On doit s’interroger sur l’incohérence apparente du double-discours du Président turc, RecepTayyip Erdogan : il n’avait, il y a une semaine, pas de mots assez durs contre l’hégémonie iranienne au Moyen-Orient et prenait faits et cause pour le bien-fondé de l’intervention saoudo-sunnite au Yémen. Celle-ci répond à une mesure vitale de sauvegarde des économies de l’ensemble des pays de la Mer Rouge, ex-alliés de l’Iran compris (Soudan, Qatar), à commencer par les deux frères ennemis d’Ankara, l’Arabie des Saouds et l’Egypte du Général Abdel-Fatah al Sissi. 

Pourtant, hier, il est calmement apparu à Téhéran, aux côtés du Président Rouhani, pour philosopher sur l’air du temps et passer un certain nombre de contrats de renforcement de la coopération énergétique et économique entre les deux pays. 

Son soutien à la nouvelle alliance sunnite et donc purement vocale. Erdogan, qui envisage sérieusement la mise en place d’une dictature constitutionnelle sous l’égide de l’AKP, dans son propre pays, s’est mis à jouer les messieurs bons offices dans cette région ensanglantée, où il n’est pas le dernier à apporter sa caution aux forces destructrices. Il a, tout d’abord, généré la radicalisation des « rebelles » irako-syriens, en faisant passer la plus grande partie d’entre eux sous la coupe réglée de l’Etat Islamique ou/et du Front al Nusra (lié à Al Qaïda).

La Turquie d’Erdogan a plusieurs fers au feu : briser l’axe Est-Ouest de l’avancée des forces favorables à l’Iran, de Bagdad à Beyrouth, en passant par Damas ; mais aussi casser les reins à la vieille domination locale de la Maison des Saouds, en retournant, grâce au Qatar, l’essentiel des forces islamistes sunnites sous sa férule : c’est ainsi qu’Al Qaïda, d’abord, puis l’Etat Islamique en Syrie et Irak se sont avérés les plus dangereux pour l’un comme l’autre.

C’est que, d’une certaine façon, ces deux puissances régionales jouent, si l’on peut dire, dans la même cour : depuis plus de trente ans, l’Iran utilise des milices locales, comme les Houtis du Yémen, les Chi’ites d’Irak et modèle d’entre tous, le Hezbollah libanais, pour faire progresser son hégémonie, alias propagation de la « Révolution Islamique ». Depuis la fin de la guerre Irak-Iran dans les années 80-90, qui s’est terminée par une sorte de statu-quo sans vainqueur ni vaincu, l’armée régulière iranienne n’a, pour ainsi dire, participé à aucun conflit ouvert. Au contraire, c’est le fameux corps des Gardiens de la Révolution Islamique qui apparaît comme le fleuron de ces forces armées, sorte de milice parallèle et d’armée politco-religieuse triée sur le volet. D’un autre côté, les Bassijis se chargent de la répression intérieure et des minorités récalcitrantes.

Dans ce contexte, le Hezbollah est apparu comme l’arme suprême de l’expansion chi’ite, où il suffirait à l’Iran de manipuler les minorités de même obédience pour qu’elles se soulèvent contre les pouvoirs sunnites jugés oppresseurs, afin d’en terminer avec leur domination, au sud et au centre du Moyen-Orient et venir défier Israël jusque sur les pentes du Golan. 

En renversant Saddam, puis en se retirant en grande hâte (décembre 2011, dans un programme ultra-volontariste et sans précaution de l’anti-guerre d’Irak, l’ex-Sénateur Barack Obama devenu Président le plus puissant de ce monde), l’Amérique a fait le « sale boulot » que l’Iran avait échoué à réaliser il y a vingt ans. L’hyperpuissance retraitée du Moyen-Orient, face au fiasco engendré par ce repli « stratégique », s’est, ensuite, cherché un gendarme régional pour mâter la révolte sunnite, vite récupérée par les Islamistes de Daesh, dans l’Ouest , puis le Nord de l’Irak. L’Iran semblait s’imposer, « naturellement ». Et le tour semble jouer. Sinon que le principal responsable de cette radicalisation semble être passé « sous les radars » et avoir réellement fourvoyé l’axe pro-occidental mené par Washington… 

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L’éclatement des révoltes, puis de la guerre civile sunno-alaouite en Syrie a compliqué l’accès à cette sorte de boulevard intérieur que creusaient les forces de la révolution chi’ite dans la région. Erdogan et les services turcs ont su habilement tirer partie de cet affrontement, en couvant de leur aile protectrice l’éclosion du monstre Daesh dans les flancs de l’Iran hégémonique.

