Le double assassinat de Samuel Paty

Par Marc Midan Publié le 21/10/2020 à 11:30

Marc Midan, docteur en littérature américaine et professeur d’anglais en classes préparatoires, analyse le drame qui a frappé Samuel Paty à travers le prisme de notre américanisation.

Le caractère effroyable de l’exécution de Samuel Paty peut faire oublier qu’elle venait après une première attaque, dont elle est à plus d’un titre le prolongement.

Avant de le décapiter, on a cherché à faire taire le professeur d’histoire en mobilisant un discours antidiscriminatoire et en faisant appel à l’appareil administratif et judiciaire.

Ainsi, il aura subi à la fois une violence dure, barbare, et une violence qu’on ne dira pas douce, mais plutôt soft, à l’américaine.

Dans le réflexe de ceux qui cherchent à obtenir le renvoi, l’exclusion ou le bâillonnement de qui les aurait offensés, on reconnaît une tendance dont il serait injuste d’attribuer l’exclusivité à l’Amérique, mais qu’elle a elle-même définie par les termes de cancel culture (culture de l’annulation) et de politically correct.

L’AMÉRICANISATION DE LA SOCIÉTÉ

Acclimatée en France, la criminalisation de l’offense témoigne d’une influence américaine qui doit sa force non seulement à des groupes de pression constitués mais aussi à l’emprise que l’Amérique, par ses qualités intrinsèques, exerce spontanément sur les esprits. Le soft power, c’est en effet la séduction américaine, le pouvoir de l’influence culturelle, plutôt que le hard power des empires physiques et des armées.

C’est ce qui amène le peuple à donner à ses enfants des prénoms anglo-saxons, et l’élite à se gargariser d’anglicismes ; c’est la propagande masquée qui fait claironner un peu partout l’audacieuse invitation à « sortir de sa zone de confort » (calque de l’anglais américain « to get out of your comfort zone ») tout en censurant les propos par trop sources d’inconfort.

Il faudra cependant que la France s’interroge

La position américaine – ou, pour être exact, la position dominante aux États-Unis (car nombre d’Américains ne s’y reconnaissent pas, invoquant, peut-être à contresens, un Premier amendement qui garantit en principe une liberté d’expression absolue) – possède sa cohérence et sa légitimité.

Elle considère que jamais un enseignant ne devrait prendre le risque de heurter la susceptibilité de ses élèves en matière identitaire, qu’il s’agisse de religion, d’appartenance ethnique, de genre ou de sexualité. Il est des mots qu’on ne saurait prononcer dans une salle de classe, même dans une perspective éducative.

Huckleberry Finn existe ainsi dans une édition amendée où, de manière historiquement inexacte, le mot slave remplace ce qui ne peut plus être désigné sans sacrilège qu’à travers une initiale (the N-word).

Or, nous prétendons, chez nous, suivre d’autres principes, considérant que la liberté scientifique – l’enseignement de l’histoire telle qu’elle fut, avec ce qu’elle comporte de choquant – prime sur le devoir de ne pas offenser.

Une fois passé ce moment d’unanimisme spontané, il faudra cependant que la France s’interroge : sommes-nous un pays où l’on répète le geste éducatif de Samuel Paty (seul véritable hommage) ou un pays où l’on s’abstient soigneusement de l’imiter ? Ces caricatures, en bref, est-ce qu’on les montre, ou pas ?

Soit la banalisation du blasphème, soit la banalisation de son écrasement

Malgré les espoirs du centre mou, qui voudrait concilier la liberté de pensée avec le respect des opinions, croyances et identités de chacun, l’angoisse traversant la société actuelle provient de la conscience de plus en plus claire que ce ne sera pas « en même temps », mais « ou bien… ou bien… » : soit la banalisation du blasphème (droit arraché par la République en un autre temps à une autre religion), soit la banalisation de son écrasement.

RÉVEIL RÉPUBLICAIN

La République intransigeante, qui a pour quelques jours encore le vent en poupe, et qui, sûre de son bon droit, sans crainte ni des troubles internes, ni des scandales internationaux (« la France, pays d’intolérance et de xénophobie »), serait prête à répéter le geste éducatif jusqu’à ce que le message passe, cette République-là devra faire la preuve d’une existence dont il est aujourd’hui permis de douter.

On croit plutôt discerner, derrière la fumée des chandelles, une République du « respect », qui substitue à la violence barbare une répression réglementaire et légale, et prétend ainsi garantir la paix.

Le « respect », entendu en ce sens, c’est ce qui constitue en « provocation » ou en « haine » ce qu’on pense (à tort ou à raison) devoir dire au nom de la vérité. En d’autres termes, le « respect », c’est la version soft du couteau sous la gorge.

La vie sous le régime du politiquement correct, faut-il le souligner, n’est nullement dépourvue de violence. C’est une violence diffuse et invisible, plutôt qu’explosive et spectaculaire.

Elle brise bien quelques carrières, quelques vies, mais n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle n’a même pas à le faire. Elle sait qu’aucune censure n’est aussi efficace que l’autocensure. Elle rejette la pensée libre dans le refuge d’une intimité sans cesse rétrécie par les progrès des techniques de surveillance et l’inquisition consentie des réseaux sociaux.

Cette mort, ce sera nous qui la lui infligerons et, cette fois, elle sera douce

Dans l’école d’un tel régime, l’on fera comprendre à ceux qui auraient l’idée saugrenue de se prendre pour des esprits affranchis de la mettre en veilleuse, au nom de l’inclusion et du respect. Le « pas de vagues » cher aux administrations aura tout recouvert sous des écumes de fleurs.

Fini, les Lumières : la France sera devenue le pays des bougies. Ce sera, alors, la seconde mort de Samuel Paty : un homme « petit », « très gentil », se souviennent ses élèves – un vrai hussard noir de la République, qui se faisait un devoir de révéler ce que l’obscurantisme impose d’abscondre. Cette mort, ce sera nous qui la lui infligerons et, cette fois, elle sera douce.

Par Marc Midan

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