Franz Kafka. Journal (édition intégrale, douze cahiers, 1909-1923) (I) Gallimard
par Maurice-Ruben HAYOUN
Est-ce vraiment un journal tenu par l’auteur jour après jours ou est-ce plutôt un composé de réflexions dans lesquelles l’auteur parle soit de lui-même, soit de son entourage ou soit de certaines de ses œuvres déjà parues ou à paraître ? Aux spécialistes de trancher mais la plupart s’accordent pour jeter leur dévolu sur le terme finalement retenu, journal. Mais dans tous les cas, cette véritable somme, près de 800 pages, est difficile à traiter. A part l’unité de temps, la chronologie, on passe du coq à l’âne, sans oublier certaines répétitions qui commencement par surprendre le lecteur attentif.
Je me suis attelé à cette écriture fort agréable et le premier thème qui a retenu mon attention est celui où Kafka porte un jugement dépréciatif sur l’éducation qu’il a reçue. Ce n’est pas, à proprement parler, une révolte ou une sanglante dénonciation dans le style de la fameuse Lettre au père, c’est plus simple et plus détendu.
Voici ce que l’auteur en dit : Quand j’y pense, je dois dire que mon éducation m’a beaucoup nui dans plus d’une considération. Non qu’on m’ait éduqué dans un endroit à l’écart. Et quelques pages plus loin, voici ce qu’il écrit : il y a dans cette prise de conscience, un reproche qui porte sur une foule de gens. Sur mes parents, ainsi que toute ma famille… Dans la suite de la citation, il évoque une à une les personnes qu’il tient pour responsables de ce malaise. Un peu plus loin, il poursuit en ces termes : Voici le reproche que j’ai à émettre…
Visiblement, la question semble lui tenir à cœur puisqu’il nous livre une étonnante confidence : Extérieurement, je suis un homme comme les autres… Mais sa texture interne est asse rare, assez unique, pour être signalée. Mais l’auteur s’abstient provisoirement de nous dire en quoi consiste cette altérité. Par contre, il nous dit son âge, la quarantaine et son statut civil, célibataire.
Il va évoquer à présent ce qu’il nomme «la corruption de mon ancienne éducation qui recommence à se faire sentir en moi». Et en dépit de ce moi un peu déchiré, il avoue bien plaire aux femmes, y compris aux jeunes filles.
Dans un journal intime, les nouvelles les moins importantes, les événements les plus anodins voisinent avec d’autres qui sont bien plus importantes, voire vitales. Par exemple, le drame que l’auteur vivait au quotidien est évoqué dès les premières pages : Kafka vit très mal l’impossible confluence de ses deux activités, l’une alimentaire et l’autre librement choisie. Le fait de passer six heures chaque jour ouvrable à recevoir des clients du cabinet d’assurances où il travaille, et après avoir achevé ce pensum quotidien, le loisir d’écrire. De fait, nous en sommes tous au même point, exercer un métier rémunéré pour assurer sa subsistance et parallèlement à cela s’adonner à son activité favorite, l’écriture (das Schreiben). Chaque journée est donc divisée en deux parties, l’une pénible et harassante mais indispensable, et l’autre, plus réduite hélas mais au cours de laquelle on s’épanouit vraiment… On comprend mieux à présent que Kafka ai parfois achevé l’écriture d’une nouvelle en quelques heures nocturnes. Ce fut le drame de son existence et qui confère à ses œuvres une forme très particulière, notamment dans une nouvelle aussi déroutante que Le terrier…
Mais chez Kafka, la question juive n’est jamais très loin. Il parle de la situation conflictuelle du juif d’Occident qui se bat contre plusieurs identités à la fois. Cette désignation (Westjude) n’est pas une fioriture littéraire, il s’agit de le distinguer de son parent pauvre, les Ostjuden, les juifs d’Europe centrale et orientale, ballottés entre plusieurs pays dont aucun ne veut les accueillir vraiment. On se souvient de la sa mention de ces Juifs déshérités dans une lettre que Mahler à envoyée à sa femme Alma, depuis sa tournée dans ces régions reculées de l’Europe. Il y évoque les conditions de vie misérables dans les ghettos, la crasse, la saleté, la pauvreté. Et il ajoute la mort dans l’âme :… et quand je pense que je suis le frère de ces gens là ! Je n’irais pas jusqu’à dire que Mahler résume toute la pensée de Kafka à ce sujet, mais il faut bien reconnaître que lui aussi vivait ce combat identitaire douloureusement.
Kafka cite le roman de son ami Max Brod (1884-1968), Die Jüdinnen (Les juives). Il explique que chaque fois qu’un juif d’Europe de l’ouest produit une publication, on tente d’y chercher et d’y découvrir la solution de la question juive. De quoi parle ce roman de Brod ? Il s’agit d’opulentes familles juives venues prendre les eaux dans une somptueuse station de cure thermale, dans l’espoir aussi de trouver un bon parti pour leurs filles en âge de se marier. Car le but essentiel est de trouver un mari qui soit en rapport avec la belle situation financière de la fille à marier. Kafka est réservé à ce sujet, ce qui ne sera pas démenti dans ses futures rapports avec la gente féminine en général, juive ou pas.
