1. Partisan antinazi ou criminel de guerre ?

J’ai rencontré Yitzhak Arad dans la cafétéria de sa maison de retraite haut de gamme dans la banlieue de Tel Aviv. Aux yeux de ses adversaires, ce petit homme, blanchi sous le harnais et protégé par les manches longues de son pull d’une climatisation trop présente, est une sorte de Kurt Waldheim juif: un criminel de guerre brutal qui a habilement couvert ses arrières et s’est retrouvé à la tête d’une des plus grandes organisations du monde. Waldheim, ancien officier nazi, était ainsi devenu Secrétaire général de l’ONU avant que la vérité le soit connue.
Arad aurait, quant à lui, commis des atrocités contre des anticommunistes lituaniens au nom de la police secrète de Staline, le NKVD, avant de gagner Israël et de diriger Yad Vashem, le musée israélien consacré à l’Holocauste.
Assis à côté d’une table où se sont rassemblées de nombreuses femmes en chaise-roulante, Arad, 88 ans, raconte comment il faisait sauter des trains en Europe occupée.
À contempler ses doigts courts et ses yeux vifs, je sens derrière le vieillard le jeune partisan des forêts gelées de la Baltique et l’ancien chef de char de Tsahal. Adolescent, Arad a perdu ses parents et la majorité de sa famille dans l’Holocauste. Il précise qu’il n’a à s’excuser de rien. «Je suis fier d’avoir combattu les nazis allemands et leurs collaborateurs lituaniens, dit-il. Le destin m’a permis de lutter contre les assassins de ma famille, les assassins de mon peuple.»
À ma demande, Arad remonte dans la chambre qu’il partage avec sa femme et redescend avec une médaille reçue pour avoir combattu les nazis derrière les lignes ennemies. Elle lui a été donnée par l’Union soviétique, qui soutenait les partisans dans leur lutte contre les Allemands. «C’est la médaille des partisans, de première classe, me dit Arad. La plus importante pour les partisans.» Fondu il y a soixante-dix ans, le métal a survécu au régime qui l’a fait frapper, et le profil de Staline regardant fièrement au loin, dissimulant un profil de Lénine, est encore bien visible. 
Si Arad affirme n’avoir aucune sympathie pour le communisme, il a conservé sa médaille quand il a quitté la Lituanie stalinienne à la fin de la guerre pour rejoindre la Palestine.
«Je l’ai cachée dans un pain», me dit-il, en m’expliquant comment il avait creusé une miche et y avait dissimulé sa médaille. «Si j’avais été pris par les Soviétiques, ils m’auraient envoyé en Sibérie pour abandon de poste –s’ils ne m’avaient pas tué. J’ai choisi de déserter.» Conserver cette médaille constituait un risque, dit-il, mais il a tenu à l’encourir, car elle représentait la seule reconnaissance de ses états de service durant la guerre. «Écoutez, j’ai combattu quelques années et j’étais volontaire, bien sûr, mais peut-être était-ce stupide de ma part.»
Arad a également conservé le certificat accompagnant sa médaille et établissant ses états de service pour l’Union soviétique, sous son nom de naissance, Itzik Rudnicki.
Quand il me l’a montré, j’ai vu qu’il portait la signature manuscrite de Justas Paleckis, le président fantoche et brutal imposé à la Lituanie par Staline.
Mais aujourd’hui, Arad et d’autres comme lui ne sont plus vraiment loués pour leurs services rendus à la Lituanie durant la guerre. Changement d’époque, le nouveau gouvernement de la Lituanie dépeint désormais les nationalistes alliés des nazis comme des héros de la lutte antisoviétique et les partisans antinazis –et tout particulièrement les juifs parmi eux– comme des traîtres.
Arad vit désormais sous la menace d’une enquête lancée par des procureurs lituaniens pour crimes contre l’humanité, commis au cours des derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, qui l’auraient soi-disant vu exécuter des Lituaniens anticommunistes, dont des civils, pour le compte de la police de Staline. Après avoir été, des décennies durant, acclamé comme un héros, le vieil homme qui me fait face de l’autre côté de la table est devenu, aux yeux de sa patrie d’origine, un criminel de guerre.

