ALEXANDRE SAFRAN  ET SON RAPPORT À LA KABBALE :

Communication au colloque de l’université de Milan (26-29 janvier 2016)

         Il est clair que le Grand Rabbin Safran n’avait pas de la cabale ( c’est ainsi qu’il orthographie ce mot, contrairement à l’école allemande de la Science du judaïsme, et surtout par opposition au représentant de l’approche historico-critique de la question, incarnée par Gershom Scholem), la même approche ni la même conception de ce dernier, l’auteur des Grands courants de la mystique juive et  de Ursprung und Anfänge der Kabbala (Les origines de la kabbale). Le Grand Rabbin l’écrit sans la moindre ambiguïté dès la séminale introduction de son livre La cabale dont nous utilisons la troisième réédition, publiée aux éditions Payot en 1970, avec la participation de sa fille, Madame le professeur Esther Starobinski-Safran. :  Dans cet ouvrage, je me suis proposé de mettre en relief  l’unité et la pérennité de la Tradition juive. Eclairée de l’intérieur, elle apparaîtra, je l’espère,, telle qu’elle est pour ceux qui ceux qui la vivent.

         En quelques lignes, tout est dit : Alexandre Safran ne veut pas user d’une méthodologie historienne, il ne se veut pas le paléologue qui se penche sur le corps sans vie d’un grand rameau de la tradition ancestrale, ni l’archéologue d’une défunte pensée juive ; il agit comme  le découvreur d’une pensée vivante, dispensatrice de vie et de bienfaits pour ceux qui la vivent et la cultivent.. Quelques termes de cette citation méritent d’être soulignés : unité, pérennité, intérieur, essence véritable et enfin l’essentiel, le vécu propre de ceux qui incarnent cette même cabale.

         Une seconde citation s’impose tirée elle aussi de cette même introduction qui joue pleinement son rôle puisqu’elle facilite la compréhension du projet de l’auteur :  La cabale est avant tout une manifestation créatrice de l’esprit juif.  Et il ajoute que la cabale surpasse en ancienneté même la Révélation du Sinaï. La cabale est découverte par ceux qui l’appliquent grâce à leur intuition religieuse. Ce terme d’intuition est d’une importance capitale : la cabale parle à ceux qui ne se contentent pas de la connaitre mais cherchent aussi à la comprendre pour la vivre… Et un peu plus loin, dans le corps du livre, l’auteur revient sur les différents sens du verbe hébraïque YD’ (connaître) qui connote aussi l’idée de fusion, d’union, y compris de nature physique et sexuelle.

         Certes, la racine hébraïque de KBL signifie premièrement transmettre, faire œuvre de traditionnaire, mais elle signifie aussi (notamment dans le rouleau d’Esther), accepter, admettre). Donc kabbala veut aussi dire acceptation.

         L’homme, selon le Grand rabbin, est invité à vivre, non pas en Dieu, mais avec Dieu. Par cette nuance, l’auteur marque bien les distances qui séparent cette mystique juive qui embrasse l’étendue de toute la tradition ancestrale, des autres formes de mysticisme, notamment hindoues ou chrétiennes.

         La cabale, aux yeux de l’auteur, englobe toute la tradition, unit les uns aux autres tous les auteurs qui se sont faits ses porte-paroles, qu’ils fussent les représentants de l’intellectualisme philosophique à la Maimonide ou ceux de l’ésotérisme le plus intégral à la Moïse de Léon… Pour exprimer cette idée, il recourt à une intéressante métaphore : la chaîne de la tradition (Shalshélét ha-qabbala) est tenue par Dieu à l’extrémité supérieure  et par l’homme à l’extrémité inférieure. Et ce dernier ne doit absolument pas lâcher prise ; faute de quoi il empêchera l’établissement de la Présence divine (Shekhina) sur terre.. Toutefois, même lorsque cela se produit, l’homme conserve la faculté de rétablir un lien qui n’est jamais définitivement rompu. L’histoire juive illustre bien l’idée que chaque individu, chaque peuple peut remédier à cette situation de crise. Mais cette tâche est incarnée surtout par le peuple d’Israël puisque Dieu s’est d’abord présenté à Israël afin que ce dernier fasse au reste de l’humanité l’apostolat du monothéisme et du messianisme.

