De l’idée juive du sens V : L’univers de la Tora orale

De même que la clôture du Talmud de Babylone en 500 de notre ère, recueil plus important et plus volumineux que le Talmud de Jérusalem, achevé vers 350 de notre ère, n’a pas été un acte volontaire, pris en toute liberté, le passage de la Tora écrite à la Tora orale s’est fait sous la contrainte d’événements historiques sur lesquels les sages n’avaient aucune prise.

Ce ne fut pas une décision librement consentie mais une coercition imposée par l’Histoire… D’ailleurs, même des esprits rationalistes, rompus à la pratique de la recherche historique et au comparatisme religieux, en appellent parfois à des conjectures relevant plus du miracle que de l’évolution historique lorsqu’il s’agit de décrire ou de s’expliquer le maintien, contre vents et marées, de l’unité religieuse des juifs.

Certes, il y eut la littérature des responsa (sheélot u-teshuvot), sorte de Talmud en miniature, qui donnait à des sages isolés l’occasion de recueillir l’avis d’autres dirigeants religieux afin d’éclaircir ou de préciser certaines pratiques religieuses.

L’un des exemples qui me vient spontanément à l’esprit, bien qu’il soit un peu tardif, n’en est pas moins éloquent : ce sont les sages de la ville de Fès (Maroc) qui demandent à Maimonide ce qu’il faut penser de l’épître du Shi’ur Koma (la mesure de la taille du corps divin (sic) si injustement attribué à une éminence talmudique, rabbi Ishmaël, que nous aurons l’occasion de rencontrer dans cet ouvrage en raison des règles herméneutiques qui lui sont attribuées (Rabbi Ishmaël dit : par treize règles la Tora s’interprète…)

Non, la transition entre ces deux univers, tradition écrite et tradition orale, ne s’est pas faite sans heurt. On changeait d’univers, les institutions existantes furent renversées et remplacées par d’autres, mieux adaptées aux circonstances nouvelles.

C’est ainsi que la secte dite des pharisiens, si injustement traités par la critique historique, parfois assez christianisante, au point d’en faire l’équivalent de faux dévots, d’hypocrites et de tartuffes, finit par prendre le dessus sur d’autres franges du peuple, comme les Saducéens qui refuseront de reconnaître les prérogatives que les adeptes de la Tora orale s’étaient auto-octroyées.

A leurs yeux, seule la Tora écrite comptait. Par exemple : ils refusaient la foi en l’immortalité de l’âme au motif que cette doctrine n’était pas clairement enseignée par la Bible hébraïque…

Dans un excellent recueil que je n’ai pu consulter que dans sa traduction allemande, l’éminent spécialiste américain du Talmud, le regretté Jack Neusner (Das pharisäische und talmudische Judentum, neue Wege zu seinem Verständnis, Tubingen, JCB Mohr, 1984) les sages de la Tora orale parvinrent à affirmer leur suprématie soit en phagocytant les institutions religieuses existantes, soit en se coulant dans leur moule afin de les remodeler de l’intérieur.

Lorsqu’on ose écrire dans un folio talmudique appelé à une grande diffusion et à une incroyable célébrité, que « la Tora est plus éminente que la prêtrise et que la royauté» (Pirké Avot 6 ;6), on prépare ni plus ni moins qu’une révolution copernicienne de la religion existante d’Israël. Neusner évoque clairement un phénomène de rabbinisation (Rabbinisisierung) du judaïsme qui rendait obsolète le culte sacrificiel du Temple, lequel n’existait plus du tout.

La Tora écrite était replacée au centre de l’édifice et parallèlement à elle, la Tora orale devenait son unique code : pour parvenir à comprendre la Tora, il fallait passer par les règles herméneutiques établies par les Sages. Ce fut presque un coup d’Etat religieux ou spirituel.

Les prêtres du Temple, les officiers de l’armée et la dynastie disparurent progressivement de l’horizon : seule dominait désormais la silhouette du Talmid hakham, le disciple des sages dont la qualité se mesurait à l’aune de ses ressources intellectuelles et de son inventivité exégétique. L’étude de la Tora devenait la pierre angulaire de ce nouveau judaïsme qui n’avait plus de patrie terrestre puisqu’il en avait été chassé : et qui dit étude dit Tora orale dont c’était la mission première.

