Pourquoi Daech ne revendique pas d’attentats en Turquie

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Comme c’était déjà le cas en 2015, l’attentat du 12 janvier à Istanbul n’a pas été revendiqué ou démenti par l’État islamique. Pour de nombreux experts, l’organisation n’a pas besoin de se faire de la pub dans ce pays avec lequel elle entretient une relation particulière.

C’est un mystère. Ni vidéo, ni communiqué bleu marine au bandeau rouge, sa «marque de fabrique»: alors que tout porte à croire que l’État islamique (EI) est derrière l’attentat du 12 janvier tuant 10 touristes allemands en plein cœur de l’Istanbul byzantine. Pourquoi Daech ne revendique-t-il pas les attentats qu’il commet en Turquie?

Car ce n’est pas la première fois que l’EI fait preuve d’un mutisme total. L’année dernière déjà, il avait conservé le silence lors de chacun des trois attentats qui lui ont été attribués  en juin à Diyarbakir (4 morts), en juillet à Suruç (33 morts) et en octobre à Ankara (103 morts).

Comme si en Turquie, Daech n’éprouvait pas le besoin de se «faire de la pub».

«C’est un mystère, car l’État islamique revendique toujours, confirme Wassim Nasr, veilleur-analyste arabophone sur France 24. Il a, par exemple, revendiqué son implication dansl’explosion en vol de l’Airbus A321 de la compagnie russe Metrojet (faisant 224 morts, ndlr)alors même que beaucoup de monde n’y croyait pas.»

Ainsi, deux jours après celui d’Istanbul, l’EI s’est immédiatement attribué la responsabilité de ceux de Jalalabad (Afghanistan) et de  Jakarta (Indonésie).

L’hypothèse d’un acte isolé

Daech n’adopte donc pas en Turquie la «politique de communication» dont elle use dans le reste du monde.

Première hypothèse: l’opération d’Istanbul n’a pas été montée par l’État islamique, mais par un individu isolé. C’est ce qui s’est passé en France avec Amedy Coulibaly qui, dans une vidéo, expliquait avoir agi au nom de l’EI. Celle-ci ne comportait pas le logo de l’organisation terroriste. Le mois suivant, dans Dar al-islam, magazine de l’EI en français,  sa compagne confirma l’allégeance de Coulibaly.

L’État islamique ne revendique pas car il ne veut pas donner l’impression qu’il menace la Turquie laquelle est son seul lien avec le monde

Kadri Gürsel

Et dans une autre video de propagande, trois djihadistes de l’EI évoqueront l’attaque de l’Hyper Cacher, mais n’en endosseront pas la responsabilité. «Cette vidéo confirme que Coulibaly a agi en qualité de loup solitaire et non sous l’ordre de la direction de l’EI», selon Wassim Nasr.

Et puis «parfois l’État islamique revendique bien après», rappelle Romain Caillet. Cet analyste et consultant spécialiste du djihadisme donne l’exemple tunisien des assassinats de Chokri Belaïd en février 2013 et de Mohamed Brahmi en juillet de la même année: «Ce fut une revendication a posteriori, une revendication opportuniste qui a eu lieu bien plus tard [en décembre 2014 ], lorsque Boubaker el-Hakim a déclaré dans une video: “c’est nous, qui les avons tués”.» Le djihadiste franco-tunisien appelant ensuite les Tunisiens à prêter allégeance à Daech.

Une dépendance particulière

Mais il existe une seconde hypothèse pour expliquer cette absence de revendication, fondée sur la relation particulière qu’entretiennent les djihadistes terroristes avec la Turquie: «L’État islamique ne revendique pas car il ne veut pas donner l’impression qu’il menace la Turquie laquelle est son seul lien avec le monde», selon  le columniste turc Kadri Gürsel.

La Turquie constitue, en effet, un pays clé pour Daech. C’est d’abord une base arrière  logistique par laquelle ont transité pétrole dans un sens, équipements et armes dans l’autre. Et puis c’est dans la zone frontalière que l’État islamique peut se fournir de biens de consommation courante (textiles, ustensiles, etc) qui viendraient à manquer en Irak et en Syrie. Daech participe de l’équilibre économique des régions frontalières turques avec la Syrie et l’Irak. La Turquie est également une plaque tournante pour les djihadistes arrivant d’Europe, d’Asie, d’Afrique et désirant rejoindre le Califat; ainsi qu’une terre d’accueil pour plus de deux millions de réfugiés syriens fuyant la guerre.

De nombreux djihadistes de l’État islamique ont été soignés dans les hôpitaux turcs, ainsi que le reconnaît Kani Torun, un médecin turc, député du Parti de la Justice et du développement (AKP), ex-conseiller de l’actuel Premier ministre Ahmet Davutoglu. Rencontré à Paris en juillet 2015, Kani Torun évaluait alors à  200 le nombre des membres de l’EI arrêtés à leur sortie d’hôpital et renvoyés dans leur pays d’origine, y compris en «Russie pour les djihadistes tchéchènes».

La Turquie, porte de sortie de Daech

La Turquie a donc représenté et représente toujours un espace vital pour l’État islamique.  Il y a quelques mois, une photo avait circulé sur les réseaux sociaux. Prise à la frontière syro-turque, elle montrait des barbes et cheveux coupés jonchant le sol et attribués à des djihadistes qui fuyaient les bombardements pour se réfugier en Turquie.