         La cabale ne reprend pas le même agenda que les autres mystiques,  elle ne recherche pas l’absorption totale de l’individu dans la divinité, elle ne vise pas l’anéantissement du moi dans une entité divine ou cosmique. La cabale évite l’idée arabo-musulmane de fana, présente par exemple dans le Hayy ibn Yaqzan du médecin-philosophe andalou Ibn Tufayl. (XIIe siècle)

         Contrairement à l’école de Gershom Scholem qui insistait tant sur les penchants plus ou moins conscients ou visibles vers l’antinomisme chez les mystiques d’autres religions, notre auteur souligne sans cesse que l’homme de la cabale (pour reprendre son expression) applique scrupuleusement les commandements divins. Cet homme qui se veut l’incarnation de la Tradition ne saurait l’amputer de sa partie pratique, la législation mosaïque ; il ne veut pas s’en affranchir, tout au contraire il l’enrichit d’une plénitude de symboles nouveaux, l’approfondit sans cesse et l’intègre à son âme de traditionnaire. Pour l’homme de la cabale, cette tradition plurimillénaire constitue un tout.. Partant, pas d’antinomisme, mais au contraire un enracinement personnel et un approfondissement autant exégétique que symbolique dans les commandements bibliques. L’homme de la cabale se caractérise par l’acceptation du joug du royaume du ciel (ol malkhout  shamayim).

         Il existe une sorte de trilogie, une unité organique, un noyau insécable qui personnifie la doctrine traditionnelle ; c’est la formule utilisée par le Zohar (III, fol. 73a), la Bible de la cabale, et reprise avec une légère modification par Luzzato dans son ouvrage Addir ba-marom : Qudsha berikh hu, orayta we-yisraël, kulla jad : la Saint béni soit il, la Tora et Israël ne font qu’un.

         Le Grand Rabbin s’en prend aussi à des présentations ou à des thèses qui lui semblent fausses ou erronées. On ne peut pas faire de l’école cabalistique une cohorte de penseurs cherchant à oublier les valeurs fondamentales de la Tora, comme, par exemple, la notion d’alliance. L’homme de la cabale ne s’éloigne pas de la Tora, tout au contraire, il l’incarne à chaque moment de son existence et de toutes  les fibres de son être. Le Grand rabbin va même jusqu’à écrire que ce peuple d’Israël doit s’acquitter d’une tâche qui n’est pas seulement universelle mais littéralement cosmique.

         La cabale a pour mission de restaurer l’harmonie cosmique originelle, elle doit amender, rédimer le monde par Dieu (le-takken olam be malkhout Shaddaï. Dans cet univers régénéré, on veillera à ce que la nature ne s’oppose plus à l’éthique, ni la matière à l’esprit. C’est presque le paradis sur terre : gan Eden alé adamot, Paradies auf Erden !  Cela peut apparaître comme un vœu pieux ou une vue de l’esprit mais l’originalité de la cabale réside justement dans sa faculté à dépasser les antagonismes et à conserver l’acte concret tout en admettant et en promouvant son interprétation symbolique. : le sens profond n’annule pas  le sens obvie. Les deux entités qui se font face, pour ainsi dire, Dieu et l’homme, entretiennent une relation que je qualifierai de dialectique : Dieu s’humanise dans l’homme ; celui-ci se divinise en Dieu mais pas de Dieu-homme ni d’homme-Dieu ( p 16). L’allusion est transparente… Et pour être certain d’être correctement compris, l’auteur ajoute : mais cette proximité à Dieu, acquise par le respect et l’observance de l’alliance n’abolit pas la distance entre Dieu et l’homme.. Et c’est la notion de dévékout (adhésion à Dieu), une notion qui a connu un si grand succès dans les milieux hassidiques des XVIII-XIXe siècles, qui se substitue à l’unio mystica classique.

         En page 20 de ce même livre, La cabale, le Grand Rabbin écrit cette phrase pleine de sens : l’érudition ne se justifie que par l’action qui en découle…  Et en effet, cette branche ésotérique du judaïsme rabbinique n’a jamais prêché l’absence au monde (Weltabgewandtheit).