Ainsi, ces deux Etats-voyous ont largement cautionné des « légions étrangères » pour réaliser leurs desseins d’expansion régionale. Ils sont, pour ainsi dire à armes égales. L’un prône, au départ, l’affrontement direct avec l’Occident, contre grand et petit Satans, -puis l’apaisement négociateur quand la crise fut venue-  et l’autre préfère jouer de l’entrisme dans l’OTAN et l’Europe, pour mieux subvertir « ‘l’ennemi » de ses rêves impériaux : un retour néo-Ottoman.

L’imprévu, devant tant de menaces additionnées, c’est que tout le monde donnait les puissances traditionnelles sunnites, royaumes pétroliers, comme largement sur le déclin, voire moribonds, en phase terminale. Les Américains, eux-mêmes bluffés, ont commencé à se dire qu’il était préférable de jouer la carte du « policier régional » iranien, par l’entremise de l’habile Turquie, que de miser un penny sur les restes à l’agonie de l’Arabie Saoudite. Or, ce monde traditionnel se réveille et fait tonner toute l’ampleur de sa puissance coalisée, en rassemblant 22 pays et bientôt, plus de 150.000 hommes prêts à faire front comme un seul. 

La Turquie soutient l’Etat Islamique grâce à ses ventes illicites de carburant. Daesh contrôle désormais des champs pétroliers en Syrie et Irak, en capacité de produire 120.000 barils par jour. Ce pétrole est transporté par l’intérieur de la Turquie, où il est vendu avec des ristournes allant jusqu’à 70%, essentiellement vers le marché asiatique. Selon le Dr Issam al-Chalabi, l’ancien ministre irakien du pétrole, l’Etat Islamique a empoché entre 100 et 150 millions de $ en 2014 et ses bénéfices n’ont pu être pris exclusivement qu’en Turquie. De plus, Daesh est parvenu à recruter près de 25.000 Jihadistes étrangers, dont environ 8.000 Européens, la plupart étant bien passés par l’aéroport d’Istanbul et la frontière poreuse du Sud-Est du pays. 

En dépit de fortes pressions américaines, et une visite personnelle du Secrétaire américain John Kerry, la Turquie a résisté à toutes les requêtes visant à stopper l’afflux d’hommes et de matériel depuis et vers les territoires contrôlés par Daesh. La chaîne de télévision allemande ARD a récemment diffusé un reportage démontrant que l’Etat Islamique dispose de bureaux officieux de recrutement dans le quartier de Fatih, à Istanbul, entièrement passé sous la coupe des Islamistes. Les nouvelles recrues y obtiennent de l’argent et un équipement, avant d’être envoyés en Syrie. Un ou des sergents-recruteurs d’Abu Bakr al Baghdadi y ont même été liquidés par des escouades du PKK. Selon le Cheikh Nabil Naiim, ancien Jihadiste disposant de sources uniques au sein même du mouvement, il existe des camps d’entraînement et des hôpitaux de campagne sur le territoire turc, tout le long de la frontière avec la Syrie. 

L’Ambassadeur de l’Union Européenne en Turquie a reçu de plus amples preuves de la collaboration directe de l’Etat Turc avec l’Etat Islamique, dans un rapport daté de juin 2014, envoyé par le Maire de Mardin, à la frontière turco-syrienne, au sud-Est du pays. Selon ce rapport, des membres de l’Etat Islamique sont emmenés vers la frontière directement par des véhicules et déguisés en uniformes de l’armée turque, ce qui leur permet de franchir la ligne de démarcation entre les deux pays. Ce rapport déclare aussi qu’un représentant du parti au pouvoir rencontre, de temps en temps, des représentants de Daesh à la frontière. 