2. Une destruction complète

La Lituanie où Yitzhak Arad est né en 1926 ressemblait assez à l’Israël où il vit aujourd’hui: un centre de gravité de la communauté juive mondiale. En raison des frontières perpétuellement changeantes des territoires baltes, la capitale de la Lituanie, aujourd’hui appelée Vilnius, s’est trouvé sur le territoire de la Pologne, de la Russie et de la Lituanie elle-même, mais pour les juifs, cette ville s’est toujours appelée Vilna et ils se sont toujours définis comme des Litvaks—un terme yiddish qui signifie «Lituanien».
Si moins de 5.000 juifs vivent aujourd’hui dans le pays, du XIVe au milieu du XXe siècle, la Lituanie fut un des épicentres de la culture juive. Le premier afflux se produit au Moyen Âge, lorsque la peste bubonique ravage l’Europe et provoque la mort de milliers de juifs –nombre d’entre eux de maladie, et nombre d’autres aux mains de leurs voisins chrétiens, qui les tiennent responsables de la maladie.
Les juifs s’enfuient vers l’Est et y apprécient la culture de tolérance qui y règne alors. En 1750, le Grand duché de Lituanie, qui comprend des parties actuelles de la Pologne, de la Lettonie et de la Biélorussie, abrite la plus importante communauté juive du monde. Au début du XXe siècle, Vilna, «la Jérusalem du Nord», accueille plus de cent synagogues et une communauté juive prospère, des journaux et théâtre yiddishs et de nombreuses organisations culturelles et sociales.
Économiquement, les juifs dominent dans le commerce et les professions libérales, provoquant l’ire des ultranationalistes catholiques, qui exhortent la société lituanienne à briser les chaînes de la supposée mainmise de cette minorité juive. Avant la Seconde Guerre mondiale, environ 60.000 juifs vivent à Vilnius, soit environ un tiers de la population de la ville.
En 1939, Hitler et Staline se répartissent secrètement l’Europe de l’Est entre eux. La Lituanie, pressée contre la frontière russe, est allouée à Staline et est ensuite absorbée par l’URSS en 1940, à l’issue d’un simulacre d’élection durant laquelle le parti stalinien est le seul à se présenter au scrutin. Les juifs souffrent de l’occupation soviétique.
Dirigeant un grand nombre de commerces, de journaux et d’organisations citoyennes –des institutions n’ayant pas le moindre avenir dans une utopie soviétique–, ils sont des cibles naturelles pour les staliniens et des milliers d’entre eux sont déportés en Sibérie.
Parallèlement, en raison du grand nombre de communistes juifs en Lituanie, les juifs sont également tenus responsables par nombre de leurs concitoyens pour l’annexion stalinienne.
La surreprésentation des juifs au sein de la génération qui a donné naissance à la révolution bolchévique est incontestable. Mais, avant le début de la Seconde Guerre mondiale, Staline a déjà écarté la majorité des communistes juifs de l’élite soviétique à Moscou. Après la guerre, les juifs ne vont jouer qu’un rôle minime dans la direction de la Lituanie soviétique, en raison de l’antisémitisme soviétique mais, plus encore, en raison de la quasi-annihilation de la population juive de Lituanie.
Avec le recul, les juifs lituaniens envoyés au goulag ont fait partie des chanceux –ils avaient bien davantage de chance de survivre à la Seconde Guerre mondiale que ceux restés sur place.
Car, en juin 1941, Hitler lance une attaque surprise contre l’Union soviétique et conquiert les pays baltes en quelques semaines. Comme en attestent les récits des témoins, les photographies et les archives nazies, la majorité chrétienne de Lituanie accueille les nazis comme des libérateurs et les groupes paramilitaires d’extrême droite commencent à massacrer leurs compatriotes juifs avant même que la mainmise allemande ne soit fermement établie. Au cours des trois années d’occupation allemande, environ 200.000 juifs, 95% de la population juive de Lituanie, sont assassinés –la proportion de population juive la plus importante de tous les pays d’Europe.
À l’inverse du Danemark, où la résistance massive aux nazis a permis de sauver la plupart des juifs danois, en Lituanie, les collaborateurs zélés du régime assurent la destruction quasi complète des juifs lituaniens. Une des seules manières pour un juif d’échapper à l’holocauste en Lituanie –l’endroit le plus dangereux du continent le plus dangereux pour eux– est alors celle choisie par Yitzhak Arad: rejoindre les forêts et les partisans combattant les nazis et leurs collaborateurs.

