremis l’emprisonnement, sans rien dire. Commence alors véritablement ses heures de gloire. Deux mois plus tard, Toulouse est libérée. Et un an encore après, l’ambassadeur du Vatican en France et futur pape Jean XXIII, monseigneur Roncalli, vient lui remettre en personne son chapeau de cardinal.
Intronisé, le prélat est aussi reconnu comme Compagnon de la Libération par le général de Gaulle. À sa mort, le jour de ses funérailles, il y a, selon l’historien Jean Guitton, « un de ces moments, désormais bien rares dans la vie des nations, où l’union des esprits se refait autour d’un homme ». Treize ans après sa mort, il se voit décerné par l’État d’Israël, posthume, le titre de Juste parmi les nations. Qu’est-ce qui a valu une telle aura à ce prince de l’Église ?
Avant la lettre, les premières condamnations
Lorsque la France entre en guerre avec l’Allemagne, l’archevêque de Toulouse est déjà connu pour ses condamnations très nettes de tous les totalitarismes : communisme, fascisme puis nazisme dont il fustige l’antisémitisme dès 1933, cinq ans avant la célèbre encyclique en langue allemande Mit Brennender Sorge du pape Pie XI. « Le catholicisme ne peut accepter que l’appartenance à une race déterminée situe les hommes dans des droits inférieurs. Il proclame l’égalité essentielle entre toutes les races et tous les individus », écrit-il notamment.
Saliège multiplie les déclarations jusqu’en 1939. Considère-t-il que Hitler constitue un danger plus important que Staline, à rebours de l’opinion la mieux partagée dans les milieux catholiques ? Il est en tout cas entouré dès cette époque de clercs très informés de la réalité du régime national-socialiste. Le père de Naurois, qui participera activement à la Résistance, a vécu à Berlin entre 1937 et 1939, et lui transmet par valises diplomatiques des informations cruciales.
Après la débâcle, comme l’ensemble des évêques français qui sont pour une grande majorité d’anciens combattants de 1914-1918, il approuve l’arrivée du maréchal Pétain au pouvoir, et partage le diagnostic de la défaite, dont est responsable « l’esprit de jouissance » des dernières années de la IIIe République. La rénovation morale, le retour vers la christianisation, et surtout le thème social de l’abandon de la terre sont autant d’axes sur lesquels il s’aligne avec Pétain, comme l’ensemble du clergé français. Il faut dire que Saliège est sensible au christianisme social. Il a exprimé en son temps des sympathies pour le Sillon de Marc Sangnier.
« Il est à la fois maréchaliste sans extase ni flagornerie et pétainiste sans excès dans la mesure où il ne partage pas l’ensemble des options du régime de la Révolution nationale », écrit à son propos l’historien et conservateur du Musée de l’ordre de la Libération Vladimir Trouplin. Monseigneur Saliège rejoint de ce point de vue le loyalisme de l’Église de France. « Travail, famille, patrie, ces trois mots sont les nôtres », affirme le primat des Gaules, le cardinal Gerlier à Lyon en 1940.
La protection des Juifs
C’est à partir de 1941, quand Vichy décide finalement de retirer tous les signes religieux dans les bâtiments publics et d’interdire l’enseignement religieux dans les établissements scolaires que l’archevêque de Toulouse commence à prendre ses distances. Le prélat assiste aussi aux débuts de la politique antisémite de Vichy. À l’été 1942, dans la région, les premiers départs de Juifs vers les camps d’extermination commencent.
Monseigneur Saliège s’active, ainsi que son entourage. Son évêque auxiliaire, Louis de Courrèges d’Ustou s’occupe de plusieurs réseaux d’assistance aux déportés, en particulier aux enfants. Monseigneur Bruno de Solages travaille également activement à la protection des Juifs. Le père de Naurois, enfin, futur aumônier du commando Keffier, mène ses activités de résistant et organise même des rencontres de responsables avec l’archevêque de Toulouse.
Mais les témoignages alarmants affluent à l’évêché. L’un d’entre eux évoque « le spectacle hallucinant de ce cortège de vieillards, malades, infirmes traînant leur bagage, trébuchant à travers les champs sur deux kilomètres ». Monseigneur Saliège est décidé, il faut agir, il faut parler. Un autre témoignage persuade l’archevêque de l’existence des camps d’extermination.
