La motivation des préceptes des lois selon Moïse Mendelssohn, fondateur du judaïsme moderne (7).

Mendelssohn a toujours tenté de rapprocher les grands textes du judaïsme de la culture de son temps, ce qui en fit, selon quelques historiens, l’un des pères spirituels de libéralisme et de la réforme.

Mais, comme on va le voir, dans le cas du pédagogue gagné aux idées nouvelles et partisan de la manière forte pour les imposer aux récalcitrants de la communauté juive, il recommandera toujours la patience et la persuasion à ce Herz Homberg (1749-1841), pédagogue juif qui collabora à sa traduction du Pentateuque. Mendelssohn aborda plus en détail les problèmes des communautés juives du pays.

C’est précisément dans une lettre ( n° 580) à ce même Homberg que Mendelssohn exprima ses réserves sur la soi-disant tolérance prônée par les autorités: comment, s’écrie-t-il, parler de tolérance véritable lorsque l’objectif que les autorités s’assignent n’est autre que l’unification religieuse?

Dans de telles conditions la tolérance est encore plus dangereuse que les persécutions ouvertes. La correspondance entre les deux hommes laisse aussi apparaître quelques divergences; la fameuse lettre du 22 septembre 1783 est très instructive sur les conceptions juives profondes de Mendelssohn.

A Homberg qui le pressa de proclamer l’abrogation des “lois cérémonielles” [Ritualgesetze, Ceremonialgesetze] en français d’aujourd’hui on dirait les rites] Mendelssohn fit la réponse suivante ( lettre n° 612). Ce détail est primordial dans le cadre de la pratique religieuse : Mendelssohn refuse la requête antinomiste du pédagogue Homberg qui voulait abroger une grande partie des commandements.

“Lors même que les lois cérémonielles auraient perdu leur utilité et leur signification comme langage écrit ou symbolique, elles ne cesseraient pas d’être nécessaires comme lien d’union, aussi longtemps que le polythéisme, l’anthropomorphisme et l’usurpation religieuse domineront le globe terrestre. Tant que ces fléaux de la raison seront ligués contre elle, les vrais adorateurs de Dieu devront à leur tour former une alliance défensive et se protéger par des cérémonies religieuses contre le polythéisme des convertisseurs… Tous nos efforts ne doivent tendre qu’à réformer les abus et à rendre leur vraie signification aux pratiques religieuses que l’hypocrisie et le formalisme conspirent à rendre vaines et inintelligibles.”

On ne pouvait pas être plus clair : Dans cette lettre écrite en 1783, donc très proche des problématiques à venir de la réforme et du libéralisme, Mendelssohn décline l’offre de rompre avec les lois cérémonielles que ses disciples, authentiques ou se présentant comme tels, souhaiteront abolir dès 1840.

Tout en étant un partisan convaincu du camp du progrès, Mendelssohn ne cherchait guère à miner les fondements du judaïsme traditionnel. A ses yeux, réformer n’était pas jeter le Talmud par dessus bord (pour parler comme H. Heine) mais au contraire remédier aux déformations subies par cette même tradition qui faisait alors figure d’inadmissible survivance du passé.

La réforme pour Mendelssohn revenait à réparer les dégâts subis par une tradition originellement bonne mais déformée par des siècles d’usurpation et d’ignorance. On peut donc y voir une critique silencieuse de certains rabbins orthodoxes qui se sont coupés de l’avancée culturelle et du progrès social, plongeant les juifs des générations à venir dans un grand désarroi.

Moïse Mendelssohn eut maintes opportunités d’exprimer ses idées sur l’éducation religieuse, sur la place qui devait y revenir à l’enseignement du Talmud, sur les articles de foi à inculquer aux enfants et sur l’avènement messianique.

Pour la Freyschule de Berlin–dont il fut le père spirituel et dont la plupart des élèves étaient issus de milieux peu favorisés- le programme des études comprenait la Bible accompagnée de sa traduction allemande, la grammaire hébraïque, l’allemand et le français, les mathématiques et la géographie, voire même l’histoire, le dessin et les sciences naturelles.

Le Talmud, jadis omniprésent au point de se tailler la part du lion, était absent et ce fut seulement en 1783 qu’il fut remédié à cette carence. Mais lorsque Naphtali Herz Wessely, l’un des protégés de Mendelssohn et son collaborateur pour la traduction du Pentateuque en allemand, s’écria -fort maladroitement- que “nous ne cherchions pas à devenir tous des érudits talmudiques…” il reçut l’appui et le soutien de Mendelssohn qui lui écrivit cette phrase symptomatique: “mais qu’attendez-vous donc de ces esclaves du préjugé?”