3. Indépendance et opportunité

Après la guerre, la Lituanie est réincorporée à l’URSS et les autorités soviétiques minimisent le rôle des juifs dans la résistance ainsi que le très haut degré de collaboration des chrétiens de Lituanie avec les nazis. Le mythe de l’union de tous les citoyens soviétiques de toutes ethnies afin de résister vaillamment aux Allemands devient la ligne officielle du parti. Dans les monuments à l’holocauste, les victimes sont systématiquement décrites comme des «citoyens soviétiques» et les assassins comme des «fascistes», masquant le fait que les juifs soviétiques avaient été massacrés parce que juifs et que bon nombre des assassins étaient des citoyens soviétiques, des traîtres. Unique geste, assez vague, visant à reconnaître le rôle des juifs au sein des groupes de partisans en Lituanie: le monument érigé en 1983 en mémoire des partisans dans un parc de Vilnius, rue Pylimo, le principal lieu de promenade de l’ancien quartier juif de la ville.
Lorsque la Lituanie se libère du joug soviétique en 1991, les quelque 12.000 juifs lituaniens restant dans le pays ont à cœur que la vérité soit rétablie. «Nous espérions que lorsque la Lituanie regagnerait son indépendance, il serait possible pour les juifs de reprendre leur place dans la conscience collective», dit Rachel Kostanian, qui a participé à la renaissance du Musée juif de Vilnius, que j’ai visité dans une petite maison qui faisait autrefois partie du Musée de la Révolution, prosoviétique.
La première exposition du musée dépeint l’expérience des juifs en Lituanie durant l’Holocauste en s’appuyant sur de terrifiantes photographies d’époque afin d’établir comment la collaboration locale avait pu le rendre si meurtrier. «Sous l’ère soviétique, il n’était pas possible d’enquêter sur ces questions ou d’en parler, et nous brûlions donc tous du désir de montrer ce qui s’était passé», poursuit Rachel Kostanian.
Avec l’ouverture des archives soviétiques, les chercheurs étrangers ont eux aussi commencé à enquêter sur l’Holocauste en Lituanie. Les récits et témoignages de la collaboration locale, compilés à la fin de la guerre par Ilya Ehrenburg et Vassili Grossman, journalistes soviétiques et juifs, longtemps interdits, sont déclassifiés et publiés. Rachel Margolis, ancienne résistante de Vilnius, a retrouvé et publié le récit d’un témoin de l’exécution des juifs de la ville, par un journaliste catholique polonais qui vivait non loin des lieux où elle se déroule.
Son journal, effrayant, montre du doigt les volontaires lituaniens qui participèrent aux pelotons d’exécution. La question qui préoccupe de nombreux historiens de l’Holocauste depuis la fin de la Guerre froide n’est pas de savoir si les Lituaniens ont massivement collaboré (le fait est avéré par de trop nombreuses sources), mais pourquoi ils l’ont fait.  Un article universitaire publié en 1993 portait ce simple titre: «Lituanie, pourquoi?»
Avec l’indépendance, ce qui reste de la communauté juive originaire de Lituanie voit l’opportunité poindre de poursuivre en justice les collaborateurs des nazis qui avaient échappé à la punition durant l’ère soviétique. La chose aurait dû être plutôt aisée en Lituanie, car ce qui est considéré comme une des abominations typiques de l’Holocauste –le tatouage des détenus et la déportation massive de juifs vers les usines de la mort– y fut pour ainsi dire inexistante. La plupart des juifs de Lituanie furent en effet massacrés à proximité de chez eux. Et selon un historien lituanien, Alfonas Eidintas, la plupart le furent par les Lituaniens et pas par des Allemands.
En Lituanie, les meurtriers et les assassins étaient parfois des voisins –votre dentiste, un client, l’amoureux secret de votre fille en primaire. Un tel manque d’anonymat est le cauchemar des survivants et le rêve de tout procureur.
Joseph Melamed, ancien partisan juif, a commencé dès 1944 à compiler une liste des collaborateurs lituaniens avec l’aide de ses autres amis survivants. Il est né à Kaunas, la deuxième ville de Lituanie, et se souvient des pelotons de vigiles qui parcouraient la ville quand l’Armée rouge se replia devant les nazis. «Les Allemands n’étaient pas encore là; ce sont les Lituaniens qui ont fait le boulot», m’a dit Melamed quand nous avons parlé tous deux à Tel Aviv (au téléphone, le vieux combattant venait d’être admis à l’hôpital). Je les ai vus emmener les juifs, et je me souviens des Lituaniens qui les acclamaient sur les trottoirs et criaient: “Bravo! Bravo!”»
Joseph Melamed, avocat célèbre et marchand d’art et chef de file de l’Association des juifs Lituaniens en Israël, a redoublé d’efforts lorsque le bloc soviétique s’est effondré. En 1999, il publie un ouvrage intitulé Crime et Châtiment, qui dresse la liste de plus de 4.000 volontaires lituaniens assassins, qu’il surnomme zydsaudys («tueurs de juifs»). «Une fois la Lituanie devenue indépendante, me dit-il, nous espérions que le gouvernement allait nous apporter de l’aide.»
Il n’en est rien. Une des premières mesure prises, avant même que les liens ne soient vraiment rompus avec Moscou, voit le parlement de Lituanie disculper plusieurs nationalistes ayant collaboré à l’Holocauste et qui avaient été condamnés par des tribunaux soviétiques après la guerre. Des paramilitaires de droite, responsables et acteurs du meurtre de masse des juifs de Lituanie, sont désormais salués comme des héros de la nation en raison de leur antisoviétisme.
Parmi les nombreux chefs ainsi glorifiés, Jonas Noreika, combattant nationaliste exécuté pour activités antisoviétiques en 1947. Selon le récit d’un survivant de l’Holocauste publié dans le magazine allemand Der Spiegel, Noreika avait dirigé l’exécution des juifs de la ville lituanienne de Plungé (et d’autres villes).
Depuis l’indépendance pourtant, le procureur général de Lituanie dispose d’un accès complet au dossier des activités de Noreika durant la guerre. Mais, dans l’intervalle, l’organisme d’État chargé d’enquêter et de commémorer les atrocités nazies et soviétiques, le Centre de recherche sur le génocide et la résistance en Lituanie, a transformé l’ancien chef de guérilla en héros national. En 1997, Noreika est fait chevalier de l’Ordre de la Croix de Vytis, une des principales décorations lituaniennes; en 2010, une école primaire est baptisée à son nom.
Parallèlement, les nouvelles autorités dénigrent les partisans antinazis; le Monument des Partisans de la rue Pylimo se trouve désormais dans un autre parc, à la campagne, où sont également entreposées toutes les anciennes statues honnies de Lénine et Staline, qui ornaient chaque coin de rue, désormais livrées à la poussière et aux fientes d’oiseaux. La nouvelle plaque du monument, apposée par le Centre sur le génocide, affirme que les partisans ont commis des atrocités et étaient «pour la plupart, de nationalité juive, le peuple lituanien n’ayant pas soutenu les partisans soviétiques».
Avec l’indépendance, l’ancien grand quartier-général de la Gestapo devenu QG du KGB sur la principale avenue de la ville de Vilnius abrite désormais le Musée des victimes du génocide.
Démarré de manière informelle par des activistes qui occupaient le quartier-général du KGB quand Gorbatchev ordonna le repli de l’Armée rouge en 1991, le musée est devenu une institution officielle de l’État lituanien par ordre du ministre de la Culture et de l’Éducation en 1992.
Depuis 1997, il est dirigé par le Centre de recherche sur le génocide et la résistance en Lituanie. Malgré son nom, ce musée n’est en rien un musée de l’Holocauste.
Conformément à ce qui est devenu la ligne politique de la Lituanie postsoviétique, le musée désigne comme «génocide» les violations des droits de l’homme sous l’ère soviétique, tandis que l’Holocauste est glissé sous le tapis et réduit à ce que l’exposition permanente décrit comme «la répression par la Gestapo des juifs et des autres populations de Lituanie». Parmi les noms des victimes, gravés sur la façade du bâtiment, on trouve celui de Jonas Noreika.
Pour les derniers juifs de Lituanie, dont la moitié vont quitter le pays au cours des années 1990, cette nouvelle histoire officielle ne laisse alors rien présager de bon. Sur la scène internationale, les autorités lituaniennes prennent alors un grand soin de reconnaître –un peu à la manière des Allemands autrefois– leur passé trouble.
Ce n’est que lorsque la Lituanie est fermement ancrée dans l’Union européenne et l’Otan en 2004 que les procureurs lituaniens commencent à traiter publiquement les partisans juifs ayant combattu les nazis de traîtres à la nation.

