En Israël, l’humour noir comme remède à la guerre

Par Clara Hidalgo

RÉCIT – À l’instar de l’émission israélienne satirique «Eretz Nehederet», de nombreux humoristes évoquent l’attaque du 7 octobre sur le ton de l’humour, mais sont confrontés à des limites imposées par l’État hébreu.

Dans une luxueuse chambre d’hôtel à la décoration dorée extravagante, trois acteurs déguisés en dirigeants du Hamas – Moussa Abou Marzouk, Khaled Meshaal et Ismaël Haniyeh – jouent au poker. Vêtus d’un costume beige immaculé et d’une montre en or au poignet, les chefs du groupe islamiste chantent un rap intitulé : «Le ciel de Gaza est noir, mais le Qatar est toujours ensoleillé». Les paroles concernent principalement les Palestiniens qui meurent à Gaza, pendant que leurs dirigeants sont accusés de se prélasser dans une baignoire remplie de billets au Qatar. «Ils n’ont plus rien à manger comme une retraite de Ramadan. Je m’en fous parce que je suis posé dans ma suite (…) Mon peuple n’a pas d’eau, je me demande ce que ça fait», rappent les trois leaders en chœur, entourés de voitures de sport et de femmes aux tenues légères.

À travers la réalisation de ce clip vidéo, l’émission israélienne satirique Eretz Nehederet veut caricaturer l’exil doré des leaders du Hamas à Doha, au Qatar, qui finance et dialogue avec le mouvement islamiste depuis plusieurs années. Eretz Nehederet («Un pays merveilleux», NDLR) a publié cette vidéo en décembre dernier sur YouTube. Elle cumule à ce jour plus d’un 1,6 million de vues. Très populaire en Israël, ce programme passe tous les mardis à la télévision israélienne à une heure de grande écoute. Il est l’équivalent du «Saturday Night Live» américain «pour son ambiance, ses sketchs et ses conditions de tournage en direct avec un public», compare Frédérique Schillo, historienne spécialiste d’Israël et des relations internationales. Depuis plus de 20 ans, Eretz Nehederet se moque sans tabou des travers de la société israélienne et de la classe politique avec un ton acerbe.

Mais depuis le massacre du 7 octobre, l’émission a pris une tout autre tournure. Malgré l’attaque, Eretz Nehederet n’a pas cessé de diffuser, hormis une pause imposée de 19 jours – exactement la même durée d’interruption que le Saturday Night Live après l’attentat du 11 septembre 2001. L’émission a même été repensée avec un nouveau nom «Eretz Nilremet» («Un pays en guerre», NDLR), et des sketchs désormais tournés en anglais pour toucher la communauté internationale, ensuite publiés sur YouTube. Mais surtout, elle s’attaque au Hamas et aux acteurs internationaux qui prennent part ou réagissent au conflit du Proche-Orient. Le tout, en usant de l’humour noir.

Rire pour évacuer le «stress»

L’un des sketchs les plus connus d’Eretz Nehederet a fait le tour du monde. Il met en scène deux étudiants américains propalestiniens, aux cheveux bleu et rose. «Vous êtes en direct sur Colombia Untisemity News, où tout le monde est le bienvenu : LGBTQH, lance la jeune femme face à la caméra. – H ? demande le jeune homme – Hamas… – Oui, le Hamas est tellement tendance maintenant». Ce sketch caricature le soutien des universités américaines pour la Palestine depuis le début du conflit. Un soutien qui a d’ailleurs entraîné une polémique internationale, poussant la présidente de Harvard à la démission début janvier.

Un autre scandale autour du conflit a été repris par l’émission. Douze employés de l’Unrwa – agence de l’ONU chargée de venir en aide aux Palestiniens – ont été licenciés après avoir été accusés d’avoir participé au massacre du 7 octobre. Ce mardi 30 janvier, «le programme a proposé un sketch en rebond à cette affaire avec un professeur de l’Unrwa faisant la promotion de livres, qui prônent en réalité le terrorisme. Le professeur volait ensuite une ration alimentaire destinée à un Palestinien», décrit Frédérique Schillo.

Au travers de ces deux exemples, «Eretz Nehederet critique l’hypocrisie occidentale des ’woke’ dans les campus américains et le double jeu des dirigeants de l’ONU», décrypte la spécialiste. Selon la Commission de recherches des audiences, le Médiamétrie israélien, environ 30% des téléspectateurs regardent ces nouveaux sketchs en direct, contre 18% en temps normal – avant la guerre. «La vie ici (en Israël, NDLR) est très intense, plus qu’ailleurs. Il faut donc un humour plus fort pour se soulager et faire face au stress de la vie», déclarait déjà, Muli Segev, créateur de d’Eretz Nehederet, au LA Times en 2010.

Au-delà des émissions satiriques, les humoristes contribuent également à ce besoin de rire en temps de guerre. De nombreux comédiens et chanteurs sont ainsi envoyés sur le front, pour remonter le moral des soldats de Tsahal. C’est le cas d’Adir Miller, suivi par plus de 110.000 personnes sur Instagram, qui s’est représenté devant des militaires israéliens et «dans des hôtels accueillant des familles rescapées de l’attaque du 7 octobre», rapporte le média israélien Times of Israël . «On compte majoritairement des jeunes parmi les 300.000 réservistes de Tsahal, ce ne sont que des gamins. Pour tenir les troupes, il faut les divertir», complète Frédérique Schillo.