Un article encore plus récent du Newsweek Magazine cite un ancien technicien des communications de l’Etat Islamique, qui donne des détails de cette coopération féconde avec la « bête immonde ». En « d’innombrables occasions » (dit-il), il a entendu des conversations entre des responsables de l’armée turque et les commandants de Daesh sur le terrain, en train de coordonner et transmettre leurs informations, en préparation d’attaques contre les forces kurdes. Ces communications sont survenues alors qu’il était posté dans les quartiers-généraux de Daesh à Raqqa, en Syrie, près de la frontière turque, où il a été témoin des autorisations données par l’armée turque à des groupes de l’Etat Islamique, pour franchir la frontière, en route vers la bataille ou de retour de celle-ci, contre les Kurdes (notamment, lors de l’épisode de Kobané assiégiée). 

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Mais l’émergence de Daesh, même si elle s’accompagne d’une perte de contrôle de territoires pour l’Etat irakien, et d’un risque de sécession pratique de la part du Kurdistan irakien, représente aussi l’opportunité concrète de réunification irano-irakienne de tous les dominions d’obédience chi’ite et au-delà, par la double-soumission imposée aux tribus sunnites : soit l’Iran, soit l’Etat Islamique… L’Iran peut donc accomplir son rêve d’une seule et même entité, de Karbala, Nadjaf, Bagdad jusqu’à Téhéran et faire du centre irako-syrien du Moyen-Orient sa énième province, avec vue sur la Méditerranée, depuis les ports de Latakieh et de Beyrouth… Ne manquait plus que le débouché sur les voies de navigation pétrolière pour parachever l’encerclement, puis la destitution des derniers roitelets sunnites : ce fut par la conquête houtie de San’a’a et Aden, à l’embouchure du même Golfe, au Yémen. 

Depuis le déclenchement initial des révoltes arabes, à la fin 2010, aussi bien Ankara que Téhéran ont, donc, été déchirés par des intérêts vitaux contradictoires. Ces deux puissances ont toujours eu un objectif final commun : réprimer la montée en puissance de l’Arabisme sunnite traditionnel en provenance de Bilad al-Sham et al-Jazira. Cependant, ils ont divergé quant à la posture régionale à adopter, pour faire barrage à cette renaissance de l’Arabisme. Or, ils sont, aujourd’hui, avec l’affaire yéménite, au carrefour de nouveaux défis, puisque, selon toute évidence, ce panarabisme n’est pas mort, mais au contraire, renaît, tel le phoenix de ses cendres. 

Ankara est déterminé à étendre son hégémonie régionale au détriment du système de pouvoir traditionnel prenant sa source dans la Péninsule arabique, en instaurant un axe sunnite du Nord au Sud, capable d’absorber la Maison des Al-Saoud. Téhéran répugne à renoncer à son Croissant chi’ite Est-Ouest, avec le Hezbollah au Liban et le gouvernement chi’ite irakien qui offre à l’Iran un accès aux rives de la Méditerranée. Actuellement, le dénominateur commun à ces deux puissances se situe dans leur détermination à dominer rapidement le cœur du pays sunnite entre la Syrie centrale et l’Ouest de l’Irak. En même temps, la compétition féroce irano-turque, dans l’établissement de leurs suprématies respectives, demeure la clé de la guerre fratricide, en pleine escalade, en Syrie. Elle permet aussi de comprendre comment et pourquoi Erdogan, une fois de plus, choisit la voie royale du double-jeu, en feignant l’entente cordiale avec les deux puissances dominantes : les Saouds et les Ayatollahs. Et que le meilleur gagne, serait-on tenté, non sans raison, de penser… A ce jeu, les plus « fragiles » et ralliés de fraîche date à la coalition sunnite, le Soudan et le Qatar, de par leur allégeance aux Frères Musulmans, pourraient, à un moment donné et si le vent tourne défavorablement pour Riyad et Le Caire, changer casaque et se trouver, à nouveau, plus à leur aise à commercer avec les Ayatollah, par l’entremise dfu rusé Erdogan… 

Dans le nord, l’entité Kurde de facto unifiée, se projette vers une montée en puissance, aussi bien en Turquie (par la relance de l’insurrection du PKK) et dans l’Ex-Irak central et du nord. Il faut donc qu’Erdogan tente, via ses accords de principe avec l’Iran autour de cette question, d’endiguer l’aspiration kurde à l’indépendance, qui ne manquerait pas de contaminer les régions kurdophones de Turquie.

