Le terrier de Franz Kafka (Editions Gallimard)… une étrange nouvelle.

Voila une nouvelle de Kafka, la toute dernière avant sa disparition due à la tuberculose en 1924, qui m’a donné du fil à retordre, si l’on veut bien me passer cette expression.

Après une lecture très attentive, tant la nature même de ce narrateur-constructeur m’a constamment dérouté, j’ai cherché à construire (je dis bien que c’est une construction intellectuelle de ma part, et peut-être absolument étrangère à l’esprit même de son concepteur) un ensemble intelligible, logique, à l’aide de références autobiographiques, disséminées dans le texte.

J’en ai trouvé quelques unes qui ramènent à deux éléments fondamentaux dans l’existence même de Kafka, et qui en appellent tant au conscient qu’à l’inconscient : sa judéité et sa maladie qui l’emportera en 1924 et qui fut diagnostiquée dès 1917.

Je le souligne encore une fois : il se pourrait bien que je me trompe, mais je me demande aussi vraiment si Kafka a voulu respecter les normes d’une nouvelle, logique avec un début et une fin… D’ailleurs, le récit s’arrête de manière abrupte, sans avoir de fin… C’est donc une œuvre inachevée, comme toute œuvre humaine conditionnée par notre nature mortelle.

Encore un détail qui renforce bien involontairement mon désarroi d’interprète-commentateur : par le hasard des envois des éditeurs et l’ordre chronologique de mes lectures, avant de me mettre à l’étude du Terrier (traduction nouvelle par Jean-Pierre Verdet, Gallimard, 2018), j’avais achevé la lecture non moins intrigante de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot (également paru chez Gallimard).

Je sortais donc d’un livre frappé du coin de l’imaginaire et du fantastique, des pensées morbides, mortifères de l’auteur, pour sauter dans un autre monde symbolique, kafkaïen, tout aussi pénible : j’allais donc de Charybde en Scylla…

Cela m’a tellement affecté que j’ai renoncé à parler de cette longue nouvelle de Blanchot, en me promettant de réserver un meilleur sort à ses autres œuvres qui sont entre mes mains.

Revenons au Terrier. J’ai cru sentir, vers le milieu du récit, un changement de style, d’approche et même de sensibilité de ce narrateur, mi-homme et mi- animal. De quoi s’agit-il ? On nous présente un narrateur qui parle de son terrier car il ne vit pas sur terre mais sous terre où il s’est creusé un terrier afin d’échapper à tous ses ennemis, imaginaires pour la plupart , mais qui l’obsèdent de tout temps et justifient les précautions infinies dont il s’entoure, au point même de créer une fausse entrée de son gîte, une sorte de tapis de mousse visant à égarer d’éventuels intrus.

Sur plus de cinquante pages, c’est-à-dire une bonne moitié de l’œuvre, le narrateur-creuseur évoque son travail dans le terrier qui fait parfois figure de refuge, de place forte d’où personne ne pourra le déloger ; il présente aussi ses entrepôts regorgeant de carcasses d’animaux dont l’odeur embaume son gîte et dont il se repaît à l’instar de tous les autres insectes qui chassent pour se nourrir.

Les galeries souterraines font penser à des dédales, des labyrinthes que le narrateur est le seul à bien connaître… Mais on se demande ce que signifient toute cette volonté, toute cette ardeur à creuser toujours un peu plus, comme si on voulait se couper définitivement du monde des hommes. Dont on n’attend plus rien : l’homme malade se sait condamné.

Voici, à présent, les différentes citations que j’ai relevées pour reconstruire un sens et tenter de percer au jour l’intention profonde de l’auteur. Je dois, cependant, rappeler quelque chose : Max Brod fut l’ami et le légataire testamentaire universel de Kafka, lequel l’avait prié de brûler toutes ses œuvres après sa mort…

Mais Brod s’est attiré l’inimitié et l’agacement des spécialistes de Kafka en raison de ses interprétations juives ou judaïsantes… Même un éminent spécialiste de Kafka comme Claude David, dont je fus jadis l’étudiant au département d’études germaniques, a contesté cette approche judaïsante de Brod… Selon moi, à tort, avec tout le respect dû à la mémoire d’un si grand spécialiste de la littérature allemande.

Une chose demeure incontestable : comme l’auteur se savait gravement malade et donc condamné, certaines déclarations se retrouvent presque automatiquement sous sa plume : Pour qui les vieux jours approchent, il fait bon avoir un terrier comme le mien, où se mettre à l’abri quand arrive l’automne (p 31).

On a l’impression de lire les dernières volontés d’un homme qui se prépare à quitter le monde des vivants… L’automne c’est la saison où les arbres perdent leurs feuilles et pour les êtres humains c’st l’antichambre de la mort.

Certains critiques ont assimilé cette entreprise de creusement de galeries souterraines aux travaux d’écriture, au labeur auquel l’écrivain se soumet pour produire une œuvre : il creuse avec son front, son front ensanglanté par tant d’efforts, comme on peut le lire ici : J’étais heureux quand mon front était ensanglanté (p 33).

