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Kepel : Daesh veut créer une guerre d’enclaves en Europe

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Spécialiste reconnu de l’islamisme, Gilles Kepel, membre de l’Institut universitaire de France et professeur à Sciences-Po qui a récemment publié Passion arabe : journal 2011-2013 et Passion française : les voix des cités (Gallimard «Témoins») revient pour Libération sur les effets des attentats en France.

Ces attaques vont-elles ressouder la société française ou aggraver ses fractures ?

Le contexte des attentats, c’est celui d’un mouvement, Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique, ndlr], qui a identifié ce qu’il estime être des fractures culturelles et confessionnelles dans les sociétés européennes – en particulier la France – et qui agit pour que ces fractures soient approfondies, transformées en failles. Le groupe escompte qu’elles se traduiront par des situations de guerre civile entre des populations d’origine musulmane et les «islamophobes», ceux-ci devenant très nombreux à cause des attaques jihadistes. Les populations musulmanes, elles, se radicaliseraient en réaction, jusqu’à considérer les jihadistes comme leurs héros. Cette stratégie a été énoncée en décembre 2004 par Abou Moussab al-Souri, un idéologue syrien dont j’ai traduit les thèses en 2008 dans mon livre Terreur et Martyre. Elle n’a pas pu se mettre en place à l’époque, car il fallait qu’elle s’appuie sur les réseaux sociaux et sur la proximité d’un terrain de jihad et d’entraînement – qui n’existaient pas encore. Aujourd’hui, on a YouTube, Twitter et le champ de bataille syro-irakien à portée de charter.

La France est-elle particulièrement fragile ?

Visée, oui, fragile, non. Je ne suis pas sûr que des manifestations comme celles de dimanche auraient pu avoir lieu dans un autre pays européen. Il me semble que, justement, avec tout ce que l’on a pu dire ces dernières années sur la dissolution du pacte républicain, la ringardisation de l’identité française jacobine à l’heure d’Internet, il y a eu entre République et Nation une sorte de sursaut assez impressionnant d’individus de toutes sortes, de toutes origines et de tous âges, qui ont montré que le pacte social, culturel, était toujours d’actualité, toujours à reconstruire ensemble – même s’il y a eu des absents… En ce sens, les manifestations du 11 janvier constituent une digue culturelle très forte contre l’idéologie de Daech et sa stratégie de creusement de failles à travers les attentats.

Pourquoi Charlie Hebdo ?

Cibler Charlie Hebdo est beaucoup plus efficace que de se livrer à des attentats aveugles lorsque l’on veut approfondir ces fractures. Daech veut ainsi se présenter comme le défenseur par excellence de l’islam offensé – à la manière de Khomeiny avec sa fatwa du 14 février 1989 contre les Versets sataniques. Tuer des dessinateurs accusés d’avoir insulté et blasphémé le Prophète permet d’espérer conquérir une frange de sympathie plus large : les caricatures ont heurté non seulement les salafistes, mais aussi beaucoup de simples musulmans pieux. A l’inverse, la rhétorique jihadiste clamant que les femmes et les enfants victimes d’attentats aveugles n’avaient qu’à ne pas se trouver là, qu’ils ne sont en somme que des victimes collatérales nécessaires, ne convainc que les cercles restreints déjà radicalisés.