Dans un contexte différent, il est très instructif de prendre connaissance d’un article de foi messianique rédigé par Mendelssohn lui-même:

“Je reconnais comme une vérité claire et évidente que les fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ne demeureront pas éternellement éloignés de la terre promise ni ne seront constamment dispersés parmi les autres nations. A un moment connu de lui seul, Dieu suscitera un chef oint, issu de la maison de David qui refera de ce peuple une nation libre qu’il régira dans la terre de ses ancêtres. ”

Les partisans de la réforme, qui prendra son essor deux décennies après la mort de Mendelssohn en 1786, avaient pourtant nié l’existence d’Israël en tant que peuple dans la plupart de leurs programmes. Ils se voulaient une simple communauté religieuse parmi d’autres.

Dans quelle mesure Mendelssohn lui-même croyait-il en ce qu’il disait, c’est là un point qu’il conviendrait d’éclaircir. Mais accorder une place au messianisme prouve, certes, l’attachement de Mendelssohn à l’héritage ancestral mais ne suffit pas à définir une conception de l’essence du judaïsme. C’est la tâche que l’auteur s’est assignée dans son ouvrage , Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme. (Berlin, 1783)

Quelle est la genèse de Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme? Si profond que fût son contenu, elle dut tout de même sa naissance à des circonstances précises. C’est contraint et forcé que Mendelssohn décida de répondre à ses adversaires -qui déformaient sciemment les idées du judaïsme- et à ses amis i.e. Christian Wilhelm von Dohm (1751-1820), qui développaient sur les prérogatives des sociétés religieuses des idées que le philosophe juif jugeait inacceptables.

Après la parution de l’Essai de Dohm sur la réforme politique des juifs, Mendelssohn acheva de rédiger, le 19 mars 1782, une Vorrede à la traduction allemande des Vindiciæ Judeorum de Manassé ben Israël. Ce plaidoyer en faveur de la tolérance était adressé tant aux chrétiens qu’aux juifs qui n’avaient pas le droit de se persécuter les uns les autres.

Jérusalem… se compose de deux parties de grandeur inégale et dont l’harmonie a suscité la verve des commentateurs: d’emblée, l’auteur se préoccupe des relations entre l’Eglise et l’Etat. Il expose aussi les thèses de Thomas Hobbes et de John Locke. Pour Hobbes, les hommes se livrent une guerre générale et sans merci, c’est la raison pour laquelle il convient de s’en remettre à l’Etat.

Au tout début de la seconde partie de la Jérusalem, Mendelssohn souligne que tant l’Etat que l’Eglise ne sauraient se prévaloir du droit d’excommunication.

Le judaïsme lui-même, dit-il, n’a pas de dogmes mais une simple législation révélée. C’est une façon habile de reprendre la théorie talmudique de la divinité de la Tora : Tora min ha-shamayim, le Tora vient du ciel… Et cela s’applique au contenu positif de la religion, donc aux commandement et aux préceptes. Aucune doctrine salvifique ni aucun principe rationnel n’a fait l’objet de la révélation au Sinaï.

“Il ne faut donc pas confondre une législation surnaturelle (i.e. révélée) avec une révélation de même nature.”

Sur ce point précis, Mendelssohn a été contraint de faire une concession de taille à l’idéologie dominante de son temps :son universalisme eut été indéfendable autrement: si l’Indien d’Amérique ne pouvait parvenir à la félicité éternelle que par une révélation et non par ses propres moyens cognitifs, Dieu n’aurait pas été juste, puisque seuls les enfants d’Israël ont pu bénéficier de la théophanie…

La félicité dépend donc des vérités éternelles auxquelles nous parvenons par le biais de l’entendement. Mendelssohn signale aussi que nulle part la Bible ne requiert la croyance, elle enjoint simplement d’agir dans un certain sens.

Cette affirmation doit être nuancée ; Mendelssohn résume ainsi son point de vue : conformité d’action et liberté de doctrine… Mais comme l’Etat et la religion étaient intimement liés dans l’ancienne constitution israélite, pécher contre l’un revenait à pécher contre l’autre: par exemple, profaner le sabbat, c’était contrevenir à une loi civile…

Mais les juifs ont le droit de réfléchir sur leur religion et sur ses commandements sans, toutefois, chercher à s’en affranchir: car ce que Dieu a prescrit, l’homme n’a pas le droit de le défaire.