         On se souvient du livre de Baruch Kurzweil  (Be-maavak al érké ha yahadout : La bataille autour des valeurs juives) où il s’en prenait à la méthodologie scholémienne  dans ses recherches sur la littérature kabbalistique. Il disait à peu près ceci : Gershom Scholem connaît parfaitement la kabbale, mais il ne la comprend pas. Le Grand Rabbin n’est  pas loin de partager ce jugement. : Pour l’homme de la cabale, l’intuition, la vision de la réalité par l’esprit se situe au-dessus de la raison, mais jamais elle ne se révolte contre elle. Il existe donc bel et bien une intelligibilité cabalistique. L’auteur rappelle opportunément que le judaïsme, même déjà dans la Bible, situe la raison dans le cœur (lev hakham).

         On a vu plus haut que l’intuition occupe une place importante dans l’approche de la cabale aux yeux de l’auteur : l’homme de la cabale, écrit-il, a l’intuition du divin (p 23). Et ceci lui permet de tordre le cou à une idée fausse qui voudrait que l’idéologie cabalistique s’oppose au judaïsme dit «officiel», légaliste, institutionnel (p 27). L’exemple de Joseph Caro, codificateur du Shulhan Aroukh (La table dressée) est l’incarnation parfaite de ce dépassement de la contradiction, réelle ou supposée, entre la mystique et la halakha, la règle normative juive qui détermine de manière quelque peu pointilleuse la vie du Juif orthodoxe.

         Par son exemple, Caro a montré que l’accomplissement des actes méritoires (mitswot) et l’élévation spirituelle et mystique  pouvaient cohabiter harmonieusement dans un seul et même homme. Et le Grand Rabbin, dont l’érudition talmudique est proprement stupéfiante, d’ajouter que Dieu préfère le cœur : [1]Rahamana libba ba’é (Sanhédrin fol. 106b). Ne pas oublier que ce terme araméen Rahamana  désigne à la fois Dieu et sa … Tora. Et en effet, les commandements divins doivent être accomplis avec cœur, et non mécaniquement. Le Grand Rabbin parle de l’âme des mitswot et pas uniquement de leur corps.

         Au fond, dans tous ces remarquables développements qui nous montrent à la fois un homme de foi et de science traditionnelle, l’auteur veut montrer que nulle part on ne trouve d’antinomisme, pas même à l’état de latence, dans les cercles cabalistiques. Les maîtres de la cabale n’ont fait que réclamer la plénitude de l’accomplissement des mitswot, leur intériorisation (Verinnerlichung pour parler comme Franz Rosenzweig).

         Il est une autre idée que l’auteur martèle sans cesse tout au long de ses développements : il croit et plaide en faveur de l’unité intrinsèque de la pensée juive de tous les temps. Toutes les branches, tous les rameaux de la pensée juive disent la même chose sous des habillages conceptuels ou organiques différents qui ne s’opposent qu’en apparence.. Fidèle à ce principe du début à la fin de son livre, la Cabale, le Grand rabbin ne revêt l’habit de l’historien classique de la cabale mais aspire à la vivre, à la connaître et à l’éclairer de l’intérieur, comme on l’a dit plus haut.

         Vers la fin de son livre, il fera en termes mesurés le procès de l’historicisme de la célèbre science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums)  à laquelle il préfère la promotion et la défense d’une pensée juive vivante et authentique.. Il écrit ( p 225) : Des scientistes juifs, notamment en Allemagne, appartenant à la même école «critique»  ont suivi, au moins partiellement, la voie de l’évolutionnisme historique.

         Nous y lisons aussi une critique visant directement Scholem : la méthode rationnelle critique de l’école scientifique a prévalu dans l’étude historique moderne de la mystique juive, jugeant cette dernière de l’extérieur… et ne l’éclairant pas  assez du dedans, ces historiens l’ont séparée de la halakha… (p 227)

La pensée juive est peut-être diverse et variée mais à son fondement git en permanence le même principe : proclamer ce que Buber appellera au cours du XXe siècle, la monarchie de Dieu.