4. À la recherche des collaborateurs

Yitzhak Arad quitte la Lituanie soviétique en 1945 et ne pourra pas y retourner avant l’ère de la Glasnost. Gorbatchev ayant légalisé des institutions culturelles juives indépendantes en Union soviétique, Arad gagne Vilnius pour assister à l’ouverture d’un centre communautaire. Tandis que le dégel se poursuit et que l’Union soviétique s’effondre, Arad, président de Yad Vashem, se rend fréquemment à Moscou, où il travaille afin que les chercheurs puissent accéder aux archives soviétiques qui, depuis longtemps, dissimulent la vérité sur la collaboration en Lituanie.
l’Holocauste en Lituanie ne fut pas simplement l’œuvre d’envahisseurs allemands assoiffés de sang mais au contraire et, à un très haut de degré, une production locale

En 1998, l’ambassadeur de Lituanie en Israël se rend au domicile d’Arad en dehors de Tel Aviv et l’invite à participer à la nouvelle commission gouvernementale de réconciliation et de vérité: la Commission internationale pour l’évaluation des crimes des régimes d’occupation nazi et soviétique en Lituanie. La jeune république entend regarder avec honnêteté les crimes du passé lui explique l’ambassadeur, et il espère qu’Arad, qui a abondamment écrit sur l’Holocauste en Lituanie, acceptera d’y participer.
Arad se souvient que bon nombre de ses amis juifs de Lituanie lui conseillent de refuser en arguant que la commission «n’aura pour but que de blanchir les crimes commis par les Lituaniens».
Pour certains, le nom même de la commission présuppose que les crimes ont été commis par les occupants allemands et russes plutôt que par des collaborateurs lituaniens. Mais, à la demande du ministre des Affaires étrangères israélien, Arad accepte. Il demande immédiatement à la commission d’effectuer des recherches sur les portions les plus inconfortables de l’Holocauste en Lituanie.
«Nous avons décidé qu’un des sujets serait l’antisémitisme en Lituanie avant la guerre, se souvient-il. Le deuxième était le rôle des juifs durant la première période d’occupation soviétique et la manière dont il a pu influencer les relations entre les Lituaniens et les juifs… Et nous avons lancé un troisième sujet, sur les vagues de pogroms initiées par les Lituaniens, puis un autre sur le meurtre organisé des juifs et, pour finir, sur les relations entre l’Église orthodoxe et l’Holocauste.»
Au cours des huit années qui suivent, en s’appuyant sur des documents soviétiques jusqu’alors inaccessibles aux chercheurs, la commission publie des recherches qui frappent fort, avec l’imprimatur du nouvel État, et qui révèlent que l’Holocauste en Lituanie ne fut pas simplement l’œuvre d’envahisseurs allemands assoiffés de sang mais au contraire et, à un très haut de degré, une production locale.
Les procureurs se montrent pourtant très réticents à l’idée d’entreprendre des actions contre les nazis survivants. «Au lieu de nous livrer les assassins, se souvient Melamed, ils ont commencé à nous dire qu’en fait ils n’avaient rien fait du tout.» Sous la pression internationale, trois collaborateurs lituaniens sont finalement poursuivis mais tous sont déclarés inaptes à purger leurs peines, deux en raison de leur mauvais état de santé et le troisième en raison de l’état de santé de sa femme.
«Pas un seul criminel de guerre lituanien ne s’est retrouvé ne serait-ce qu’un jour –et pas même une minute!– dans une prison lituanienne depuis l’indépendance», m’a dit Ephraim Zuroff, le principal chasseur de nazis du Centre Simon Wiesenthal dans son bureau de Jérusalem.
Au lieu de cela, les procureurs lituaniens ont commencé à instruire des procès contre d’anciens partisans juifs pour de soi-disant crimes de guerre –à commencer par Yitzhak Arad. Le 22 avril 2006, Respublika, journal ouvertement antisémite et quotidien comptant parmi les plus diffusés en Lituanie, publie un article intitulé «L’expert avec du sang sur les mains.» L’article utilise des passages des mémoires d’Arad, intitulées Le Partisan et publiées en 1979, afin de le salir.
Dans l’article de Respublika, ce qu’Arad appelle, en 1944, une «opération de nettoyage» contre des «Lituaniens armés» après le départ des nazis devient un «nettoyage ethnique de Lituaniens» s’inscrivant dans le cadre d’un vaste génocide soviétique. Arad, adolescent durant l’Holocauste, est décrit comme «un soldat des troupes d’assaut du NKVD». Les convictions anticommunistes qui apparaissent de manière évidente dans le livre d’Arad, publié durant l’ère Brejnev –la manière dont il raconte comment Staline a écrasé la communauté juive de Lituanie lors de l’annexion de 1940, sa description du marché de sa ville natale famélique et abandonné à la suite des désastreuses décisions économiques prises par les communistes– ne sont pas même mentionnées. Quant aux raisons pour lesquelles ce soi-disant communiste enragé a fini par fuir la Lituanie redevenue soviétique, l’auteur de l’article fait soudain mine d’être perplexe: «Nous ne savons pas très bien pourquoi, mais juste après la guerre, Y. Arad a décidé de passer à l’Ouest.»
Dans cet article, Vytautas Bogusis, dissident antisoviétique devenu membre ultranationaliste du parlement lituanien, se fait partisan d’une nouvelle histoire qui tracerait un parallèle moral entre les envahisseurs nazis et les partisans qui leur ont résisté. «Les partisans rouges étaient exactement les mêmes occupants que les hitlériens, dit Bogusis, et je ne m’étonne donc pas que les habitants de Lituanie les aient combattus.»
Le responsable du Centre du génocide de l’époque, Arvydas Anusauskas, considère que le passé d’Arad devrait lui interdire d’être considéré comme un historien impartial. Et quant on lui demande si de soi-disant criminels de guerre partisans seront traduit en justice, il se lamente: «Les crimes du génocide juif sont imprescriptibles et cela a été reconnu au niveau international. Mais le génocide des Lituaniens n’a pas le même statut et, pour l’extermination physique de notre nation, personne ne rendra jamais de compte.»
Un an plus tard, pourtant, Anusauskas parvient à lancer une enquête criminelle contre Arad.
En septembre 2007, des procureurs lituaniens annoncent avoir ouvert une enquête préliminaire contre lui après avoir reçu des preuves de crimes de guerres, fournies par le directeur du Centre du génocide. Les procureurs affirment publiquement qu’ils soupçonnent Arad de «crimes contre l’humanité à l’égard de résidents Lituaniens (meurtres de civils, meurtres de partisans lituaniens [antisoviétiques])» qui auraient été commis «alors que ladite personne servait au sein du NKVD au cours de la Seconde Guerre mondiale en Lituanie occupée par les nazis puis au cours des années d’après-guerre».
En mai 2008, des policiers en civil arpentent toute la Lituanie à la recherche d’autres partisans juifs susceptibles d’être interrogés dans le cadre des enquêtes criminelles qui vont en s’élargissant.