Ce fut donc dans la matrice de cette Tora orale que fut composée la liturgie quotidienne laquelle eut la sagesse de ne pas rejeter deux points importants : le rétablissement éventuel du culte sacrificiel, même si ce n’était que du bout des lèvres, et le maintien de la foi en la venue du Messie. Au fond, ces deux thèmes ont toujours été étroitement liés : on ne pouvait pas parler de l’un sans présupposer l’autre…

Jusqu’au premier siècle de l’ère chrétienne, les institutions fondamentales d’Israël, étaient, comme on vient de voir, la royauté, la caste sacerdotale, et les saintes Écritures, toutes choses qui conféraient au temple, à la terre et au peuple leur caractère sacré.

Mais moins de deux siècles plus tard, ce sont les sages, hérauts de la Tora orale, qui affirmèrent leur hégémonie. Tirant leur force de leur statut d’interprètes de la Tora, commentée selon une herméneutique qui leur est propre, ils n’hésitèrent pas à se proclamer au-dessus de toutes les institutions anciennes, tombées en désuétude et d’en imposer de nouvelles.

Et les sages allèrent encore plus loin : le dictum talmudique selon lequel celui qui désire assurer sa devékout (sa conjonction) avec la Présence divine (shekhina), peut y parvenir en mariant sa fille à un disciple des sages, illustre bien ces prétentions, fussent elles ou non fondées (Ketubbot fol. 111b).

Le caractère incontournable d’une telle affirmation saute aux yeux car si le sage incarne vraiment la Tora par laquelle Dieu s’est révélé à son peuple, il n’existe pas d’autre possibilité.

Les sages ont donc détrôné les prêtres et renvoyé le culte sacrificiel à l’arrière-plan puisque les trois prières quotidiennes ont entièrement supplanté les pratiques anciennes, le vieux monde, tout en y laissant subsister quelques séquelles…

Partant, ce judaïsme rabbinique ou talmudique, mérite bien l’épithète qui lui est désormais accolée ; le sage et plus tard le rabbin a réussi à unir en lui-même l’image du prêtre, du commentateur biblique et du fanatique messianique, soucieux de hâter la fin.

Le disciple des sages qui porte ainsi cette appellation pour bien montrer que la lecture talmudique est une lecture infinie, incessante va jouer les tout premiers rôles. Il est un dictum talmudique qui illustre bien l’idée qu’on n’a jamais fini d’étudier la Tora, que seule la mort peut nous détacher : celui qui révise son chapitre cent une fois est supérieur à celui qui ne le révise que cent fois…

Ayant promu l’étude incessante et approfondie de la Tora au rang de valeur suprême, le disciple des sages qui en fait sa raison d’être, se retrouve au centre même de cette Tora orale dont il sait interpréter le moindre mot à l’instar de rabbi Akiba, le contemporain de Bar Kochba et d es persécutions d’Hadrien.

Mais le disciple des sages, devenu l’archétype du héros talmudique, a aussi un double antithétique : le ‘am ha-aréts, le peuple de la terre, donc la paysannerie inculte de l’époque. Ces deux personnalités se situent au cœur même de l’univers de la Tora orale.

Quiconque consulte un index talmudique y découvrira des centaines de renvois sub verbo talmid hakham ; il ne nous est possible d’en reprendre que quelques occurrences afin de décrire au plus près ce phénomène régénérateur du judaïsme antique.

On va tenter de cerner quatre aspects de cette personnalité nouvelle dans le monde juif, plus exactement de la tradition orale : l’essence du disciple des sages, ses relations avec son maître, sa place dans la société et enfin son comportement avec ses collègues.

La raison d’être du talmid hakham est l’érudition traditionnelle sans faille. Kiddushin fol. 49a stipule qu’il doit avoir étudié la halakha, Sifra et Sifré (deux midrashim halakhiques), ainsi que la Tosefta (additif de la Mishna).

Le même passage ajoute que le disciple des sages doit pouvoir expliquer quelque point halakhique que ce soit, même sur des traités talmudiques extra canoniques (Sota fol. 49a).

Vis-à-vis de son maître, le disciple doit observer des règles strictes : ainsi, il ne peut enseigner une règle religieuse s’il n’est éloigné de son maître d’au moins trois parasanges (unité de mesure d’origine persane) (Sanhédrin fol. 5b). ou, en tout état de cause, le disciple doit demander la permission de son maître. Rabbi Méir (Tanna de la troisième génération) qui fut le disciple d’Elisha ben Abouya, dit aher (l’autre, une fois qu’il fut accusé de gnosticisme et après son apostasie), continua de voir en celui-ci son maître, même après sa mort et son excommunication.