On va passer du coq à l’âne : dimanche 11 octobre 1911. Kafka rédige une note sur kippour, la prière de Kol nidré et son passage à la synagogue. Il décrit les troncs dans le corridor, la présence de plusieurs Juifs pieux, issus d’Europe de l’est, en chaussette, le châle de prière rabattu sur la tête en signe de piété et de dévotion profondes. Il décrit les mouvements du corps des orants, certaines pleurent pour se faire pardonner leurs péchés et obtenir la rémission de leurs fautes commises au cours de l’année écoulée. Les descriptions de Kafka ne laissent percevoir aucune émotion. L’auteur se trouve ici dans la synagogue Altneu, la célèbre synagogue dont le nom est conjectural : soit ancienne-nouvelle synagogue soit Al tenai : sous certaines conditions. Mais Kafka ne savait pas l’hébreu et quand il s’y est mis, ce fut très tardivement. Et à la fin de ce paragraphe Kafka reconnait avoir vibré au plus profond de son être dans un autre lieu de prière de Prague, la synagogue Pinkas datant du XVIe siècle : J’étais pris de façon incomparablement plus intense par le judaïsme.
Mais la prochaine mention dans le journal évoque une célèbre maison close de Prague et Kafka détaille le portrait d’une prostituée juive ; curieux passage, sans transition, du jour des propitiations à la prostitution, kippour n’a donc pas servi à grand’ chose.
J’ai fait allusion plus haut à la douleur de passer d’une vie à l’autre, des exigences d’une vie professionnelle stérile à un instant de grâce lorsqu’il est permis d’écrire, de faire de la littérature. Voici un témoignage de l’auteur qui a un trou de mémoire juste avant de finir de dicter un long procès-verbal à la secrétaire : Je finis par le dire tout en gardant un grand effort ; en moi, tout est prêt pour un travail de création poétique, ce travail serait pour moi un dénouement divin et une grande renaissance, alors qu’ici au bureau, pour un misérable dossier, je dois priver un corps capable de ce bonheur d’un morceau de sa chair… La métaphore se passe de tout commentaire.
Un peu plus loin nous lisons un long commentaire d’une représentation donnée par une troupe juive. Qui reprend les grandes questions auxquelles les juifs de ce début de XXe siècle étaient confrontés, notamment les tentatives avortées de s’intégrer à la société européenne, en l’occurrence allemande ou tchèque… Cela m’a paru étonnant que Kafka ait consacré plusieurs pages à ce petit événement mais à y regarder de plus près on lit des remarques de fond : les juifs sont menacés de la pire des autarcies, l’autarcie culturelle : préparer des pièces de théâtre ayant un juif pour auteur pour une pièce sur des juifs pour des lecteurs juifs. Kafka ajoute que les chrétiens n’y sont mentionnés que du bout des lèvres. Et il analyse longuement cette situation qui lui parait assez déprimante/ C’est un double isolement, un encapsulment, une séparation à la fois volontaire et imposée. Je ne reviens pas sur la critique du contenu : Kafka y stigmatise ces Juifs oisifs vivant aux crochets de leur communauté qui ne sait comment s’en défaire… On a vu plus haut que dans la altneu Schul il avait décrit les troncs où les fidèles sont invités à a pratiquer la charité en toute discrétion, en y glissant une pièce ou un billet de banque…
Un peu plus loin, Kafka plaide en faveur d’un beau théâtre yiddish et d’une littérature de la même provenance. Je trouve surprenante la fréquence des citations de la littérature yiddish et plus génialement l’intérêt que l’auteur témoigne au fait culturel juif. Il se rend régulièrement à des représentations sur tous ces sujets et savoure en yiddish la lecture de poèmes. Il parle même d’un poème de Bialik que ce dernier a exceptionnellement accepté de traduire de l’hébreu en yiddish en raison de l’ignorance de l’hébreu par la public.
Mais ce qui m’a le plus frappé et qui va me servir de conclusion de la première partie de ce texte, c’est cette variation sur le terme Mutter, mère en allemand. Voici ce qu’écrivait Kafka en octobre 1911 :
… si ne j’ai pas toujours aimé notre mère comme elle le méritait et comme je le pourrais, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, le terme de Mutter la rend un peu comique (non seulement puisque nous sommes en Allemagne) nous donnons à une femme juive le nom de Mutter allemande, oubliant la contradiction qui pèse d’autant plus lourd dans le sentiment Mutter est particulièrement pour le Juif., inconsciemment contre la splendeur chrétienne, il contient la froideur chrétienne, si bien qu’une femme juive appelé Mutter e ne devient pas seulement comique mais aussi étrangère. Mama serait un nom préférable si seulement on n’imaginait pas Mutter derrière. Je crois qu’il n y a plus que les souvenirs du ghetto pour se souveni der la famille juive car même le nom Vater est très loin de désigne le père juive.
Quel aveu, quelle confidence quelle confessio judaica… (A suivre)
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020