Les journaux télévisés lituaniens annoncent que la police de Vilnius est à la recherche de deux anciens partisans dans le cadre de l’enquête visant Arad (qui, bizarrement, ne se trouvaient pas dans la même région de Lituanie que lui). La première est Fania Brantsovsky, qui travaillait comme bibliothécaire au sein de l’Université Yiddish de Vilnius.
L’autre est Rachel Margolis, qui a irrité les nationalistes lituaniens en exhumant le récit d’un témoin ayant assisté à l’exécution de 70.000 juifs par les volontaires lituaniens en dehors de Vilnius. Les procureurs refusent de garantir que les deux femmes ne seront pas poursuivies. À l’époque, chacun sait à Vilnius que Mme Brantsovsky travaille tous les jours de la semaine à la bibliothèque de l’université et que Mme Margolis passe l’essentiel de l’année en Israël, où sa fille s’est installée après l’effondrement de l’Union soviétique et ne rentre en Lituanie que durant l’été, pour travailler dans le petit musée juif de la ville.
Mais les autorités font mine de les tenir pour des tueuses en cavale, envoient des policiers armés à leur recherche et informent les médias de la traque comme si deux babouchkas armées jusqu’aux dents étaient en virée dans les rues de la capitale.
Fania Brantsovsky est rapidement retrouvée et interrogée. Elle nie avoir été présente sur les lieux de crimes de guerre, et plus encore d’y avoir participé et est relâchée. Rachel Margolis réagit aux nouvelles en annulant son voyage annuel en Lituanie. Elle est victime, cet été-là, d’une attaque cardiaque et n’est jamais retournée dans sa patrie d’origine.
Depuis sa résidence de retraité près de Tel Aviv, Arad trouve étrange d’avoir été pris pour cible par un procureur lituanien considérant que «les Lituaniens non juifs de nos unités [des partisans] ont formé l’intégralité du gouvernement de la Lituanie soviétique. Ils sont devenus maires ou commissaires politiques». Le chef de l’unité de partisans d’Arad, Motiejus Sumauskas, est devenu président du Soviet Suprême de la République socialiste soviétique de Lituanie. «Je n’étais qu’un partisan parmi d’autres.
En Lituanie, encore aujourd’hui, vivent des Lituaniens non juifs qui me commandaient. Tous mes supérieurs y vivent. Le gouvernement n’a pas engagé de poursuites contre eux. Il m’a choisi, moi.» (Le procureur général de Lituanie, contacté, n’a pas répondu à nos demandes de commentaires sur ce sujet, ni par téléphone, ni par email.)
Les allégations contre Arad n’ont jamais débouché sur un procès. En septembre 2008, le bureau du procureur annonce qu’il n’est pas parvenu à rassembler des preuves pour qu’un procès se tienne et en appelle à l’aide du public pour que soient exhumés les crimes d’Arad et de son unité de partisans.
L’enquête a réussi toutefois à remettre en cause l’impartialité et l’autorité morale d’Arad. De 2006 à 2013, la Commission justice et vérité est pour ainsi dire à l’arrêt, les chercheurs étrangers refusant de poursuivre leurs travaux en solidarité avec Yitzhak Arad. Relancée en 2013, après qu’une majorité des participants ont signé une lettre adressée à Arad pour «exprimer leur tristesse et leur colère de l’avoir vu injustement attaqué, ce qui a entraîné la suspension des travaux de la commission», elle doit reprendre la publication des recherches historiques sans restrictions qu’Arad avait proposées.
Elle n’a pourtant pas tenu une seule session depuis son redémarrage en 2013.
L’enquête est également parvenue à embrouiller le récit historique en installant dans les têtes un parallèle moral: les groupes paramilitaires lituaniens ont peut-être pavé la route de l’Holocauste nazi, mais les partisans juifs ont commis des atrocités qui ont pavé la route du «génocide» soviétique.
Même Ronaldas Racinskas, directeur exécutif de la Commission d’évaluation des crimes de l’occupation nazie et soviétique de la Lituanie et qui a signé la lettre qualifiant d’«injustifiées» les attaques contre Arad m’a déclaré que, durant les années 1940, «dans un cas, la même personne pouvait être une victime et, dans un autre cas, un bourreau. Si rien ne peut excuser le meurtre de gens innocents, à cette époque, des gens ordinaires ont tenté de survivre, certains ont choisi les soviétiques et d’autres ont choisi les nazis». Racinskas poursuit en me disant que, «si quelqu’un a combattu les nazis, on lui donne davantage de crédit –[lui] pense que c’est un problème… car pour certains, les pires des deux étaient les soviétiques».
Anne Derse, ambassadrice américaine en Lituanie de 2009 à 2012 tient les accusations portées contre Arad pour un coup calculé, visant à saper la Commission internationale.
«Il est clair et net que les motivations étaient politiques, m’a t-elle dit. La commission faisait un excellent travail.»
L’ambassadeur de Lituanie aux États-Unis, Zygmantas Pavilionis, a une vision plus conspirationniste. Il affirme que les accusations portées contre Arad n’étaient pas l’œuvre de Lituaniens antisémites, mais plutôt d’un complot russe visant à tenter de faire croire au reste du monde que la Lituanie est un pays antisémite. «Je suspecte, pour ma part, une opération rondement menée, à la manière du KGB, orchestrée par le régime du Kremlin, lui-même issu du KGB, m’a déclaré l’ambassadeur au téléphone.
À chaque fois que des pas sont franchis pour rapprocher le Lituanie et la communauté juive, il se passe quelque chose. Et dans ce cas particulier, le dossier Arad a été exhumé au moment où nous préparions une grande visite de notre président aux États-Unis. Pour moi, les choses sont claires… il y a une tierce partie impliquée, quelque part à l’Est… et qui tente de rendre tout dialogue impossible.» J’ai été effaré d’entendre l’ambassadeur d’un pays membre de l’UE et de l’Otan évoquer des théories conspirationnistes sur ce sujet. J’ai donc répondu à l’ambassadeur que, d’après mes informations, l’attaque contre Arad était venue en premier lieu d’un ultranationaliste lituanien qui avait lu ses mémoires et avait contacté le journal Respublika. Il a alors insinué que je pourrais bien moi aussi faire partie de ce complot, mais davantage comme dupe que comme agent.
«[Les Russes] sont passés maîtres dans l’art de duper les journalistes américains, m’a-t-il dit. Une de Chicago, un de L.A., un de Washington, à la manière hollywoodienne, très professionnelle.»
Quels que soient les responsables des enquêtes menées en Lituanie, ils n’ont pas cessé leurs activités. Peu après mon entretien avec l’ambassadeur, au printemps 2015, des journaux ont rapporté que le documentariste lituanien (non juif) Saulius Berzinis, qui avait travaillé à l’archivage de vidéos de témoignages de survivants de l’Holocauste et de collaborateurs, avait reçu une lettre de la section criminelle de la police de Vilnius.
Cette lettre l’informait qu’il était sous le coup d’une enquête pour avoir insulté des combattants nationalistes lituaniens, dont Jonas Noreika, en les désignant comme des collaborateurs de l’Holocauste.