 A la fin avril 2014, le Président de la région du Kurdistan, Massoud Barzani a signé un document secret affirmant que la « confédération résoudra tous les problèmes kurdes ». Ce document met en exergue un programme légalisant et organisant l’intégration progressive des autres entités kurdes dans une vaste entité politique dirigée par Erbil. Erbil fournit ainsi le cadre politique aux autres zones kurdes –à commencer par celle de Turquie – pour faire, un jour, sécession et se joindre au Kurdistan irakien d’Erbil. La guerre meurtrière contre l’Etat Islamique a donc pris de court cet agenda souverainiste, remisé à plus tard. Ce sérieux handicap est donc parfaitement exploitable par Ankara et Téhéran, deux chefs-lieux d’empires qui ne l’entendent pas du tout de cette oreille. On peut s’interroger pour savoir si l’encerclement de Kirkouk, riche en pétrole, ne sera pas un des objectifs militaires préférentiels des milices pro-iraniennes, dont les exactions à Tikrit semblent vite passer sous le tapis persan… 

Plus au Sud, l’Arabie Saoudite et le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) ont longtemps semblé, de plus en plus,vulnérables, face à la progression chi’ite dans l’Est de la Péninsule Arabique, comme le reflète l’instabilité croissante au Bahrein et les menaces de sédition chi’ite dans les zones arabiques les plus riches en pétrole. Ce qui représente la menace la plus sérieuse contre le royaume wahhabite depuis sa naissance.

Autant Téhéran que ses protégés opèrent sous la couverture de l’Etat Islamique de l’Est de l’Arabie, encore renforcés par l’abandon américain à l’égard de Riyad et des autres Etats du Golfe.

La question subsidiaire en suspend est de savoir si les Wahhabites ont bien compris le message inscrit sur le mur : Al Qaïda au Yémen ou l’Etat Islamique peuvent, à termes faire converger leurs agendas pour tenter d’accomplir le renversement de la Maison Royale. De l’autre côté, l’Iran fait jouer ses supplétifs houtis afin de contrôler les Détroits dont celui, crucial de Bab el Manbed (et celui d’Ormuz par Téhéran). 

L’actuelle restauration d’un ordre sunnite au sud de la Péninsule peut aussi sonner le glas du recours systématique au terrorisme et à la prédication wahhabite subversive, par les plénipotentiaires du Golfe. Il faudra, pour cela, faire plier le Qatar et le Soudan, qui en sont les meilleurs relais et financeurs (notamment en Libye).

 Seul point positif de l’affaire, à ce jour, les 22 pays membres de la Ligue arabe réunis à Charm el-Cheikh ce week-end ont jeté les bases d’une force de réaction rapide commune pour lutter contre les mouvements terroristes qui ne connaissent pas de frontières. L’opération Decisive Storm est un peu un test en grandeur nature pour le montage d’une telle entité (1). Mais si cette force conjointe sert surtout à contrebalancer l’influence de l’Iran au Proche-Orient, il semble que l’objectif initial sera alors difficile à atteindre d’autant que Téhéran joue un rôle capital dans la lutte contre les salafistes-jihadistes. source

L’alignement de façade d’Erdogan derrière ce « nouvel ordre » n’est que conjoncturel et il ne manque pas de moyens pour tenter de retourner une situation a priori défavorable en atout, pour tenter de tirer partie de cette guerre arabo-perse, qui menace de s’étendre à toute la surface de la région… Le dernier qui restera debout pourrait être proclamé vainqueur… faute de combattants? 

Par Marc Brzustowski

  1. Non seulement, ce sera très difficile à réaliser techniquement, mais les politiques de nombreux pays arabes ne convergent pas vers les mêmes objectifs.

 

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