         Pour notre auteur, il est possible de rapprocher Juda ha-Lévi, farouche adversaire de la philosophie au XIIe siècle, de Moïse Maimonide qui se situe exactement aux antipodes et même de Joseph Caro qui unissait en lui-même, comme on l’a vu, l’exigence juridico-légale, d’une part, et les rêveries mysticisantes, d’autre part.

         Si je voulais risquer une caractérisation globale de cette œuvre si attachante, je dirais que dans ce livre, le Grand Rabbin Safran procède à une refonte totale de la théologie juive. Il nous offre un manuel de la pensée religieuse du judaïsme. Chemin faisant, il se livre à une réhabilitation des pharisiens, gardiens sourcilleux de la foi et de la loi, mais qu’une certaine critique biblique a si injustement traités au point d’en faire le parangon de l’hypocrisie et du sectarisme.  Ils ont plaidé en faveur d’un certain sens de la sainteté, sans jamais tomber dans les méfaits ou les dangers du fanatisme religieux. Leurs controverses répétées avec Jésus revêtent, même dans les Evangiles, plus une importance littéraire qu’historique.

         Le Grand Rabbin Safran a beau tourner le dos à la méthodologie scientifique des recherches sur la kabbale, il n’en pose pas moins les bonnes questions : est ce que la cabala s’adresse d’abord aux initiés ? Serait elle accessible à tous ? (p 36) . Au fond, l’auteur défend la thèse suivante : la cabale fait figure de potentialité présente dans tous les secteurs ou niveaux de la pensée juive… Depuis les origines jusqu’à nos jours. Une telle affirmation rend caduque toute approche historienne (et non historique) du sujet. Le Grand Rabbin a une vision unifiée de la pensée juive, il ne la scinde pas en plusieurs catégories, ne rejette rien, reprend tout et place tous les apports sous un même dénominateur commun.

Il est clair qu’avec un tel postulat la réponse à la question sur la destination des enseignements cabalistiques ne peut qu’être positive : oui, elle s’adresse à tous, à chaque Juif, car elle est faite à la mesure de chacun…

         Et à la fin de cette si profonde introduction, on lit un véritable appel lancé au monde dans son intégralité : tous les hommes finiront, un jour, par reprendre à leur compte les idéaux de la cabale. Et on n’opposera plus légalité et mysticité  (p 35).

         Beaucoup d’idées, circulant sur la nature véritable de la religion d’Israël, furent déformées en raison de polémiques religieuses qui ont duré près de deux mille ans, voire plus, si l’on remonte jusqu’à Manéthon, le bibliothécaire d’Alexandrie au IIIe siècle… Ainsi, le Grand Rabbin, concernant la révélation ou la théophanie du Sinaï préfère parler de nomophanie, puisque ce fut le don de la Tora qui eut lieu ce jour là. Certes, la voix divine se fit entendre des enfants d’Israël mais même les cabalistes s’interrogeront sur le contenu de cette manifestation. : qu’est ce qui s’est manifesté de l’essence divine ce jour-là ? Du reste, le Grand Rabbin ne fait que traduire l’expression hébraïque de mattan Tora (don de la Tora). C’est ainsi que les juifs désignent cet événement dans lequel d’autres veulent voir une épiphanie…

         Pour un homme comme Alexandre Safran qui fut avant tout un pasteur d’Israël, le guide spirituel du judaïsme genevois durant de longues et fructueuses décennies, la centralité de la législation biblique demeure incontestable et incontesté. Cette prééminence des commandements bibliques en a fait la tradition, la cabale (p 41). On le voit, sous ce vocable ne se trouve pas incluse la seule doctrine mystique ou ésotérique, mais bien l’ensemble de la Tradition. D’où le nom choisi, la cabale, de QABBALA qui, dans la littérature talmudique signifie une transmission pure et simple, sans connotation ni saveur mystique particulière.  Les Sages disaient : eyn lanou qabbala al zé (on ne nous rien transmis à ce sujet).

C’est vers la fin du XIIIe siècle que le terme prend le sens de pensée ésotérique, et de mystique. Un peu comme le terme Guilgoul qui ne signifiait que rotation et qui ne prit le sens générique de transmigration des âmes qu’à la même époque.