Sachant cependant que l’Etat était de nature chrétienne et, partant, guère impartial, Mendelssohn demande que si les juifs respectent les lois de cet Etat [chrétien] ce dernier se devait, à son tour, de respecter ses propres engagements vis-à-vis de Dieu. Et accorder aux juifs une liberté de culte, comme tous les autres citoyens du pays.

On peut dire que la philosophie de Jérusalem… consiste en l’affirmation de la conscience morale, reconnue comme l’arbitre suprême, en l’absence de dogmes dans le judaïsme et en la proclamation de la tolérance: les citoyens ne sauraient être inquiétés en raison de leurs croyances religieuses.

On doit permettre à chacun de s’établir là où il veut, d’exercer la profession qu’il veut et de vivre comme bon lui semble, à la condition expresse de respecter les lois de l’Etat.

Même à l’état de nature, l’homme est pourvu de principes moraux qu’il n’acquiert pas seulement dans le cadre du pacte social. Sans ce substrat naturel l’homme ne serait pas en mesure de contracter les engagements qui sont les siens dans la société.

Il est préférable que l’homme renonce de plein gré à certaines prérogatives qu’il délègue à l’Etat: on se sent mieux quand on consent un sacrifice librement. Suivant la définition de Leibniz, Mendelssohn juge que l’équité n’est autre que la conjonction de la sagesse et de la bonté.

Chacun doit savoir quand, comment et dans quelles circonstances il peut céder l’une de ses prérogatives à la collectivité. L’homme a donc des droits et des devoirs: les relations entre les hommes forment selon Mendelssohn l’objet de la philosophie morale tandis que les relations entre Dieu et les êtres constituent ce que l’on nomme la religion.

Celle-ci ne peut recourir qu’à la consolation, la persuasion et l’amour. Et l’Etat n’est nullement fondé à favoriser telle religion plutôt que telle autre car la liberté de penser et de croire est un droit inaliénable. Locke avait déjà noté que nul n’était fondé à imposer sa foi à un autre tandis que Spinoza avait soutenu que personne ne pouvait transférer à un tiers son droit naturel à penser librement.

La préoccupation majeure de Mendelssohn fut de prouver que le judaïsme, contrairement au christianisme, n’avait pas de dogmes et ne contredisait donc jamais à la raison. Il devait donc être une sorte de religion naturelle au substrat rationnel auquel venait s’ajouter une législation révélée et spécifique qui ne s’adressait qu’aux enfants d’Israël.

C’est par ce “découplage” que Mendelssohn parvenait à réconcilier des impératifs contradictoires, savoir la spécificité juive (terme préférable au “particularisme”) et l’universalisme, si cher aux yeux des adeptes des Lumières.

Le peuple dit élu ne s’est pas vu remettre des vérités que son esprit pouvait découvrir par lui-même; c’est un ensemble de lois spécifiques par l’accomplissement desquelles il parvient à la félicité éternelle. Mais les autres peuples, non dépositaires parce que non destinataires de cette loi, parviendront, par eux-mêmes, à découvrir les vérités éternelles qui leur ouvriront la voie de la même félicité.

Le message de la théophanie commençait par ces termes: Je suis l’Eternel ton Dieu, mais il n’enchaînait pas ainsi: … ton Dieu, l’Etre nécessaire, absolument indépendant, omnipotent, omniscient, qui rétribue les hommes en fonction de leurs actes… Mendelssohn paraphrase le verset d’Exode 20;2 qui représente l’archétype même de la vérité historique sur laquelle le judaïsme (et non point un simple déisme) se fonde:

Je suis l’Eternel ton Dieu qui a contracté avec tes pères Abraham Isaac et Jacob une alliance; il leur a promis une très grande descendance. Le moment est venu de réaliser cette promesse. A cette fin, je vous ai libérés d’Egypte, du pays de l’esclavage, à l’aide de miracles jamais vus. Je suis votre Maître, votre sauveur, votre roi: avec vous aussi j’entends contracter une alliance en vous donnant des lois qui régleront votre vie de nation heureuse sur la terre promise à vos ancêtres.

Selon Mendelssohn, de telles déclarations reposent sur des vérités historiques qui peuvent s’autoriser de miracles. Le judaïsme se compose, selon l’auteur, ainsi : de vérités éternelles qui ne firent l’objet d’aucune révélation et dont l’intelligence ou simplement la connaissance n’est liée à aucune punition ni à aucune menace, de vérités historiques qui tiennent à l’origine d’Israël. La personnalité même du narrateur, Moïse, leur accorde une crédibilité et une fiabilité suffisantes.