Une aggada légendaire relate qu’un feu céleste se mit à consumer la tombe d’Elisha et rabbi Méir, alerté, se rendit sur place et éteignit le feu en jetant sur ka sépulture de son maître son propre châle de prière. C’est dire l’attachement indéfectible du disciple à son maître, même après que celui-ci a sombré dans l’apostasie. Mais Elisha ne semble pas avoir été si mécréant que cela, puisque, lorsqu’il était suivi sur sa mule par son disciple à pied, le jour du sabbat, il rappelait à rabbi Méir les limites à ne pas franchir en ce jour si particulier. Il n’a donc jamais tenté de convaincre son disciple de suivre sa voie, celle de l’hérésie et de l’impiété.

On a vu supra que l’alliance avec un Talmid hakham revêtait une valeur méritoire très grande ; Pessahim fol. 49a-b n’hésite pas à répéter trois fois dans le même folio qu’on doit tout faire, qu’on doit tout vendre pour que sa fille puisse devenir l’épouse d’un Talmid hakham.

On doit, en outre, tout faire pour que cet élu du Seigneur vive une vie paisible consacrée à l’étude de la Tora. En revanche, le talmid Hakham qui est intéressé par l’argent et les honneurs, est vertement dénoncé : Yoma fol. 72b stigmatise ceux qui s’occupent de la Tora sans crainte du Ciel (yr’at shamayim). Rabba, (Amora babylonien de la quatrième génération) ne va-t-il pas jusqu’à mettre en garde les disciples contre un double enfer, celui qui consiste à se sacrifier ici-bas pour l’étude, et celui qui les attend dans l’autre monde si leurs motivations n’étaient pas pures ?

Au fond, c’est à l’autorité la plus prestigieuse et la plus érudite de la littérature talmudique que l’on doit la meilleure définition des droits et des devoirs, à savoir rabbi Akiba. Interprétant un verset des Ecritures (… l’Eternel, ton Dieu, tu craindras), il explique que le proposition ET qui introduit le cas de l’accusatif (mais parfois aussi celui du datif) est là pour inclure les sages dans cette véritable crainte révérencielle (Pessahim fol. 22b). Cette audace assez inouïe est quelque peu tempérée par le même homme qui dénonce en ces termes celui qui se sert de la Tora au lieu de la servir : A quoi ressemble celui qui se glorifie de sa connaissance de la Tora ? A une carcasse gisant le long de la route. Tous ceux qui passent à proximité se bouchent le nez et s’éloignent à grands pas…

Eu égard aux fonctions exercées par le disciple des sages, il lui est fait obligation d’être aussi dur que le fer (Ta’anit fol. 4a), voire même d’être vindicatif (Yoma fol. 23a) mais la ligne suivante rappelle aussi l’interdiction du Lévitique (19 ;18) de se conduire ainsi ; mais on répond à cela en précisant que ce contexte se rapporte exclusivement aux conflits d’argent ou d’intérêts.

Il semble qu’entre eux, les disciples des sages n’aient pas toujours eu des relations très courtoises ; c’est pour cela que Dieu lui-même est censé prendre plaisir à une conversation érudite mais paisible… (Shabbat fol. 63a-b). Mais lorsque le ferment de la discorde s’installe, Dieu ne pense qu’à s’enfuir…

Le ‘am ha-aréts (peuple de la terre) désignation talmudique de l’inculte et de l’illettré, a dû souvent ressentir la conduite du disciple des sages à son égard, comme une preuve d’arrogance. (Pessahim fol. 49a-b) détaille une grande partie des préventions des sages à l’égard des incultes.

La plus terrible est l’opinion anonyme (Rabbanan amré… Nos maîtres disent…) qui recommande de ne jamais épouser la fille d’un inculte, en citant en renfort Deutéronome (27 ;21) qui interdit de copuler avec … un animal !! (Maudit soit celui qui couche avec un animal et tout le peuple dit : Amen.)

Rabbi akiba dont la biographie légendaire veut qu’il ait été un ‘am ha-aréts jusqu’à l’âge de quarante ans, confesse avoir fait la déclaration suivante durant sa jeunesse : Si l’on remettait entre mes mains un disciple des sages, je le mordais comme un âne. Ses élèves dirent : Maître, il faut dire comme un chien. Non, répondit-il : le premier mord et broie l’os en même temps, le second se contente de mordre…

Le talmid hakham d’une part, et le ‘am ha-aréts d’autre part, forment une sorte de couple antithétique au sein de cette Tora orale, de cette tradition en constante évolution.

Il faut aussi ajouter qu’aucune barrière hermétique ne sépare ces deux spécimen de l’humanité juive. Les disciples des sages ont aussi pris en charge ceux qui étaient, à un moment de leur vie, réputés être des incultes mais qui voulaient apprendre.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage

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