Erri De Luca, Impossible (Gallimard)

Maurice-Ruben Hayoun le 05.10.2020

C’est une œuvre plus philosophique que littéraire ou romanesque que nous nous offre l’auteur italien bien connu dans notre pays ; elle se situe dans un cadre assez insolite, puisqu’il s’agit du cabinet d’un juge d’instruction.

Et pourquoi donc ? Pour la bonne raison qu’il y a eu, lors de l’escalade d’une montagne dangereuse, mort d’homme et que la victime d’une chute au fond d’un ravin avait eu maille à partir avec un autre randonneur, bien des années auparavant…

Or, il se trouve que tant la victime que le suspect se connaissaient et avaient eu un grave différend politique ayant entraîné l’arrestation et la condamnation de tout un réseau de militants révolutionnaires.

En d’autres termes, ce qui est présenté comme un accident, la chute d’un randonneur au fond d’un ravin montagneux, est peut-être un assassinat qu’on a voulu déguiser en accident.

D’où l’interrogatoire du suspect par un juge d’instrument qui mène l’enquête. Il faut ajouter que la rencontre est le fruit d’une coïncidence incroyable, l’auteur préfère dire ; impossible, d’où le titre de l’ouvrage.

Et c’est vrai car il y avait un e chance sur dix millions pour que deux hommes ayant fait partie d’un même groupe révolutionnaire se retrouvent à quelques centaines de mètre l’un de l’autre, à escalader la même montagne.

On comprend donc les soupçons du juge dont l’auteur se plaît à souligner la jeunesse, l’inexpérience et la fragilité. En plus d’un retour sur les années de plomb de l’Italie, c’est une critique à peine voilée de la justice en tant qu’institution sociale.

L’entretien avec le juge, ou plutôt les réponses apportées à ses questions, rappellent des souvenirs à l’auteur Erri De Luca qui eut affaire à la justice, dans une autre vie… On parle ici d’au moins quatre décennies.

Et récemment encore, De Luca eut affaire à la justice de son pays, suite à une très imprudente déclaration qui tombait sous le coup de la loi…

Cette déclaration publique a rappelé de mauvais souvenirs à la justice italienne qui s’est saisie de l’affaire et s’est intéressée de très près à notre auteur. Au fond, ce récit est romanesque (le litre du livre porte bien sur la couverture la mention : roman). Ce détail est loin d’être anodin.

Pour bien marquer les différents courants qui traversent le livre, l’éditeur a adopté différents corps de caractères, selon la nature du texte : il y a les protocoles, les procès verbaux de l’interrogatoire, et aussi des lettres d’amour où les références autobiographiques ne manquent pas : par exemple, l’hommage rendu à la femme aimée qui accepte son amoureux sans se soucier de son passé.

L’allusion au passé révolutionnaire de notre auteur ne pouvait pas être plus claire. C’est un aspect de l’amour rédempteur, une charité que le rigorisme judiciaire semble ignorer entièrement.

Surtout lorsqu’il est question des conditions de la garde à vue… Car le jeune juge n’en démord pas : il croit mordicus que notre homme a ourdi un complot pour attenter à la vie d’un traître ; car la pure coïncidence est incroyable, il ne peut s’agir que d’une planification et d’une préméditation.

Mais entre l’auteur et son juge s’instaure graduellement une sorte de débat philosophique sur le sens des mots, le sens de la justice, lé réinsertion des délinquants.

Quand il s’agit de définir l’action du délateur, celui qui a dénoncé tous ses compagnons à l’Etat, les avis divergent. Le juge utilise alors des termes issus d’un registre que conteste le gardé à vue. On peut même parler d’un double monologue parallèle.

Pour le juge, il s’agit du bon usage de la trahison, la victime tombée au fond du ravin, a rendu service à la société en livrant ses camardes, les empêchant ainsi de porter atteinte à des citoyens innocents. Elle aurait même, selon le magistrat, soulagé sa conscience…

Cet échange porte aussi sur la justice, ses tâtonnements et ses imperfections. ; est elle vraiment synonyme d’équité ou s’agit il simplement d’une excroissance administrative de l’ordre établi ? On parle aussi de l’instinct de vengeance : l’auteur qui a dû purger une longue peine de prison suite à la délation de son ancien camarade n’a t il vraiment pas souhaité sa disparition ? Ne s’en est il pas réjoui de quelque manière que ce fût ? Et les coïncidences en sont elles réellement ? N’y a-t-on pas contribué directement ou indirectement ?