Ce qui ne signifie pas la négation de l’existence d’un courant ésotérique ancien dans la littérature talmudique. On y parle, entre autres, de deux catégories d’exégètes et d’herméneutes, appelés dorshé hamourot ou dorshé reshumot : les exégètes de passages difficiles et les herméneutes de passages signalés (en raison de leur complexité et de leur caractère ardu).

L’histoire d’Israël se confond avec celle de la loi, de la Tora et celle-ci unit intimement en elle-même deux rameaux, la Tora écrite et la Tora orale. Cette dernière est proprement infinie, plus importante encore que la Tora écrite, en raison de son caractère englobant. Avec un tel principe, nul ne s’étonnera de voir tomber les barrières séparant des époques historiques différentes ou très éloignées les unes des autres.

J’ai bien apprécié une citation tirée du Sefer hassidim (Guide des dévotieux), dû à Juda le hassid et à d’autres membres de sa famille. Je la résume :   Si tu fais tomber une tache d’encre sur le parchemin (de la Tora) et aussi sur ton vêtement, nettoie d’abord le parchemin et ensuite ton vêtement…  si tu fais tomber un livre et une pièce d’or, ramasse d’abord le livre et ensuite la pièce d’or.

Au philosophe ou simplement au penseur, cette omniprésence de la loi biblique peut susciter la question de l’hétéronomie du sujet moral ; mais pour la Grand Rabbin qui est attentif à cette objection, l’homme de la cabale unit la loi impersonnelle à la conscience personnelle (p 85). Et alors la contradiction s’évanouit.

Pour que cette tradition puisse être aussi générique, aussi englobante sans perdre sa cohérence, une exigence est requise ; l’anonymat des maîtres qui n’existent pas par ni pour eux-mêmes et qui se considèrent avant tout comme des transmetteurs d’une œuvre collective qui les dépasse. Cela présuppose aussi une certaine éthique dans les relations entre le maître et ses disciples qui ne font pas que recueillir des enseignements de la bouche de leurs éducateurs mais qui les imitent, s’inspirent de leur attitude dans la vie courante et évoluent dans leur sillage.

Je repense à une phrase de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), lui-même cité au moins une fois dans La cabale, qui s’intitulait ainsi : Nicht la foi sondern la loi ist das Wesen des Judnetums (c’est la loi et non la foi qui constitue l’essence du judaïsme). 

 Page 98 de son livre, le Grand rabbin note : Au commencement était le nomos…  Mais il était parfaitement conscient que cette halakha, cette règle juridico-légale n’est pas seule, elle cohabite avec un autre genre littéraire, souvent métaphorique, fait de paraboles et de récits images, l’aggada. Les deux, nous rappelle le Grand Rabbin, entretiennent entre elles des relations intimes et même les récits aggadiques les plus merveilleux, sont sous-tendus par des considération légalistes.

Il y a une problématique qui n’est compréhensible qu’en hébreu. Quand on est un adepte reconnu de la tradition mystique, on est considéré comme un méqubbal., un cabaliste. Mais ce terme ne signifie pas recevoir mais le contraire, à savoir, être reçu ! Alors recevons nous la tradition ou sommes reçus par elle ? On peut répondre que quand on est reçu, c’est parce qu’on a  préalablement reçu quelque chose. Il y a aussi la compatibilité entre l’être et ce qu’il intègre comme enseignement. C’est aussi le problème de la légitimité entre l’homme et la doctrine qu’il représente et incarne. Il faut être acceptée par une tradition, lui être fidèle, entretenir avec elle des relations conformés à l’éthique de vérité.

Le fait de placer tant d’auteurs différents dans un même groupe n’a pas manqué de poser quelques problèmes que le Grand Rabbin n’élude guère mais qu’il affronte sans crainte. C’est ainsi qu’il se montre sensible aux attaques dont Maimonide fit l’objet de la part de certains talmudistes de son temps, lesquels lui reprochaient d’avoir laissé de côté les controverses entre les sages et de n’avoir consignés dans son Mishné Tora que les résultats de ces mêmes discussions. Pour notre auteur, Maimonide n’a pas préservé l’aspect vivant de ces controverses, il en a affaibli la vitalité. Mais lorsque le Grand Rabbin écrit : le cabaliste qu’est Maimonide (p 200) il fait probablement allusion à la sensibilité mystique, proche de l’illuminisme philosophique des derniers chapitres de la troisième partie du Guide des égarés.

