La méditation de la parole divine conduit-elle à la prophétie?

La méditation et la Bible et (Aryeh Kaplan, Albin Michel)

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En dépit de quelques imperfections, dues plus à l’inexacte traduction française de certains termes techniques hébraïques qu’à une quelconque impéritie  de l’auteur, ce livre américain, opportunément réédité en français par les éditions Albin Michel, pose une vraie question, celle des rapports entre la Bible et la méditation, une activité qui est l’apanage exclusif de l’espèce humaine.

Le terme technique qui connote l’idée même de méditation en tant que telle ne me semble pas, dans sa forme propre, faire partie du corpus biblique. Certes, il y a le verbe hébraïque présent dans le livre de Josué (wé-haguitaboyomamawalayla : tu le méditeras ou l’étudieras jour et nuit).

Nous voulons parler de la hitbodédout. La racine est effectivement biblique et définit même, selon le livre du Deutéronome, le statut spécial et l’essence particulière du peuple d’Israël, un groupe ethnique qui réside seul (donc en solitaire) et qui n’est pas décompté parmi les nations. Il s’agit donc de la racine trilitère BDD qui a donné l’épithète et l’adverbe badadet le verbe à la forme pronominale mitbodéd (s’isoler, s’esseuler).

Dans la philosophie médiévale juive, pour traduire le titre arabe d’un traité du philosophe andalou Ibn Badja (l’Avempace des Latins), premier penseur à avoir contesté la philosophie politique d’Aristote à son époque, intitulé Le régime du solitaire, en arabe Tadbir al-mutawahid, et en hébreu Hanhagat ha-mitbodéd, on a eu recours à cette même racine… Et dans ce sens précis on trouve l’idée d’un esseulement, commandé par la nécessité de la méditation. Le traducteur anonyme  de ce traité (longtemps, on a cru à tort que Moïse de Narbonne qui en a donné un résumé en était aussi le traducteur) a donc eu recours à cette racine hébraïque plutôt qu’à une autre…

Le terme hitbodédout, esseulement, isolement, est donc devenu le terme technique pour désigner l’approfondissement du verbe divin, le fondement même de cette méditation. Un peu comme les prophètes, ancêtres du monachisme errant, s’isolent dans le désert avant de venir porter à leurs congénères l’oracle divin.

Cette idée de méditation est centrale dans la Bible, notamment dans la littérature prophétique où on nous relate la divination, la prophétie de nombre de visionnaires hébreux que sont les vieux prophètes d’Israël. Il existe donc une connexion naturelle entre la méditation et l’essence du prophétisme.

Cette remarque n’est anodine qu’en apparence ; car si l’on en tire les conséquences ultimes, elle pourrait signifier que pour comprendre le texte fondateur du judaïsme rabbinique, ce n’est pas la philosophie rationnelle qui est indiquée mais bien l’illuminisme philosophique ou la mystique.

C’est-à-dire la kabbale, tant celle du Shi’urQoma (Mesure de la taille ou du corps divin) que celle du Zohar (XIIIe siècle) que celle d’Isaac Louria (XVIe siècle), dite aussi kabbale de Safed. Il ne faut pas perdre de vue que cette littérature kabbalistique a tenté de se faire passer pour la seule et authentique pensée d’Israël, contrairement à la philosophie de type gréco-arabe, considérée comme un simple produit d’importation.

Mais on trouve aussi dans le Pentateuque lui-même des renvois à cette notion de prophétie, et l’occurrence la plus ancienne concerne le patriarche Abraham en personne dont le vilain roi Abimélech avait kidnappé l’épouse en raison de sa grande beauté et auquel Dieu ordonne de la restituer car le mari lésé est un… prophète (navi).

Les philologues allemands mettent en doute l’origine hébraïque de ce terme ; d’autres se sont donné du mal pour en découvrir la racine exacte car la forme même NBY est assez curieuse. Une autre référence biblique stipule que Dieu n’agit jamais sans avoir au préalable prévenu ses serviteurs que sont les prophètes… Dans un passage devenu classique, le chapitre 37 du livre d’Ezéchiel, on recourt à une forme verbale encore plus complexe, un véritable nif’al, hinnabé.

On peut donc inférer de ce qui précède que cette connaissance prophétique est au centre des choses et qu’elle est bien plus ancienne que toute autre règle herméneutique, notamment l’allégorisme philosophique, tel qu’il fut pratiqué par Maimonide en personne dans son Guide des égarés.

Pourtant, la tradition juive, notamment talmudique, n’a pas opté pour l’ irrationalisme ni pour un type de connaissance extatique, charismatique, tournant le dos à la logique et au raisonnement, ce qui aurait pu favoriser l’extrémisme et le fanatisme.

Certes, il ne s’agit pas, dans la littérature talmudique ou midrachique, du syllogisme aristotélicien au sens strict du terme mais nous nous trouvons face à des raisonnements découlant d’une certaine logique. Par exemple, la substitution d’un terme à un autre qui soit similaire pour définir un contexte. On a donc repoussé loin de soi le mystère, la connaissance magique au bénéfice d’un certain savoir scientifique. Si j’osais je reprendrai le titre de John Tolland,judaism not mysterious… Le judaïsme n’est pas un mystère.