La satire, un «besoin vital»

D’autant qu’en Israël, «l’humour tient une grande place dans la société», souligne le chercheur. À l’instar d’Eretz Nehederet, «les Juifs rient de tout, sans aucun tabou et parfois en franchissant certaines limites» qui peuvent choquer le monde occidental, pointe-t-elle. L’émission satirique n’hésite pas, en effet, à faire de l’humour sur les représentants politiques du gouvernement de Benyamin Netanyahou et la Shoah. «Dans l’un des sketchs, un proche de “Bibi” (Netanyahou, NDLR) est déguisé en gestapiste, il porte un long manteau de la Gestapo et tient en laisse un berger allemand», décrit la chercheur. «Ça choque, mais tout le monde adore, c’est hilarant», poursuit-elle. Ce sketch avait d’ailleurs été diffusé le soir des élections législatives de 2009.

Ce goût pour l’humour noir remonte à loin. Dès 1941, sept ans avant la création de l’État hébreu, le bataillon juif Palmach, une organisation paramilitaire sioniste spécialisée dans la guérilla contre les forces britanniques du protectorat de Palestine «a créé son propre genre d’humour, surnommé chizbat (un dérivé du mot arabe qui signifie “mensonge”, “bluff”). Soit des histoires courtes, caricaturales et drôles relatant le quotidien des soldats», raconte Le Monde . Après la Seconde Guerre mondiale, l’humour juif s’oriente progressivement vers la satire politique. Et au lendemain de la guerre du Kippour en octobre 1973, la première chaîne de télévision d’Israël lance «Nikui Rosh», sa toute première émission satirique, qui sera suivie par «deux Israéliens sur trois», poursuit le quotidien.

Pour Frédérique Schillo, la satire est un «besoin vital chez les Israéliens, qu’ils pratiquent avec un grand naturel». Voire un symbole de «démocratie». «Faire de l’humour est devenu la seule façon de gérer le terrorisme en Israël», selon la chercheur. «Les Palestiniens n’ont pas cette liberté-là», compare-t-elle. La spécialiste note d’ailleurs que la gauche israélienne se sert également de l’humour «pour dénoncer les crimes du Hamas». «Cela dit quelque chose de la fin de l’innocence de la gauche et de ces Israéliens qui vivaient dans les kibboutz, face à la bande de Gaza, et qui ont été attaqués par le Hamas», analyse-t-elle.

Quand l’humour a des limites

Cette liberté d’expression n’est pourtant pas sans limites. Et surtout si elle venait à risquer de «diviser la population israélienne», précise Frédérique Schillo. Les otages israéliens, dont une partie est encore entre les mains du Hamas, sont «évidemment une question très sensible», évoque la chercheur. Mais la question du sort des Gazaouis est par ailleurs l’une des frontières à ne pas franchir.

L’humoriste Mohand Taha, âgé de 28 ans et suivi par plus de 880.000 personnes sur Instagram, en a fait les frais. Après l’attaque du Hamas, il a décidé d’exprimer sa solidarité envers les Gazaouis en vidéo. Quarante minutes après l’avoir postée, il raconte que vingt policiers l’ont emmené au commissariat. «On m’a dit que j’étais soupçonné de soutenir une organisation terroriste», explique-t-il à Haaretz. Il a finalement été libéré après deux jours en détention provisoire, mais à la condition de ne rien publier sur les réseaux sociaux pendant dix jours. 

Selon Frédérique Schillo, le gouvernement israélien ne pratique pas de «censure» envers les humoristes. «Le cas de ce jeune homme relève davantage de son statut d’influenceur», nuance la chercheur. «La police israélienne cherche en effet à restreindre la parole de certains d’entre eux qui légitiment parfois l’attaque du Hamas», selon elle. Peu après le 7 octobre, les émissions comme Eretz Nehederet se sont d’abord «autocensurées car l’heure était à la consolation par le rire», raconte la chercheur. Mais «la politique a rapidement repris ses droits. Et depuis, les humoristes se moquent régulièrement de Netanyahou», assure-t-elle.

La coexistence entre les Arabes et les Juifs en Israël reste néanmoins un sujet délicat pour les humoristes. Le comédien, Guy Hochman, suivi par 425.000 personnes sur Instagram, s’y est pourtant confronté. Habillé en tenue de Tsahal, il s’est filmé au début du mois de janvier dans un bâtiment endommagé par les combats, dans la bande de Gaza, rapporte le Times of Israel . Mais il a présenté l’immeuble comme un «hôtel Gush Katif», en référence aux anciennes implantations israéliennes évacuées en 2005. «En faisant cette comparaison, l’humoriste touche un point sensible de la société israélienne. Une minorité d’Israéliens  souhaite en effet le retour à Gaza», pourtant illégales au regard du droit international, décrypte la spécialiste. «Dans sa vidéo, il donne l’impression de donner raison à ces nationalistes», ajoute-t-elle. Face aux critiques, Guy Hochman a été contraint de retirer sa vidéo. Mais pour Frédérique Schillo, la majorité des émissions satiriques et des humoristes «émeuvent et touchent en plein cœur les Israéliens encore traumatisés par l’attaque du 7 octobre».

JForum.fr avec www.lefigaro.fr
Un clip, réalisé par Eretz Nehederet, met en scène des dirigeants du Hamas dans un hôtel de luxe au Qatar, pendant que les Palestiniens meurent à Gaza. Capture d’écran YouTube / Eretz Nehederet

 

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