5. Un brouillage de l’Holocauste

J’ai rencontré Dovid Katz, le principal activiste juif qui organise la protestation contre la nouvelle approche de l’histoire de la Lituanie, dans son appartement de Vilnius. Situé dans un quartier vallonné, aux ravissants immeubles fin de siècle, le domicile de Katz est tapissé d’ouvrages yiddish d’avant-guerre. Une ancienne carte parcheminée de la région, elle aussi en yiddish, est encadrée au mur du salon.
Katz a appris, après avoir emménagé, que son salon avait servi de lieu de réunion au cercle des écrivains yiddishs de la ville avant la guerre. Cet appartement, qui sent le renfermé, a un petit air de mystère, peut-être encore accentué par le fait que Katz ressemble à un sorcier un peu négligé: grand et imposant, avec de longs cheveux noirs et une barbe hirsute, Katz n’est pas sans rappeler le personnage d’Hagrid dans Harry Potter.
En 1999, Katz a commencé à enseigner le yiddish à l’université de Vilnius et vit à mi-temps dans cette ville depuis. Le gouvernement de Lituanie renâclant de plus en plus à reconnaître et accepter son histoire, il s’est lancé dans un bras de fer avec lui.
En 2009, il a lancé son site, bâti à la va-vite, DefendingHistory.com, qui informe le reste du monde sur ce qui se passe à Vilnius. L’année suivante, il a perdu son poste à l’université, en raison de son activisme, selon lui. Il vit toujours à Vilnius et se présente comme un dissident.
Aujourd’hui, en Europe de l’Est, comme me l’explique Katz avec son accent de Brooklyn, «la négation de l’Holocauste» a été remplacée par le «brouillage de l’Holocauste».
La Lituanie et d’autres États d’Europe de l’Est ont adopté une théorie du «double génocide», qui part du principe que les nazis et les soviétiques ont commis un génocide. Si cette théorie manque d’honnêteté, elle ne manque pas d’utilité sur le plan politique. En installant l’idée que des génocides parallèles ont été commis, les Lituaniens deviennent des victimes –et les «judéo-bolcheviques» des bourreaux– d’un second Holocauste en miroir du premier. Comme Ephraim Zuroff du Centre Simon Wiesenthal le résume, «si tout le monde est coupable, alors personne n’est coupable».
Pour Leonidas Donskis, intellectuel lituanien avec des origines juives et qui a travaillé au Parlement européen à Bruxelles, où il s’est opposé à des résolutions visant à faire un parallèle entre les nazis et les soviétiques, le but ultime du «double génocide» est de permettre aux ultranationalistes des pays de l’Est de «dépeindre les assassins des juifs comme des opposants au régime soviétique. C’est un contresens dangereux».
Bonus supplémentaire, ce récit historique convient parfaitement à l’actualité qui voit la Lituanie bien plus inquiète (et à juste titre) des visées de la Russie de Poutine que de l’Allemagne de Merkel.
Les dirigeants juifs qui ne visitent que rarement la Lituanie ignorent très probablement la manière dont l’histoire du pays y est présentée. Les diplomates lituaniens n’hésitent pas à célébrer leur très ancienne communauté juive quand ils sont à l’étranger.
En Israël, l’ambassadeur lituanien a déclaré au Jerusalem Post qu’il est «cool» d’être juif en Lituanie aujourd’hui; l’ambassadeur aux États-Unis, Pavilionis, a encouragé un rapprochement entre les Lituaniens-Américains chrétiens et les Litvaks de la diaspora, en reconnaissant de manière indirecte que de tels liens «ne sont pas toujours possibles en Lituanie».
Quand des descendants fortunés de Litvaks visitent Vilnius l’été, ils voyagent dans des autobus qui s’arrêtent sur les sites juifs à la périphérie, mais font l’impasse sur le Musée des victimes du génocide au cœur de la ville. J’ai visité ce musée le jour du 75e anniversaire de la Nuit de Cristal.
Le guide en chef m’a dit que le nom de ce dernier, qui sous-entend à tort que le génocide ici commis l’aurait été par les Russes contre les Lituaniens, allait changer dans les semaines suivantes. Mais quand j’ai demandé ensuite quel allait être le nouveau nom du musée à son directeur, ce dernier a semblé tomber des nues.
«Le Musée de la terreur et de la résistance, peut-être», m’a t-il dit, tandis que le guide faisait machine arrière en me disant que le changement de nom allait peut-être prendre plusieurs mois avant de finalement concéder que le directeur «y songeait, sans plus». Naturellement, le musée n’a toujours pas changé de nom.