Les prophètes, mais aussi les patriarches, furent donc les premiers à s’adonner à la méditation. Dans ce contexte, la littérature prophétique doit compter avec un autre corpus biblique, chef-d’œuvre de la spiritualité d’Israël, les Psaumes, probablement l’œuvre d’un groupe d’hommes les plus religieux que la terre ait jamais portés ; où le roi David intervient si souvent pour affirmer que la méditation de la Tora de Dieu constitue sa joie la plus profonde : ne dit-il pas dans un grand élan lyrique ceci : Si ta Torah n’avait constitué mes délices, j’aurais péri dans ma misère (Ps. 119 ;92).

Le roi David, celui là même que la tradition juive ancienne a choisi de considérer comme l’incarnation la plus élevée de sa spiritualité, ce, nonobstant ses graves fautes, s’est illustré dans la méditation approfondie de la Torah de Dieu.

Mais le plus important est ceci : celui qui s’abîme dans la spéculation méditative, non point philosophique au sens d’Aristote ou des philosophes en général, mais dans le pur style de la piété, aura, en fin de compte, le pouvoir de communiquer avec Dieu car il aura accès à l’esprit saint, (rouah ha-qodesh) unique canal légitime pour accéder à la révélation des prophètes.

Cette problématique pourrait paraître surannée, pourtant il n’en est rien. Un homme comme le théologien judéo-américain Abraham Joshua Heschel dont l’ouvrage en français Les bâtisseurs du temps (Editions Claude Sarfati), 2017) s’est vraiment posé la question, pas seulement pour lui-même mais pour Maimonide en personne : croyait-il avoir atteint le rang de prophète ? Dans son étude en hébreu (Ha-héémin ha-Rambamshéhiggui’ya la nevouah ?) Heschel répond à la question positivement…

Ce qui est encore plus intéressant dans ce contexte, c’est la problématique maïmonidienne de la prophétie : était-ce un don naturel, un statut auquel on peut parvenir à l’issue d’une vie d’efforts et d’ascèse ou s’agit-il d’un don divine, d’une grâce ?

En d’autres termes, est ce qu’un ignorant peut devenir le vecteur du verbe divin par seule grâce ? Maimonide a su dévier la trajectoire d’un naturalisme d’airain qui aurait annihilé la libre volonté de Dieu… Il opta donc pour une cote mal taillée : Même parvenu au sommet de la connaissance, même devenu l’incarnation de l’esprit saint (rouah ha qodesh) sur terre, Dieu peut à cet homme interdire l’accès à la prophétie car il l’en juge indigne.

Il y a donc un veto divin qui fait figure de véritable épée de Damoclès. Si Maimonide n’avait pas adopté une telle attitude, il aurait fait du prophétisme un simple état naturel, accessible à tous au terme d’une longue préparation.

Il existe enfin une autre problématique, celle de l’illégitimité de l’herméneutique philosophique, appliquée au verbe divin, entièrement conçu selon un mode de communication prophétique.

En d’autres termes, est ce que le commentaire philosophique des Ecritures est l’herméneutique la plus appropriée ? Maimonide aurait répondu positivement mais dans les derniers chapitres de son Guide des égarés, chef d’œuvre de philosophie rationaliste, il verse dans une sorte d’illuminisme philosophique, comme s’il découvrait que ce type de connaissance était plus appropriée. Un verset des Psaumes pourrait l’avoir inspiré : La Torah de Dieu est parfaite, elle apaise l’âme, l’attestation de Dieu est fiable, elle rend  sage l’ignorant… (Ps. 19 ;7)

C’est en effet, la littérature kabbalistique qui avait cherché à incarner cette interprétation, cette méditation de la parole divine. Cela pose un problème de nature épistémologique : la raison, le raisonnement, l’intellect humain, sont-ils en mesure de comprendre convenablement le fruit de la Révélation ?

La foi est-elle transposable en concepts, formes de la pensée qu’elle est censée dépasser largement ? Et, surtout,  l’intellect humain peut-il, en vertu de son essence même, absorber la totalité du verbe divin, réputé infini ? L’infinie polysémie, l’infinitude de sens du verbe surnaturel ne saurait être contenue par aucun récipient intellectuel humain. C’est une sorte de Sedan, de désastre, de la pensée.

Pourtant, la tradition juive est jalonnée de très nombreuses tentatives de méditer ce même verbe divin : à chaque génération naissent quelques esprits supérieures (guéonim, ‘illouyim) qui livrent le fruit de leurs méditations.

On peut même observer, au sein de l’histoire intellectuelle et religieuse du judaïsme, un savant mouvement de balancier dont cette histoire semble avoir le secret : au Moyen Âge, lorsque l’allégorisme philosophique de Maimonide semblait promouvoir une excessive abstraction ou spiritualisation de son contenu, on voit apparaître la kabbale, véritable flot diluvien, emportant out sur son passage et balayant cette forme philosophique de la pensée…

De même, à l’époque moderne, face à la grande pensée de Moïse Mendelssohn, successeur de Maimonide en ce qu’il promouvait la pensée rationnelle, on vit apparaître la noble figure du Baalshemtov, qui réinstalle au cœur du judaïsme de son temps la piété simple et la foi naïve.

De cette tension polaire très fécondante est née une prédilection des juifs pour le commentaire, le débat, la confrontation. Pacifique, bien entendu, et destinée simplement à s’opposer à la sclérose et à la pétrification. La foi demeure vivante quand elle avance, évolue.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Mainonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

 

 

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