«Si Daech est battu, son seul point de fuite passe par la Turquie, c’est dire combien ce pays est important pour les djihadistes», poursuit Kadri  Gürsel qui fait remarquer que «si les attentats n’ont pas été revendiqués par l’EI, ce dernier ne les a pour l’instant pas non plus démentis».

En 2015, les trois attentats étaient calés sur le calendrier politique intérieur de la Turquie et le régime de l’AKP en a tiré profit

Kadri Gürsel

Sous pression de ses alliés américains et européens, de l’Otan et des Nations Unies, la Turquie a maintenant rejoint la coalition internationale contre Daech. Même si ce sont toujours les Kurdes du PKK qui constituent l’ennemi prioritaire à ses yeux, le gouvernement turc a pris ce virage stratégique en juillet 2015 quand il a autorisé l’aviation américaine à utiliser sa base d’Incirlik pour aller frapper l’État islamique plus vite et efficacement.

La coopération avec l’Allemagne pour cible?

D’ailleurs, l’attentat du 12 janvier cible à travers des touristes allemands, la coopération de l’Allemagne et du gouvernement turc. C’est «un attentat perpétré en représailles à l’usage du sol turc par l’aviation allemande contre Daech en Syrie», suggère Kadri Gürsel.

Ces derniers mois, Ankara a procédé à quelques frappes contre l’EI, renforcé le contrôle à ses frontières et interpellé des djihadistes dont des étrangers en route pour la Syrie.  «Dans le cadre de notre lutte contre les groupes radicaux et Daech», le ministre de l’intérieur turc parlait jeudi 14 janvier de «3.138 arrestations» sans préciser la part de celles qui concerne des membres de l’EI. Mais jusqu’ici les représailles, tardives, n’étaient pas à la hauteur du danger.

Sans doute parce qu’à la grande différence de ce mois-ci, les attentats de juin, juillet et octobre 2015 ne visaient pas directement  le gouvernement islamo-nationaliste turc mais l’opposition à ce dernier: les Kurdes proches du PKK ou membres du Parti démocratique des peuples (HDP, kurdo-turc, socialiste, 59 députés) ainsi que leurs alliés alévis (une branche hétérodoxe et syncrétique comportant des éléments de l’islam chiite), syndicalistes, féministes, LGBT,  socialistes.

«En 2015, décrit Kadri Gürsel, les trois attentats étaient calés sur le calendrier politique intérieur[les élections législatives ] de la Turquie et le régime de l’AKP en a tiré profit. Après Suruç, il a déclenché la guerre contre le PKK, et après Ankara, il a créé une atmosphère de terreur et de chaos qui lui a permis de remporter suffisamment de voix lors de l’élection du 1er novembre pour gouverner sans coalition.»

Daech-Erdogan, alliés de circonstances?

«Attention de ne pas surestimer les calculs de l’État islamique, avertit Wassim Nasr. Les djihadistes n’agissent pas toujours en fonction du calendrier de politique intérieure de tel ou tel pays. On les a soupçonnés de vouloir plomber les pourparlers en Libye, ou bien encore les législatives en France. Or, ils ne jouent pas dans cette cour là, cela ne représente pas grand-chose pour eux.»

En Turquie, c’est sans doute différent car l’EI a les mêmes ennemis, kurdes et socialistes, que l’AKP au pouvoir (Parti justice et développement, islamo-nationaliste).  Kadri Gürsel se défend d’être un adepte des théories du complot mais, dit-il, «ces trois attentats ont été si étroitement liés à ce qui se passait sur la scène politique intérieure de la Turquie qu’on a du mal à croire au hasard. Je me demande si Daech n’a pas joué le rôle de tâcheron contre l’opposition kurde et de gauche.»

Revendiquer serait un acte de guerre de la part de l’État islamique. Or, l’attentat d’Istanbul n’est peut-être pas une opération clairement assumée

Romain Caillet

Ce qui expliquerait que toute revendication aurait été inutile, voire contre-productive pour l’État islamique.

«En visant l’opposition kurde et de gauche à Erdogan, l’État islamique montrait qu’il ne voulait pas frapper le régime de l’AKP et puis en Turquie il compte des sympathisants potentiels(10% des Turcs ne considèrent pas que l’EI est une organisation terroriste, ndlr). Il était alors logique qu’il ne revendique pas afin ne pas risquer de perdre ce soutien», analyse Romain Caillet.

Un simple avertissement

Pour Ahmet Davutoglu, le Premier ministre turc, la responsabilité de l’État islamique dans l’attentat d’Istanbul semble ne faire aucun doute. Ses services en ont très rapidement identifié l’auteur: un Syrien né en Arabie saoudite, entré en Turquie début janvier. Deux jours après l’attentat d’Istanbul, il annonçait qu’en«représailles» les forces armées turques avaient frappé 500 différentes cibles en Syrie et en Irak, ettué «environ 200 terroristes de Daech».

«Revendiquer serait un acte de guerre de la part de l’État islamique, poursuit l’analyste Romain Caillet. Or, l’attentat d’Istanbul n’est peut-être pas une opération clairement assumée. Ce peut être une sorte d’avertissement adressé au gouvernement turc, une façon de lui dire: “on sait que tu es sous pression, que tu en fais le moins possible contre nous mais tu nous bombardes quand même alors attention on peut te frapper aussi, tu devrais rectifier le tir”.»

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