6.Croix gammée = faucille & marteau

Une fois Arad et sa commission internationale écartés, c’est le gouvernement qui s’est chargé de décrire le terrible passé de la Lituanie au XXe siècle. Durant mon séjour dans le pays, j’ai suivi avec attention ce que le gouvernement disait au peuple lituanien de son histoire.
J’ai pris rendez-vous pour m’entretenir avec un membre de la haute administration, l’actuelle directrice générale du Centre de recherche sur le génocide et la résistance en Lituanie. L’emblème du centre est un crucifix en forme de poignard.
Le jour de notre rendez-vous, je me suis rendu à pied au siège du centre, attenant à l’ancien ghetto juif de Vilnius pendant la Seconde Guerre mondiale. Avant mon rendez-vous avec la directrice, sa secrétaire a insisté pour me montrer l’œuvre qui avait remporté le premier prix d’une compétition organisée dans les écoles primaires sur le thème du souvenir. C’était un modèle réduit, en carton, d’un char à bœuf, agrémenté d’une petite pancarte. On pouvait y lire une simple équation: Croix gammée = Faucille & marteau. L’essence même du «double génocide» résumée par un symbole que même un enfant peut comprendre.
Quand j’ai rencontré la directrice, Terese Birute Burauskaite, elle m’a expliqué en quoi la répression des nationalistes lituaniens constituait un génocide. «Dans la définition d’un génocide par la convention des droits de l’homme, il n’y a pas de place pour les groupes politiques ou sociaux, seulement pour des groupes raciaux ou ethniques.»
Mais selon la définition plus large retenue par le centre, les attaques ciblées de Staline contre certains groupes sociaux –l’intelligentsia ou les capitalistes, par exemple– peuvent être considérés comme des génocides. (Peu de temps après notre entretien, la cour suprême de Lituanie a officiellement adopté cette définition.) Un article universitaire publié sur le site du Centre de recherche sur le génocide et la résistance va encore plus loin que la directrice ou la Cour suprême en se demandant si l’Holocauste remplit réellement les clauses du génocide car, «si un pourcentage impressionnant de juifs a été tué par les nazis, leur groupe ethnique a survécu» et a ensuite prospéré. La répression soviétique est par contre, toujours selon cet article, un authentique génocide car l’intelligentsia lituanienne, décimée par Staline, ne s’est jamais régénérée.
Mais une des raisons qui expliquent, peut-être, que l’intelligentsia lituanienne soit à ce point inexistante est que, malgré la chute du communisme, les débats ouverts sur l’histoire du pays demeurent illégaux.
Une loi votée en 2010 criminalise la minimalisation des crimes soviétiques, passible de deux années d’emprisonnement –soit la même durée que pour la négation de l’Holocauste. (La République tchèque, la Hongrie, la Pologne et l’Ukraine ont voté des lois similaires.) Toute personne qui questionnerait l’histoire officielle décrite par le gouvernement en publique risque donc la prison –comme à l’époque soviétique.
Le parallèle moral du Centre du génocide entre la croix gammée et la faucille et le marteau aurait été sans nul doute rendu plus choquant encore pour moi si je n’avais pas visité, quelques jours auparavant, un ancien fortin des partisans en compagnie d’un jeune couple de Lituaniens.
J’avais négocié un plein d’essence –soit deux fois le salaire quotidien d’un Lituanien– contre une visite guidée de quelques heures avec un couple me servant de traducteur et chauffeur. Nés tous deux à la fin de la période soviétique, cet artiste et cette architecte sous-employés faisaient partie de cette nouvelle jeunesse ouverte sur le monde qui aurait dû être l’espoir de la nouvelle Lituanie.
L’architecte travaillait en freelance sur les projets architecturaux élaborés par des sociétés occidentales à des tarifs de l’Europe de l’Est. L’artiste joignait les deux bouts en travaillant sur des vidéos de publicité internet pour des marques de bières locales qu’il était trop branché pour boire. Il était quelque peu interloqué par ma demande, me rendre dans les bois pour voir les restes d’un fortin des partisans antinazis. «Pourquoi aller voir un fortin soviétique, me disait-il, qu’est-ce que ça a à voir avec nous?»
Nous avons roulé le long d’une magnifique autoroute construite grâce à des fonds européens avant d’en sortir pour emprunter une petite route étroite et de suivre une route en terre rendue boueuse par les précipitations constantes typiques des pays baltes. Pour les partisans qui avaient fui le ghetto de Vilnius pour combattre, le fortin se trouvait à trois jours de marche. Pour nous, ce fut un trajet de quarante-cinq minutes en voiture.
Après quelques minutes passées à patauger sur la route, nous sommes arrivés dans une petite clairière. Je m’attendais à trouver un ou deux trous de combat –toutes mes sources, livresques et personnelles, parlaient d’un fortin– mais c’était quelque chose de bien plus imposant, une véritable base opérationnelle. Sept pièces différentes, arrangées en un cercle approximatif, avaient été creusées dans le sol, étayées par des rondins et recouverts de toits de fortunes avec d’autres rondins, de la terre et de la mousse. Deux des structures semblaient sur le point de s’effondrer.
Dans une autre, les ordures qui jonchaient le sol suggéraient que la jeunesse locale y organisait des soirées.
Cette décrépitude est, naturellement le résultat d’une négligence intentionnelle. Le site n’étant pas un site historique lituanien –et plutôt, selon la nouvelle ligne officielle du parti, un nid de traîtres à la patrie–, il n’est pas protégé. Il aura bientôt disparu, tout comme les vieux partisans qui y ont combattu.
Lors du retour à Vilnius, le jeune couple m’a livré dans la voiture sa vision réchauffée de l’histoire sanglante de son pays.
«Les nazis étaient mauvais; les soviétiques étaient encore pires», m’a ainsi dit sans détour le jeune homme. «Ma grand-mère se souvenait de la guerre, m’a déclaré sa compagne. Elle disait toujours que les Allemands étaient polis et que les Russes ne l’étaient pas.»
Poussés par moi pour expliquer en quoi les soviétiques étaient pires que les nazis, la jeune femme a fini par concéder que tout cela n’était peut-être qu’une question de perspective. «Ça dépend de quel point de vue on se place; les nazis étaient pires pour les juifs, et les soviétiques étaient pires pour les Lituaniens.» Ce qui revenait tout gentiment à dire que les juifs Lituaniens n’étaient pas des Lituaniens.

