La candidature d’une femme, pour la première fois en plus de deux siècles, à la présidence du Consistoire central sème la tempête dans l’institution juive à la veille du scrutin du 19 juin.
Evelyne Gougenheim est stupéfaite : « Ce que déclenche ma candidature prouve que certains ne sont pas entrés dans la modernité ». – capture d’écran d’une vidéo de la chaîne israélienne InfoLive

« On m’avait dit : au Consistoire, il n’y a qu’une femme qui puisse faire le ménage !» Evelyne Gougenheim s’amuse. Regard félin et taille mannequin, la soixantaine ultrajuvénile, davantage Inès de la Fressange que «yiddishe mame», elle est celle par qui le scandale arrive dans la vénérable institution créée par Napoléon pour représenter le judaïsme français. C’était en 1808. En ce temps-là, les juives, comme toutes les filles d’Eve, étaient à la cuisine ou au salon. Deux siècles plus tard, l’annonce que l’une d’elles brigue le pouvoir aux élections du 19 juin sème la tempête. Le Consistoire central a certes des administratrices – c’est la fonction actuelle de la candidate -, mais de là à s’installer dans le fauteuil présidentiel, il y a un pas de géant(e) que beaucoup se refusent à franchir. La dame, une ex-directrice de galerie d’art, est inconnue, et son rival, Joël Mergui, médecin, navigue, stoïquement depuis huit ans entre les terribles récifs de l’antisémitisme et la menace d’un départ accéléré des juifs de France vers Israël.

Néamoins, la candidature d’Evelyne Gougenheim est validée le 20 avril par la commission électorale. Mais le ton monte ensuite dans les couloirs de la rue Saint-Georges, siège de l’institution. En conseil d’administration, le 10 mai, l’avocat Alex Buchinger évoque l’avis défavorable de quatre «dayanim», juges rabbiniques de Paris, Strasbourg, Marseille et Lyon. «Cet avis était contraire à celui du grand rabbin de France, Haïm Korsia, nous explique Me Buchinger. Pour lui, la candidature d’une femme ne pose aucun problème. Mais les quatre juges font observer qu’à la tête du Consistoire se trouve une personne qui intervient dans la nomination des rabbins, sur les procédures de cachrout et autres décisions religieuses. Dans nos statuts, on doit respecter la loi française mais aussi la Halakha, la loi juive…»

Un autre administrateur, lui aussi très remonté, se vante carrément d’avoir enquêté auprès de l’évêché pour savoir si la juridiction civile intervenait dans les nominations du clergé ! Un troisième rugit, tel un lion menacé par une gazelle : «Pour cette fois-ci, c’est trop tard, mais en 2020 il faut absolument empêcher qu’une femme se présente à l’élection.» Pourtant Joël Mergui, en poste depuis 2008, n’a pas une réputation de macho. Conscient des évolutions de la communauté, c’est lui qui a installé et coopté des femmes au conseil consistorial. Le plus jeune élu de l’assemblée est une élue, avocate. Mergui comprend donc mal la polémique : «C’est absurde à l’heure des grands défis, alors que les juifs ont besoin d’une représentation forte, efficace, et écoutée des pouvoirs publics.»

Rififi chez les rabbis

Politiquement, sa concurrente n’a rien d’une libertaire, Evelyne Gougenheim récuse même l’étiquette de féministe. Sur Israël, elle voit plutôt l’avenir à droite, tendance Naftali Bennett, un opposant farouche à la création de l’Etat palestinien. N’empêche, médiatiquement, elle joue sur du velours, la candidature d’une femme est très tendance. Elle réactive les trois enjeux qui agitent le judaïsme français : la place du deuxième sexe, le fossé entre les orthodoxes et les libéraux, la laïcité.

La Halakha, la loi juive, interdit aux femmes d’être rabbins. Mais les juifs libéraux, eux, dans leurs synagogues de plus en plus fréquentées, ont des rabbines. Ah, ces rabbines, elles ont le don de troubler le sommeil orthodoxe ! Il y a la pétulante Delphine Horvilleur, ravissante auteur de best-sellers, et la sereine Pauline Bebe, elle aussi essayiste, qui fut la première, voilà vingt ans, à monter à la Torah dans son humble oratoire de la rue Pierre-Ginier, dans le XVIIIe arrondissement parisien. La présence de la sage Pauline, près de Moshé Lewin, conseiller du grand rabbin de France, à un récent débat de Sciences-Po, déclenche les mêmes foudres que la candidature d’Evelyne Gougenheim au Consistoire : voici Haïm Korsia accusé de vouloir ouvrir la porte aux libéraux honnis. Dans une lettre «aux rabbins et juges rabbiniques», c’est encore Alex Buchinger qui tempête : «Notre communauté court un danger majeur… L’objectif non dissimulé du grand rabbin de France est de tendre les bras au judaïsme réformé.»

Interrogé sur «l’affaire du Consistoire», le grand rabbin de Jérusalem – dont on ne sait ce qu’il vient faire dans cette galère française – explique au micro d’une radio communautaire qu’il faudrait consulter l’ex-grand rabbin Joseph Sitruk, un ultraconservateur aux désolants propos sur les homosexuels, qui vit désormais en Israël. De l’art douteux de délocaliser le judaïsme tricolore… «Un débat nébuleux et dommageable, regrette René Gutman, le grand rabbin de Strasbourg, qui consacra une thèse à l’histoire du Consistoire, je ne sais pas qui a posé les questions aux juges rabbiniques, quelle est la teneur exacte des avis. J’ai l’impression qu’on instrumentalise la religion...» Hélas, dans la bataille que se livrent les Anciens et les Modernes, tous les coups sont permis. Evelyne Gougenheim est stupéfaite : «Ce que déclenche ma candidature prouve que certains juifs ne sont pas encore entrés dans la modernité !» Ceux-là voudraient même sortir de notre laïcité. Les opposants à la candidate – des soutiens dont Joël Mergui, bien plus consensuel, se serait volontiers passé – tenteraient de contourner la loi de 1905. Pour le politologue Jean-Yves Camus, qui est aussi un juif observant et un président de synagogue, leur position est indéfendable : «La présidence du Consistoire n’implique pas de décision religieuse. On n’y interprète pas la Torah. C’est une institution régie par le droit civil. Le principe républicain d’égalité entre les hommes et les femmes doit prévaloir. On ne peut pas prendre un bout de la loi de 1905 et en rejeter un autre !»

Confusion des genres

La guéguerre du Consistoire n’est donc pas aussi picrocholine qu’il y paraît. Elle s’imprègne malgré elle des débats en cours dans l’ensemble de la société française : laïcité, droit des femmes, transparence des institutions. «Il s’est opéré depuis plusieurs années une confusion des genres, note un observateur, entre le Consistoire et le grand rabbinat. L’entrée en scène de Haïm Korsia, un religieux moderne, crispe les orthodoxes. Ce contexte explique les outrances de certaines réactions. Il faut compter aussi avec la fatigue juive, à l’heure de la terreur. Les responsables qui négocient la sécurité des communautés ont besoin de gens expérimentés et non de candidatures dans l’air du temps.» Bref, ce n’est pas encore demain qu’au Consistoire napoléonien la femme deviendra casher.

Martine Gozlan – Marianne

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