L’attaque contre l’Hyper Cacher ne s’inscrit pas dans cette logique…

Coulibaly l’a pourtant proclamé dans sa vidéo «Soldat de l’islam», mais il y a eu un glissement sémantique entre les deux attaques, et la seconde a, paradoxalement, diminué l’impact idéologique de la première auprès des sympathisants potentiels. Il y a eu un basculement vendredi lorsque la prise d’otages a débuté – au moment où les imams faisaient leur sermon dans les mosquées et où les juifs pratiquants se préparaient pour le shabbat, instant de tension symbolique hebdomadaire dans notre République laïque. Soudain, dans la zone grise de ceux qui, déplorant certes les meurtres, laissaient entendre que, quand même, ceux qui avaient caricaturé le Prophète l’avaient bien cherché, il y a eu un sentiment d’inquiétude qui m’a rappelé ce qu’on avait vu à l’époque de la guerre civile algérienne avec l’affaire Kelkal : alors, en dépit d’un certain nombre de jeunes d’origine algérienne qui détestaient le pouvoir d’Alger et sympathisaient avec le Front islamique du salut, l’extension du conflit en France avait été bloquée. A partir du moment où le Groupe islamique armé avait commis des exactions en France, toute une partie de la population concernée – les parents notamment – avait senti le risque de perdre tout ce qu’elle avait bâti ici, et les réseaux communautaires, nombre d’imams en interaction avec les autorités, avaient mis les trublions au pas. C’est ce qui nous a permis de vivre sans attentats durant seize ans – en particulier après le 11 Septembre – et cela jusqu’à l’affaire Merah de 2012. L’assassinat d’otages juifs dans l’Hyper Cacher a une résonance beaucoup plus forte en termes de vie quotidienne. Beaucoup ont compris tout d’un coup qu’il y avait désormais péril en la demeure pour eux-mêmes. La société musulmane en France a changé depuis la guerre civile algérienne des années 90. La génération des pères, des «darons», n’est plus aux manettes. Les manettes sont désormais, pour les plus religieux, entre les mains de quadras qui ont réussi, notamment ceux que j’appelle les entrepreneurs du halal, qui gèrent les sites de «vigilance islamique» en ligne. Pour eux, il est très important de se poser en défenseurs de la religion «intégrale», comme ils disent, et il en va de leur légitimité communautaire de combattre Charlie Hebdo. En revanche, il leur faut traiter au quotidien, ne serait-ce que pour faire du business, avec d’autres Français, juifs notamment. Qu’ils exècrent les «impies» et les «sionistes», c’est dans un autre registre. Cela différencie l’impact symbolique des deux attaques, dans ce qui apparaît sinon comme une tragédie unique.

Est-on aujourd’hui, en France, à l’abri de la guerre civile souhaitée par Daech ?

La manifestation a constitué une réponse extraordinaire dans un premier temps pour éviter ce climat. L’effet de terreur d’un attentat est accentué par sa multiplication et Al-Qaeda s’efforçait de mener deux ou quatre actions simultanées, comme le 11 Septembre avec les quatre avions détournés, puis à Madrid, Istanbul et Londres. Vendredi, il y a eu un moment de basculement et de panique dans l’après-midi, la rumeur s’est répandue qu’il y avait des terroristes dans tout Paris, puis est arrivée la délivrance avec le double assaut. La multiplication des attaques donne le sentiment que la cible est impuissante. Or la cible française de Daech a montré une impressionnante réactivité, les forces de l’ordre ont fait un travail très efficace. De la même façon que je ne suis pas sûr que dans d’autres pays européens, il y aurait eu une marche de l’ampleur de dimanche 11 janvier, je ne suis pas convaincu que d’autres services de police auraient été capables, en vingt-quatre heures, d’identifier les auteurs, de les repérer et de les éliminer. Certes, les frères Kouachi et Coulibaly sont passés au-dessous du radar avant leurs actes, parce que le paradigme qu’utilisent les services spécialisés reste encore celui des années 1996-2012, l’âge d’or de l’antiterrorisme français. Mais cette affaire donne la clé du nouveau modus operandi de Daech, elle l’expose, et celui-ci n’est pas sans faiblesses non plus…

Vous parlez de Daech et non d’Al-Qaeda parce que, désormais, c’est ce groupe qui donne globalement le «la» ?

Fin 2004, à partir d’une critique de l’hypercentralisme d’Al-Qaeda et surtout de la stratégie du 11 Septembre, qu’il estime politiquement néfaste car elle a permis aux Etats-Unis de détruire en réaction l’infrastructure afghane de Ben Laden, Al-Souri a construit les bases de ce qui deviendra ultérieurement le soi-disant Etat islamique, la dawla [«Etat» en arabe], comme on dit dans la jihadosphère. Il prônait la multiplication d’actes terroristes de vie quotidienne à des fins de provocations récurrentes dans les sociétés européennes, perpétrés par des musulmans européens visant juifs, intellectuels «impies», musulmans «apostats» et manifestations sportives pour affoler les sociétés occidentales et les faire surréagir – c’est la vieille rengaine gauchiste «provocation-répression-solidarité». A quoi s’ajoute l’idée que les Etats ne seront pas capables d’y faire face, que ça fera monter l’extrême droite qui va brûler les mosquées… et que l’Europe s’effondrera, avant de passer sous domination islamiste. C’est le primat du «rhizome» de Deleuze sur le centralisme léniniste – Al-Souri a vécu et étudié en France dans les années 80 -, projeté à l’ère de YouTube et décliné dans la grammaire du jihad. Il n’y a plus de «donneur d’ordre» et «d’exécutants», comme à l’époque de Ben Laden. Tout est endoctrinement, entraînement militaire et mise en œuvre, avec une assez large marge d’initiative pour de petites cellules fortement idéologisées par «l’inspiration» – d’où le titre du magazine en ligne anglophone d’Al-Qaeda dans la péninsule arabique, Inspire.Quand l’Américano-Yéménite Aulaqi l’a créé, Al-Qaeda était encore le brand le plus célèbre du monde avec Coca. Aujourd’hui, c’est – plus ou moins – Daech. Mais ils ont un problème de label, entre Daech, Isis, Isil et Dawla, qui finira par nuire à leur recherche de notoriété.