7.La faute de quelqu’un d’autre

Je voulais que Fania Brantsovsky me fasse visiter son vieux fortin de partisan mais elle a refusé de faire le voyage. Je l’ai donc rencontrée avec mon traducteur dans les locaux de la bibliothèque de l’université yiddish de Vilnius, où elle travaille toujours. Âgée de plus de 90 ans et presque cachée derrière les rangées de vieux livres en yiddish et un vieux catalogue poussiéreux, c’était une petite femme vive avec un grand sourire et une allure de lutin. Elle sautait régulièrement de sa chaise pour me descendre des étagères les livres en lien avec ses activités de partisan.
Un des livres qu’elle m’a descendus était les mémoires de Rachel Margolis, Une Résistante de Vilnius. J’avais lu le livre dans lequel on pouvait lire la description d’une attaque de partisans dans le village de Kanyuki et savait que, selon Margolis, Brantsovsky était présente lors de cette bataille. Page 484, Margolis écrit : «Une garnison nazie stationnait dans le village de Kanyuki. Elle bloquait les mouvements des partisans dans la région et était très dangereuse pour nous. Le haut-commandement de ma brigade décida d’attaquer la garnison et d’y envoyer tous nos détachements. Fania participa à cette opération avec un groupe du Détachement de représailles.»
«Je ne suis pas dans ce livre», m’a déclaré Fania Brantsovsky dans un anglais correct –une vraie surprise pour moi car nous communiquions jusqu’alors en russe par l’intermédiaire d’un traducteur et parce que je savais qu’elle était mentionnée dans cet ouvrage. Brantsovsky a ensuite fait machine-arrière, disant à mon traducteur, en russe: «Elle [Margolis] a écrit dans ce livre que j’avais participé à cette bataille, mais j’ai des documents qui prouvent que j’étais alors à l’hôpital.»
Kanyuki est l’exemple d’une bataille où des crimes de guerre ont sûrement été commis mais les établir aujourd’hui est bien difficile. Dans ses mémoires, Margolis dépeint la bataille de Kanyuki comme un acte d’autodéfense et une grande victoire des partisans mais il y eut probablement des victimes civiles. Paul Bagriansky, autre partisan juif, décrit dans ses mémoires qui furent commises à Kanyuki, dont celle d’un partisan juif «tenant la tête d’une femme entre deux âges contre une grosse pierre en la frappant avec une autre pierre. Chaque coup était accompagné d’une phrase comme “Ça c’est pour le meurtre de ma mère, ça c’est pour celui de mon père, ça c’est pour mon frère mort.”» Le massacre de Kanyuki, comme ils l’appellent, est un événement central pour les théoriciens du «double génocide». Même Dovid Katz le reconnaît: «Kanyuki fut clairement un excès des partisans soviétiques.»
Personne n’a le droit d’écraser le crâne d’une femme avec une pierre. Et combattre du bon côté d’une guerre n’autorise pas pour autant à commettre des crimes de guerre.
Mais le soin que prennent la justice et les médias lituaniens à accuser les partisans juifs n’est en rien le reflet d’une justice impartiale. Les intérêts des nationalistes lituaniens pour des personnes telles qu’Arad et des lieux comme Kanyuki, alors qu’il existe d’autres lieux, comme celui de Paneriai, non loin de Vilnius, où 70.000 juifs sans défense furent assassinés par les volontaires lituaniens, démontrent un désir ardent de réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Lituanie comme un chaos violent où des Lituaniens chrétiens massacraient des Lituaniens juifs sans défense, tandis que des Lituaniens juifs massacraient des Lituaniens chrétiens sans défense –alors que tel n’est pas le cas.
Si les procureurs lituaniens s’intéressaient vraiment à une justice impartiale, ils enquêteraient sur tous les criminels de guerre du pays, quels qu’ils soient, et ils organiseraient des procès en s’appuyant sur des preuves, procès au cours desquels les accusés pourraient se défendre publiquement, en produisant des alibis et des éléments pour leur défense. L’objectif premier des enquêtes visant les partisans juifs est de renverser l’idée que les partisans antinazis combattaient du bon côté. Menée à son terme, cette idée revient à dire, avec le prisme de la Guerre froide, que les nazis étaient du bon côté –au moins pour les Lituaniens. Même dans la version édulcorée qui est servie aux écoliers de Lituanie, on affirme qu’il n’y avait pas de bon côté. Croix gammée = Faucille & marteau.
Les préjugés et les théories du complot naissent souvent du désir de blâmer les autres ou le manque de chance pour des fautes que l’on a soi-même commises. En ayant passé du temps en Lituanie, j’ai fini par comprendre le désir ardent de cette nation d’attribuer sa situation actuelle à la faute de quelqu’un d’autre. Si d’autres pays du même genre, comme l’Estonie, la République tchèque ou la Pologne, ont énormément progressé sur le plan social, politique et économique depuis la fin de la Guerre froide, la Lituanie est à la traîne.
Même des études universitaires ne garantissent pas grand-chose; le salaire minimum d’un professeur du secondaire avoisine les 7.200 euros annuels. À l’exception de quelques quartiers du centre de Vilnius, la Lituanie ressemble à un terrain vague post-soviétique d’immeubles délabrés.
Les quelques fast-foods, supermarchés et magasins franchisés rutilants qui ornent çà et là d’anciennes devantures sont moins le signe que la Lituanie a rejoint l’Europe que celui de la proximité d’un continent prospère dont elle reste à la porte.
Pour les Lituaniens, le principal bénéfice de l’adhésion à l’UE aura été la liberté de quitter le pays; des dizaines de milliers de Lituaniens travaillent désormais dans d’autres nations, plus à l’ouest. Ceux qui restent sont souvent au chômage.
Depuis 1991, comme me l’a dit le guide du Musée des victimes du génocide, 700.000 personnes ont quitté le pays afin de chercher de meilleures opportunités à l’ouest. «Pour un pays de 3 millions d’habitants, a t-il asséné, c’est un génocide.»


Daniel Brook

Slate

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André

A l’Est rien de nouveau.