« Pendant l’Occupation, j’ai connu de grands débats de conscience », reconnaissait après la guerre l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard. Sous la pression des Allemands en zone d’occupation qui exigeaient de lui une adhésion au national-socialisme, l’éminent prélat qui avait dénoncé le « racisme hitlérien » en 1939 n’a jamais protesté énergiquement durant les années de guerre. « Il m’aurait été facile de faire un geste public comme Toulouse. Mais que se serait-il passé ? Pour ma personne, rien de bien grave : un emprisonnement et après la guerre un grand prestige. Mais mes prêtres auraient été torturés, déportés, mes œuvres saccagées. Les persécutés, les prisonniers auraient souffert davantage. J’ai pesé tout cela devant Dieu. J’ai préféré le silence », a-t-il notamment expliqué.
Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes… Tout n’est pas permis contre eux Jules-Géraud Saliège
En zone sud, Jules-Géraud Saliège décide d’écrire. Le 13 août, il rédige une lettre qu’il commande à chaque prêtre de lire en chaire, dans toutes les paroisses, et devant tous les fidèles du diocèse. « Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes… Tout n’est pas permis contre eux… Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier », déclare-t-il.
Un cri au retentissement considérable
Alerté, le préfet convoque. Monseigneur de Courrèges se rend à la place de son archevêque, déjà trop diminué par la maladie. Le fonctionnaire exige que la lettre ne soit pas lue. Sans le nommer explicitement, elle incrimine le gouvernement de Vichy. L’évêque auxiliaire défend le texte d’une quinzaine de lignes, qui s’adresse au contraire directement à la France. Louis de Courrèges, qui sera lui aussi reconnu Juste parmi les nations, concède deux détails de vocabulaires. Il remplace « épouvante » par « émouvante » et « horreurs » par « erreurs ». « Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou (…) France, patrie bien aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. »
Ce cri du cœur d’un homme qui n’est pas considéré, à l’époque, comme un ennemi au régime de Vichy, a un retentissement considérable. Il brise le silence de l’épiscopat français et rapidement, il est diffusé sur les ondes de la BBC. Il convainc même de Gaulle d’écrire secrètement à l’évêque de Toulouse pour lui demander en filigrane un ralliement à sa cause. Le texte du 13 août est aussi repris dans la presse clandestine, notamment dans Combat, journal qui succède à Vérités pour lequel travaillait le père de Naurois.
Dans les semaines qui suivent, Saliège défend sa lettre avec force mais réaffirme aussi son loyalisme envers le Maréchal. « Une rupture publique avec l’État français pourrait conduire au remplacement de l’archevêque et ainsi faire s’écrouler les réseaux d’aide aux personnes persécutées dans le diocèse de Toulouse », note aussi l’historien Vladimir Trouplin, réseaux dont l’un des maîtres d’œuvre n’est autre que son évêque auxiliaire, Louis de Courrèges.
Condamnation de l’épuration
Jusqu’à la fin de la guerre, monseigneur Saliège n’hésite pas à reprendre la parole. Il ne condamne en revanche jamais explicitement le régime de Vichy. Il encourage de Gaulle dans son combat par le biais d’intermédiaires, mais ne répond jamais à sa lettre. C’est peut-être ici tout le mystère de cet homme résolument d’Église.
C‘était un militant de la résistance à l’immoralisme nazi, pas de la résistance au régime de Vichy Jean Estèbe, historien
Certains ont voulu en faire un pétainiste, d’autres un gaulliste, d’autres encore un évêque rouge. Il était d’abord fervent défenseur, selon son rôle, de la doctrine sociale de l’Église. La presse l’a surnommé après la guerre « le cardinal de la Résistance ». « Je suis cardinal de la Sainte Église romaine », préférait-il répondre. « La question du régime politique n’était pas primordiale pour lui (…). Il condamnait tout racisme et toute pratique inhumaine à l’égard d’une catégorie particulière de la population (…). C’était un militant de la résistance à l’immoralisme nazi, pas de la résistance au régime de Vichy », explique l’historien Jean Estèbe.
À la Libération, Saliège n’hésite d’ailleurs pas à condamner les terribles excès de l’épuration. « On tue sans jugement ; on tue avec jugement. On tue en dénonçant ; on tue en calomniant. On tue en jetant dans la rue, par la radio, par la presse des paroles de haine », écrit-il, avec l’autorité morale désormais incontestable dont il jouit.
Même très diminué, Monseigneur Saliège parle. Ses mots sont l’arme principale de son combat. Et même quand le silence s’est imposé en juin 1940, à l’heure où le pays venait juste de connaître le cataclysme le plus dévastateur, la débâcle la plus humiliante de son histoire, il interrogeait ses paroissiens sur son sens. « Les silences parlent. Silence de mort. Silence de dignité. Silence de maturation. Silence de recueillement. Silence de prudence. Silence de servilité. Silence qui est un acte. Quelle est la nature de votre silence ? »