Et quelques pages plus loin, Kafka revient sur cette image et y mêle l’idée même de Providence : Probablement parce que la Providence tenait à la conservation de mon front qui est un marteau-pilon particulièrement opportun (p 41).

On creuse avec son front. Voici une phrase qui avalise mon interprétation : Je m’égare un moment dans ma propre création (p 49).

Pourquoi ce vif sentiment de culpabilité ? C’est bien le thème central de l’œuvre de ce Juif praguois, employé par une compagnie d’assurance, lui qui n’était jamais sûr de rien et versait si facilement dans l’imaginaire.

Il sent peser sur ses épaules l’hostilité générale. Est ce une allusion à l’antisémitisme ambiant qui faisait rage à l’époque, n’épargnant personne ? Il faut bien trouver une raison à cette nécessité de vivre seul, barricadé derrière des mottes de terre où le moindre bruit, le moindre sifflement ou bruit vous met en alerte et fait que vous retenez votre souffle :
Le terrier m’offrait de bon moments au cours desquels je n’étais pas loin de me dire que l’hostilité du monde à mon égard avait peut-être cessé –ou pour le moins se calmait- ou que la puissance du terrier me dispensait du combat à mort que j’avais mené jusque là. Le terrier me protégeait peut-être plus que je ne l’avais jamais pensé ou que j’osais l’imaginer quand j’étais à l’intérieur… Cela étant, un effroi subit vous arrache à ces rêves enfantins. ( P 55).

L’inévitable finit par arriver : le sentiment de solitude pèse à notre narrateur mi homme et mi animal. Ses sens sont aux aguets, (P 63 mais il ne vient personne et je suis réduit à dépendre de moi seul). Si vous êtes désespérément seul (Seul comme Franz Kafka, disait Marthe Robert), vous ne pouvez compter sur personne, aucune âme charitable ne viendra à votre secours en cas de besoin, aucun ami ne viendra à la rescousse.

De fait, le terrier a du bon mais il comporte aussi des failles : Si seulement j’avais quelqu’un en qui je puisse avoir confiance, que je puisse placer à mon poste d’observation, je pourrais alors bien sûr, descendre en toute tranquillité…

Et pourtant, ce désir d’isolement dont on souffre à un moment donné n’en reste pas moins prédominant puisque l’auteur écrit ceci : Admettre volontairement quelqu’un dans mon terrier me serait extrêmement pénible (p 65) Car Le terrier et moi sommes étroitement liés (p 73)
Mais peut-on vivre éternellement sans contact avec personne ? On ne peut pas rompre tout contact avec le monde des hommes : J’ai changé d’endroit ; du monde d’en haut je suis venu dans mon terrier et j’en ressens sur le champ les effets (p 77).

Dans la citation suivante, je vois une allusion aux Juifs et à leur destin, même si le contexte renvoie aux petits insectes ou autres rongeurs dont parle l’auteur. (P 83 : Quel peuple perpétuellement actif et que leur assiduité est importune…

Cette déclaration reprend en termes plus choisis les défauts que les antisémites attribuaient aux juifs, dénonçant leur activisme dans tous les domaines, notamment culturels et économiques.

Nous avons à faire à un homme, le narrateur qui se sait condamné et dont la fin est proche. Quand il dit qu’il creuse, il signifie aussi qu’il lutte contre la maladie qui va l’emporter : n’est ce pas aussi une manière d’avoir enfin la paix ? Lisons cette citation : Alors, la paix y serait garantie et je serai son gardien. Mais justement une telle harmonie ne règne pas présentement et je dois être à mon travail, presque heureux qu’il soit désormais bien directement consacré à la place forte… p 93).

Comment interpréter cette fausse joie, cette accalmie qui tarde à venir ? Est ce un désespoir de ne jamais voir arriver la rédemption tant attendue ? Car, au fond, quelle est la caractéristique majeure de l’époque messianique, sinon la paix, la paix universelle.

S’il croyait à une issue heureuse, Kafka ne serait plus Kafka : un grain de sable vient tout compromettre, Un bruit qui existe depuis toujours. Et c’est quoi, ce bruit ? Je pense que c’est l’antisémitisme, un mouvement irrationnel qui sévit depuis toujours comme le disait Théodore Mommsen.
A la fin de la nouvelle, Kafka en appelle à la raison, de manière presque désespérée : Si la raison doit revenir à l’honneur, elle doit y revenir pleinement. Il parle aussi de paix, ce qui est très révélateur : Quand je reviendrai, la paix retrouvée, je réparerai tout définitivement p 105)
A l’évidence, le terrier ne saurait être ce havre de paix auquel aspire l’auteur : (P 129) Là du moins, je serai en paix, autant que la paix puisse régner encore ici.

Cette nouvelle retient encore par devers elle son secret, celui d’un homme de lettres qui vit dans son imaginaire, entièrement absorbé par sa création littéraire. Ne parle t il pas de son front, symbole de l’intelligence, comme d’un marteau-pilon ?

Maurice-Ruben Hayoun

Demain, le 29 mai de 8h à 8h30, le professeur Maurice-Ruben HAYOUN est l’invité du journal du matin de RCJ (94.8), accueilli par la
directrice de la radio, Madame Paul Henriette LEVY.

 

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Maimonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

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