Cette notion de vie, de vitalité occupe une place centrale dans la pensée d’Alexandre Safran.  Et la vie réussit toujours à surmonter les contradictions. D’où l’affirmation suivante : l’identité parfaite des conceptions mystiques et des vues halakhiques. Il pense pouvoir réunir l’intelligence rationnelle et la sensibilité mystique, il n’existe aucune contradiction entre les deux, leur origine est divine ; leur but :  révéler l’intuition de leur auteur (p 209).

Et c’est l’un des rares passages où l’auteur polémique (de façon mesurée) contre deux historiens du hassidisme, Dinour et Dubnov qui opposaient l’aristocratie rabbinique (talmudistes arrogants et sûrs d’eux) au hassidisme des petites gens (humilité des pauvres). Il pense même que les représentants des deux écoles s’étaient rencontrés (le Gaon de Vilna et Shnéour Zalman de Liady), ils se seraient bien entendus…

Tous ces hommes ont cherché à se rapprocher de Dieu. Chacun l’a fait à sa façon mais l’homme bien inspiré découvre Dieu en le vivant.

   Israël n’en est pas pour autant un peuple de l’espace ; c’est un peuple qui a apporté le monothéisme à l’humanité, c’est-à-dire la présence d’une divinité à la fois immatérielle et omniprésente qui, tout en se manifestant en des lieux déterminés, se situe surtout dans l’éternité et, pour l’homme, dans le temps. Or, le temps paradigmatique d’Israël est le temps du sabbat. Le samedi n’est pas un jour entre les jours, c’est un jour à part : les autres jours de la semaine sont numérotés (le premier jour pour le dimanche, le sixième jour pour le vendredi) seul le shabbat possède un nom en propre… On croirait lire une page de l’Etoile de la rédemption de Rosenzweig.

En ce jour  tous les hommes sont placés sur un même niveau, celui de créatures de Dieu. Comme le sabbat est le septième jour de la semaine, il constitue aussi le septième de la vie humaine. Enfin, en ce jour où tout travail est strictement prohibé afin de permettre de se retrouver, d’assister à l’écoulement du temps sans le subir, l’homme juif prend conscience de l’importance cosmique du sabbat, un sabbat de la création (shabbat de-béréshit ou de beri’ah)) qui concerne tous ceux qui en jouissent. Cette journée contient aussi la promesse messianique de l’humanité : en elle création et rédemption se rejoignent, pour reprendre une si belle image de Franz Rosenzweig.

Le couronnement de ces développements n’est autre que la définition de l’identité juive que le Grand Rabbin place dans l’accomplissement des préceptes divins : on sent poindre une certaine vision mystique (au sens le plus large du terme) : même le juif le plus éloigné da la tradition religieuse se voit réservé l’accomplissement d’une mitswa particulière qui le rapproche de l’ensemble de la communauté dont les membres répondent les uns des  autres…

  Dans le second ouvrage, consacré à la doctrine ésotérique au sein du judaïsme, le Grand Rabbin Safran évoque dans une première partie l’unité de la cabale.. Dans un chapitre fort riche il présente les relations dialectiques entre la Tora, la tradition et l’histoire. Ces deux derniers éléments fécondent en quelque sorte le premier puisque la Tora orale est un noyau dynamique qui permet d’enrichir l’héritage et de constituer une tradition digne de ce nom, c’est-à-dire porteuse de ce qui constitue le vécu et le penser d’un peuple.  Alors qu’il parle de mystique, l’auteur cite opportunément des passages de l’œuvre de Moïse Maimonide et de Joseph Albo, qui, chacun à sa manière, soulignent l’impossibilité de tout dire, de tout livrer à leurs lecteurs. Ceci vaut d’autant plus du mystique qui recherche l’absolu tout en hésitant à s’engager dans cette voie… On lit aussi des pages pénétrantes sur l’anonymat (voir plus haut) recherché des auteurs mystiques lesquels se font les porte-paroles zélés mais dépourvus d’orgueil : c’est la tradition qui s’exprime à travers eux, ils s’en font les interprètes dociles et fidèles. En ce sens, ils rejoignent la lignée des rédacteurs anonymes du Talmud qui ont livré la tradition mais non point tous leurs noms à la postérité. L’auteur plaide aussi pour une continuité du courant ésotérique qui revêt des formes différentes selon les époques tout en demeurant fondamentalement un.