On sent bien que le sujet, dans sa gravité (la justice, son importance et ses insuffisances) dépasse, et de loin, le cadre d’une simple vengeance et d’un seul meurtre. Au fond, rien ne sépare vraiment l’innocence de la culpabilité.

Le juge est décrit comme très jeune, ignorant les choses de la vie et ne voyant pas les faits de l’intérieur : il n’était pas encore né lorsque ces faits se sont déroulés, alors comment peut il les juger ?

Voici une phrase qui résume bien l’enjeu ; le suspect dit ceci : Avec le magistrat il s’agit plus d’un débat que d’un interrogatoire. C’est la phrase-clé du livre. La mention de l’accusation, avoir poussé un ancien compagnon de lutte dans le vide du haut d’une falaise devient secondaire.

On axe l’échange autour de la peine et de la dette à payer à la société. L’accusé se demande pourquoi cet acte pour lequel il a déjà lourdement payé continue de le poursuivre comme une écriture indélébile, une charge dont il ne peut pas se débarrasser. Les archives de la police sont impérissables.

Un autre thème dans ce débat est la nature ou l’étendue de la responsabilité individuelle. De même que le chapitre 18 du livre d’Ezéchiel institue l’individualisme religieux (le père paie pour ses péchés et non son fils, ni inversement le fils ne paie pas pour les péchés commis par son père), l’accusé ne veut pas être tenu pour responsable pour des actes qu’il n’a pas commis, alors qu’il n’était même pas présent sur les lieux de l’attentat : pourquoi doit il endosser cette responsabilité collective?

On est donc bien loin d’un simple interrogatoire mené par un juge d’instruction qui n’est vraiment pas le meilleur de sa promotion… Mais toutes ces réflexions, l’accusé les réserve à la femme qu’il aime car il sait qu’elle le croira alors que le juge n’a pas l’outillage mental pour accéder à un tel niveau.

Au passage, le prévenu stigmatise la médiatisation outrancière des magistrats qui tentent d’accéder à la notoriété en menant rondement des enquêtes criminelles sensationnelles. Ils n’écoutent pas ce qu’on leur dit mais poursuivent jusqu’au bout leur propre idée. En agissant de la sorte ils ne se comportent pas comme des juges mais comme des justiciers..

On lit aussi un débat sur la nature de l’Etat dont le juge est un fonctionnaire. Le prévenu critique cette divinisation de l’Etat qui poursuit lui aussi ses propres objectifs, lesquels ne sont pas nécessairement ceux de la justice.

A quoi le juge répond que même les révolutionnaires, une fois parvenus au pouvoir, utilisent les structures étatiques pour asseoir au mieux leur pouvoir. Comme je le notais plus haut, l’échange change de nature, ce n’est pas un interrogatoire, c’est un débat philosophique sur la place des magistrats dans la société. Et sur les prérogatives de l’Etat.

Voici une phrase du juge qui philosophe à son tour, et qui rappelle une notion développée par Heidegger : La vie reproduit et ne réduit pas les inégalités. Elle les mêle au petit bonheur. Quel mérite avez vous d’être plus vieux…

La phrase qui nous interpelle est la suivante : elle les mêle au petit bonheur (les inégalités). Heidegger parle de la Geworfenheitt, le fait d’être précipité, jeté par une main inconnue et arbitraire dans un monde qu’on ne connaît pas, un milieu qu’on n’a pas choisi, et avec un capital santé ou autre qui ne dépend absolument pas de nous… Et pourtant, il nous faut vivre avec.

Avouons que de telles spéculations ne sont pas à la portée du premier juge venu , lequel refuse de faire un seul en avant sans avoir le doigt sur un article du code…

Mais la fin n’e est pas moins très intéressante  ; elle aboutit à la description d’un combat à mort entre deux chamois qui finissent tous deux par tomber dans le ravin. Aucun de des deux n’a eu raison de l’autre. C’est évidemment une allégorie du combat à mort entre le juge prisonnier de ses certitudes non étayées par des preuves et un justiciable accusé injustement. La grande question est alors : faut il avoir foi en la loi ?

La nature humaine est elle modifiable, amendable ? C’est là toute l’affaire. Baudelaire avait dit que le cœur des villes change plus vite que le cœur des hommes.

Très beau roman.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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