Le parcours de l’ancien patron du FMI va bien au-delà de la descente aux enfers d’un homme puissant et ambitieux. Scénariste d’un jour, un chroniqueur du New York Times rêve d’une fresque qui porterait en creux l’effondrement du rêve européen.
Pour la plupart des Américains, l’histoire de Dominique Strauss-Kahn paraît sortie d’un épisode de Law and Order série de la chaîne américaine NBC, diffusée en France sous le titre New York, police judiciaire »>Article original ou d’un téléfilm à message sur le câble. La trame en serait connue : un homme puissant qui se comporte mal, moitié Arnold Schwarzenegger, moitié Ben Roethlisberger joueur de football américain, à deux reprises soupçonné d’agressions sexuelles »>Article original, mais en plus obscur. Pourtant, l’histoire du directeur du FMI, accusé d’avoir agressé sexuellement une femme de chambre dans un hôtel, répond naturellement à un genre plus ambitieux. Entre les mains d’un bon scénariste, l’arrestation de Strauss-Kahn pourrait servir de fil rouge à l’un de ces films complexes, kaléidoscopes de la mondialisation, qui aspirent à la gloire des Oscars. Songez à Traffic, Syriana, Crash ou Babel : ces films qui parcourent la planète, sautent de lieu en lieu et de perspective en perspective pour évoquer une « grande question » dans sa globalité.

Le sujet de ce film ne serait pas la guerre contre les trafiquants de drogue, ni les relations interraciales à Los Angeles, mais le potentiel effondrement de l’Union européenne. Il débuterait sur une version décente (non interdite aux moins de 18 ans) de l’incident du Sofitel. Puis on passerait à l’élection présidentielle française, dans laquelle Strauss-Kahn était considéré comme favori ; on s’intéresserait à la montée de Marine Le Pen, la candidate d’extrême droite, qui, ce printemps, a pris une avance surprenante dans les sondages en surfant sur le sentiment anti-immigration. Puis on se pencherait de près sur la dernière vague d’immigration, avec les scènes d’un camp de réfugiés en Italie rempli de milliers de Nord-Africains fuyant les violences en Tunisie et en Libye. De là, on passerait aux débats intra-européens agités sur la façon de gérer la crise libyenne, qui ont vu s’affronter la France de Strauss-Kahn et l’Allemagne, et ont tourné en dérision l’idée d’une politique étrangère européenne commune. La caméra survolerait ensuite les rues de Barcelone et de Madrid, où un mouvement de protestation est né pour résister à la politique d’austérité que le gouvernement espagnol a mise en place afin d’éviter une crise similaire à celles traversées par la Grèce ou l’Irlande. Après cela, on montrerait les scènes qui se jouent en coulisses, à Berlin et à Bruxelles, et les luttes menées pour sauver la monnaie unique d’un effondrement provoqué par la dette. On en reviendrait pour finir à Strauss-Kahn, un ancien acteur clé dans ces négociations, soudain devenu à New York un criminel parmi d’autres.

Ce qui relie toutes ces intrigues – avec l’ancien directeur du FMI dans l’un rôles principaux –, c’est la crise du rêve européen, de la vision d’un continent sans frontières ni divisions, supervisé par une élite bienveillante et cosmopolite. Cette crise pose deux défis : l’un à l’union économique, provoqué par le déficit des économies faibles du continent ; l’autre au consensus politique, ébranlé par le retour du sentiment anti-immigration qui renforce les partis nationalistes, de la France à la Finlande. Ces deux problèmes divisent de plus en plus l’Europe le long d’une ligne nord-sud – la France de Strauss-Kahn étant, une fois de plus, à cheval sur ces deux mondes. Les pays de la Méditerranée, déjà très endettés, sont également aux premières loges face à la migration venue du Maghreb musulman : leurs voisins du Nord s’efforcent de contenir à la fois les déficits et les réfugiés. Et, sur ces deux problèmes, les ambitions des dirigeants de l’UE se heurtent au nationalisme résiduel des Européens ordinaires, qui remettent en cause le consensus des élites de droite et de gauche (la plupart des personnalités d’extrême droite, Marine Le Pen incluse, ont des accents protectionnistes et populistes). Ces deux problèmes ont été exacerbés par l’arrogance et l’aveuglement de ces mêmes élites, par leur décision d’élargir l’union monétaire à des pays qui n’étaient pas prêts à partager une monnaie avec l’Allemagne et la France, et par leur théorie politiquement correcte qui veut que l’immigration de masse ne divise pas le continent mais l’enrichit.

Aucun scénariste n’aurait pu inventer un meilleur personnage que Strauss-Kahn pour incarner cette élite, un homme qui parcourt le monde et aspire à la présidence de la France. Personne non plus n’aurait pu imaginer meilleure accusation pour confirmer le sentiment que les eurocrates d’aujourd’hui ne seraient qu’une version de la vieille aristocratie européenne – ces gens qui exercent leur droit du seigneur dans des hôtels de luxe en attendant de prendre un vol en première classe pour Paris. La seule question reste la conclusion du film. Peut-être que Strauss-Kahn sera innocenté au tribunal, peut-être que le projet européen pourra être sauvé. Mais un drame qui implique autant de démesure a toutes les probabilités de se terminer en tragédie.

Ross Douthat

Courrier International.com

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