Le discours mystique n’est pas inintelligible, il opte simplement pour un type d’intelligibilité autre que rationnelle. Au lieu de recourir aux concepts et au raisonnement logique, la kabbale fait défiler devant nous une série de métaphores, d’images et de paraboles censés s’adresser à d’autres facultés que les seules facultés cognitives de l’individu. En effet, la cabale entend faciliter à l’homme l’intelligence de la Tora par la théosophie. A elle seule, cette idée mériterait de très longs développements. Dans une strate du Zohar, la question suivante est posée : qu’est Dieu ? C’est la Tora, telle est la réponse. Cette réplique va bien plus loin que la thèse qui voit en la Tora une suite ininterrompue de Noms divins…

Nous avons à affaire, on l’aura compris, à un authentique penseur qui ne cherche pas à gérer une érudition remarquable des sources juives anciennes, mais à un véritable érudit désireux d’offrir une vision, un système de la pensée juive dans son ensemble. La revue des titres cités dans la bibliographie et utilisés dans les développements est impressionnante.  Dans les deux volumes, la partie dévolue aux notes et renvois occupe aisément la moitié de l’ensemble. C’est dire combien cette pensée puise aux meilleures sources et évite l’un des écueils les plus graves de toute science du judaïsme, ancienne ou moderne : l’historicisme. Les auteurs des époques les plus diverses se côtoient dans ces ouvrages, rendant à la pensée juive son jaillissement originel et ininterrompu, par delà les nuances des périodes : ainsi, les auteurs précédant le Zohar sont cités aux côtés de cette bible de la cabale, qui est elle-même évoquée dans les mêmes pages que les auteurs hassidiques des XVIII-XIX siècles.

Cela n’est pas sans rappeler la parabole que le talmud attribue à Rabbi Akiba  et que je résume ainsi : La Tora et ses préceptes sont aussi indispensables à Israël que l’eau aux poissons. Eloignés de leur milieu naturel, ils disparaissent. A l’instar d’Israël qui ne peut pas survivre sans la Tora.

         L’idée d’élection est présentée ici sous la forme de l’altérité absolue : Israël n’est pas un peuple comme les autres, ce qui n’implique nullement la moindre idée de supériorité ni de privilège, mais simplement de charge supplémentaire, de responsabilité, comme l’expliquait Emmanuel Levinas. Pour quelle raison ce peuple a-t-il connu l’esclavage d’Egypte, redoutable creuset où il s’est forgé une âme mais où il fut proche de la disparition, n’était l’existence d’un dessein divin ? Pour le Grand Rabbin Safran le séjour en Egypte est la source, la racine de tous les exils. Israël a souffert en Egypte mais ces souffrances sont des épreuves infligées par amour (yissouré de-‘ahava), comme si Dieu voulait éprouver son peuple, le purifier au moyen  de tant d’infortunes et de coups du sort… On rejoint ici aussi l’ancienne thèse rabbinique qui veut que les Egyptiens n’aient été que l’instrument de la volonté divine, ce qui explique l’interdiction biblique de les haïr. Du reste, la fête de Pessah salue la libération du peuple de l’esclavage mais ne vise pas à se réjouir de la chute de l’Egypte.