Contrairement aux vérités éternelles, de telles déclarations peuvent être soutenues par des miracles, de lois, de préceptes et de règles de vie qui sont spécifiques à ce peuple.

Cette législation provient de Dieu -non point du Dieu créateur- mais de Celui qui trancha une alliance avec les ancêtres et les patriarches de ce peuple. Mendelssohn n’oublie pas la tradition orale: sans l’interprétation de cette dernière, le judaïsme vivant serait impossible.

Ce dernier point est d’une importance capitale et soutient fortement les réserves émises plus haut quant à l’attribution à Mendelssohn de visées réformatrices excessives, telles qu’elles furent représentées par Samuel Holdheim à Berlin, Stein à Francfort sur le Main ou David Einhorn aux USA.

Pour mesurer avec exactitude la place concédée par ‘aluteur à la pratique religieuse, voici comment Mendelssohn concevait vraiment son propre judaïsme :

a) la révélation.
Si l’écrasante majorité de l’humanité ne requiert pas de révélation pour accéder à la félicité éternelle, comment expliquer qu’elle soit, pour les Hébreux, indispensable? C’est ici qu’apparaît la fragilité de l’argumentation de Mendelssohn, tout comme elle était apparue chez son lointain précurseur de Cordoue, Maimonide… Mendelssohn se réfugie dans le caractère insondable de la sagesse divine: il a plu, écrit-il, à la sagesse de Dieu de distinguer ce peuple d’une grâce toute particulière… N’eut-il pas été plus sage d’affirmer comme les averroïstes juifs du Moyen Age que la révélation est une sorte de moyen de diriger les masses incultes en leur imposant des “croyances nécessaires”?

b) les vérités éternelles et les vérités historiques.
En distinguant entre ces deux catégories de vérités Mendelssohn a probablement repris une idée de Leibniz qui parlait de “vérités de raison” et de «vérités de fait». Ici aussi, c’est le statut de la révélation qui est en cause: est-elle historique, en d’autres termes, a-t-elle bien eu lieu? Et pouvons-nous croire le témoignage de ceux qui attestent un tel événement, en l’occurrence la Bible ?

c) les miracles.
Mendelssohn tente, sur ce point précis, de refléter l’attitude moyenne des penseurs juifs médiévaux depuis Saadia Gaon jusqu’à Eliya Delmédigo; le premier, issu de milieux arabo-musulmans, accordait aux miracles une vertu démonstrative que Maimonide leur retirera.

Pour l’auteur du Guide des égarés, les miracles font, en quelque sorte, partie de l’ordre naturel puisqu’ils furent prévus, dès les origines, dans l’économie générale de l’univers.

Cette solution avait pour avantage de satisfaire partisans et adversaires: les premiers tenaient à une certaine conception de l’omnipotence divine tandis que les seconds voulaient sauvegarder la science et la stabilité des êtres. Maimonide (Guide III, ch. 15) commençait ses développements par ces termes: l’impossible a une nature stable et ne saurait être l’œuvre d’un agent. Plus tard, à l’époque e la Renaissance, Eliya Delmédigo donnera des miracles une interprétation averroïste: les miracles constituent une sorte d’illusion pour les masses ignorantes…

Pour Mendelssohn, les miracles ne servent pas à garantir la véracité de telle ou telle doctrine: il n’existe pas de preuve par le miracle (kein Wunderbeweis). De fait, la position de l’auteur est inconfortable: que dire des miracles perpétrés par Moïse et Aron lors de leur confrontation avec le Pharaon? En fait, Mendelssohn s’est laissé guider par Maimonide et par Leibniz.

d) la raison et la foi.
Comme on le signalait supra, le judaïsme ne contredit pas, selon Mendelssohn, aux règles de la raison car il ne contraint pas ses adeptes de croire en des dogmes irrationnels:

“Commandement positif et commandement négatif, récompense et châtiment: tout ceci ne s’applique qu’aux actes, positifs et négatifs qui relèvent de la décision de l’homme et sont déterminés par nos conceptions du bien et du mal. En revanche, la foi et le doute, l’adhésion ou le rejet ne sont pas soumis à notre désir mais dépendent, au contraire, de notre connaissance ou de notre ignorance de la vérité.” (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018).

 

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