L’Etat islamique a pourtant très tardivement dit «il faut attaquer l’Occident»…

L’Etat islamique a un territoire, à la différence d’Al-Qaeda. En Irak, il s’est greffé sur la revendication arabo-sunnite de créer un «Sunnistan», à cheval aussi sur la Syrie, et, en ce sens, il aspire des sunnites du monde entier qui viennent l’aider dans sa guerre tribale contre les chiites, les Kurdes, les alaouites, les chrétiens – avant d’être réinjectés, une fois aguerris, pour mener le jihad dans leur pays de départ. Il y a articulation entre les divers territoires du jihad, unifiés par le miroir du monde virtuel : le dialogue ahurissant des frères Kouachi, traqués dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële [Seine-et-Marne], en direct avec BFM TV est en ligne et sous-titré en arabe, à des fins d’édification et de prosélytisme, sur de nombreux sites islamistes du Moyen-Orient.

L’impact extraordinaire de cette action contre Charlie ne risque-t-il pas d’avoir un effet d’imitation ?

C’est un bricolage sophistiqué qui s’attaque à un symbole très fort : aux valeurs et à la culture de l’adversaire, avec pour message basique : «On a su vous détruire là où vous nous aviez offensés.» Dans la jihadosphère, de même que Merah a eu des milliers de «likes», il y a un certain nombre de gens qui rendent gloire aux trois «héros». Du reste, à la fin de sa vidéo, Coulibaly raconte qu’il est allé faire la tournée des mosquées pleines d’Ile-de-France, qu’il y a vu des milliers de jeunes gens en bonne santé et qu’ils doivent suivre son exemple. L’objectif est l’émulation. Mais est-ce que les terroristes potentiels vont bénéficier d’un effet «poisson dans l’eau» ou, au contraire, seront-ils identifiés, marginalisés et dénoncés comme ce fut le cas dans l’Hexagone lorsque la guerre civile algérienne y a débordé ? La réponse politique doit certainement recréer ces conditions. Dans la communication des autorités, il est fondamental de rappeler à l’ensemble de notre société que, parmi les victimes de prédilection des jihadistes, il y a aussi les musulmans désignés par eux comme «apostats», comme c’est le cas du brigadier Ahmed Merabet qui a été délibérément abattu à terre boulevard Richard-Lenoir. Et que la plupart des victimes de Daech sont des musulmans…

Ne faut-il pas faire un travail de pédagogie dans les quartiers ?

C’est évident. Comment retisser un lien social plus prégnant aujourd’hui, c’est toute la question. A la guerre que Daech tente de mener en Europe, il ne faut pas répondre par la guerre mais par des opérations de police efficientes et par l’éducation. Les retours mitigés sur la réaction de certains élèves à la minute de silence en mémoire des victimes en rappellent la nécessité. Se pose aussi en urgence absolue la question du monde carcéral, qui est aujourd’hui l’école supérieure du jihadisme en France, comme l’ont démontré les itinéraires de Chérif Kouachi et Amédy Coulibaly, devenus ce que nous avons vu à cause de leur fréquentation de l’idéologue jihadiste Djamel Beghal en prison, puis lorsqu’il était assigné à résidence au cœur de notre France rurale.

Recueilli par Luc Mathieu, Marc Semo et Anastasia Vécrin

 
MARC SEMO, LUC MATHIEU ET ANASTASIA VÉCRIN
 
liberation.fr
 

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