 La longue nuit de l’exil (gola) donnera naissance à l’aube de la rédemption ; l’exil, consécutif à la chute du Temple de Jérusalem, a une valeur paradigmatique et se trouve être l’école de la rédemption (gué’oulla), le laboratoire d’où émergera une humanité nouvelle, apte à recevoir la Tora, animée d’une vision et porteuse d’un projet pour tous. Au fond, cet exil renvoie à l’expression biblique du «voilement de la face de Dieu» (hester panim) et s’apparente à une sorte d’éclipse de la divinité. Dans ce contexte précis, le Grand Rabbin s’en réfère aux interprétations du Baalshemtov et de son école : découvrant qu’il est livré à lui-même, l’homme se met en quête de Dieu et, en le retrouvant, se retrouve lui-même : il revient à lui. D’où le nom de teshuva.

Cette idée de retour, de repentir, qui occupe dans le judaïsme une place centrale (au point de préexister à la création de l’univers qui ne pouvait persister dans l’être sans elle) préfigure  aussi le retour vers Sion et donc vers Jérusalem, berceau d’une humanité acquise à la Tora. Jérusalem, lieu où l’humain rencontre le divin, ville où Dieu a choisi de faire résider son Nom, insuffle à l’homme la notion de sainteté. Mais même lorsque le peuple juif en est chassé, c’est pour porter ce message aux confins de l’univers afin de l’unifier sous la bannière du Dieu Un. Le Grand Rabbin rappelle opportunément que la cité du roi David ne fut pas divisée entre les douze tribus mais a servi, au contraire, à les réunir et à les fondre en une entité unique : le peuple d’Israël.

La réédition en version hébraïque, revue et augmentée, de deux ouvrages majeurs du Grand Rabbin, ancien guide spirituel du judaïsme de Roumanie et jusqu’à sa disparition, la plus haute autorité religieuse de Genève, constitue un événement extraordinaire, auquel il faut donner le lustre qui convient. J’ai déjà eu l’occasion de faire une présentation de la  vie et de l’œuvre de ce penseur religieux éclairé, solidement ancré dans la foi biblico-talmudique et ouvert aux apports de la culture en général.  Les deux ouvrages présentés ici sont une sorte d’essence du judaïsme, en hébreu Israël we-shorashaw (Israël et ses racines) et une présentation de la cabale, Huqqat Olam we-razé olam : ha-niglé we-ha-nistar be-hishtalwutam ba-qabbala  (La règle et les mystères de l’univers : histoire du sens obvie et du sens ésotérique dans la cabale).

Dans le premier ouvrage qui expose, ainsi qu’on l’a dit, une sorte d’essence du judaïsme religieux, le Grand Rabbin établit une équation entre le peuple d’Israël, substrat vital  de l’humanité et la terre d’Israël,  archétype intelligible de tout l’univers : c’est l’ancienne thèse talmudique selon laquelle l’univers n’a été créé qu’en faveur d’Israël qui s’était engagé à recevoir et à appliquer les préceptes de la Tora. La mission historique d’Israël consiste à maintenir en vie cette alliance avec Dieu qui, par delà toutes les vicissitudes et toutes les persécutions dont Israël est victime, ne reniera pas cette alliance ni ne rejettera  à tout jamais son peuple : cette alliance est scellée par la Tora mais elle est aussi présente dans la chair de chaque enfant d’Israël. Si Israël venait à renier Dieu, il se renierait lui-même.

Le Grand Rabbin Safran,  ce grand penseur de notre temps, a choisi la méthode synthétique et non la démarche historienne. Tout bien considéré, c’est le sens de l’adage talmudique, ellu we-ellu divré Elohim hayyim.

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Maurice-Ruben HAYOUN

 

 

 

 

 


[1]  Cette notion avait été magistralement étudiée par Bernhard Heller dans HUCA, 1924 sous le titre allemand suivant : Gott wünscht das Herz. A la demande de mon maître Georges Vajda j’avais traduit cette étude en français

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Dr Claude Salama

Merci Mr Maurice-Ruben Hayoun pour cette étude remarquable, comme à l’accoutumée.
Depuis bien des années, à Paris, et encore aujourd’hui, à Jérusalem, j’ai le livre « LA CABALE » du Grand Rabbin Safran près de moi. Je le lis et le perçois comme une source vive, jaillissante, de lumière. J’emploie souvent le terme de « transmission ou transfusion d’Emounah ». Claude Salama