Les réactions suscitées par ma décision de retirer l’autorisation préalablement accordée à la tenue, à l’université Paris-VIII, d’une manifestation présentée comme un colloque universitaire intitulé : « Des nouvelles approches sociologiques, historiques et juridiques à l’appel au boycott international : Israël, un Etat d’apartheid ? »me conduisent à éclaircir certains points et à m’interroger sur le sens et les causes de la polémique en cours. Suite à un communiqué publié par le site Mediapart intitulé : « Le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) ordonne la censure, Paris-VIII obéit » a succédé une pétition soutenant les organisateurs, au nom d’une liberté d’expression qui aurait été sacrifiée.

La rhétorique développée par les polémistes ne saurait masquer la réalité de faits qui ont été passés sous silence mais dont l’établissement montre que ma décision ne remet nullement en cause la liberté d’expression, bien au contraire. Passé sous silence le caractère conditionnel de l’autorisation accordée, les conditions émises tenant notamment au respect des principes énoncés par la loi rappelant que « le service public de l’enseignement supérieur est laïc et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions ».

Passé sous silence l’emploi abusif du terme « colloque universitaire » sous la bannière duquel se présentait cette manifestation, celle-ci relevant davantage d’une action militante où le pluralisme des opinions, le caractère contradictoire des débats, la haute exigence intellectuelle caractérisant le travail universitaire importent moins que la finalité politique.

Passé sous silence moins le caractère polémique de l’objet du « colloque » que les dogmes auxquels il renvoie, comme en attestent les positions radicales d’intervenants appelant à rompre toute relation avec les universitaires israéliens, ce qui est inacceptable.

Passés sous silence les risques de troubles à l’ordre public, recouvrant aussi ce que le droit public nomme « les troubles de conscience » et impose le respect des valeurs et principes d’autrui. Si certains se sont émus d’une prétendue atteinte à la liberté d’expression, d’autres ont pu être, sinon émus, attentifs aux réactions suscitées par l’annonce de cette manifestation heurtant les consciences, choquant collègues ou étudiants, de quelque obédience qu’ils soient.

De quelle liberté d’expression disposent-ils face à une puissante action militante dont l’ouverture est symbolisée et en même temps contenue par le seul point d’interrogation ponctuant l’intitulé : « Israël, un Etat d’apartheid ? » et à qui fera-t-on croire que la réponse n’était pas dans la question ? Correspondant aux conditions indispensables pour garantir les libertés, l’ordre public commande que soient prévenus ces troubles de conscience qui affectent par nature la liberté d’expression. Passées sous silence mes propositions d’intervention afin qu’un autre lieu héberge ce « colloque » et que d’autres intervenants puissent être associés à un débat contradictoire.

Au regard de tous ces faits passés sous silence, la liberté d’expression est d’autant moins menacée qu’un autre lieu a été proposé dès mardi 21 février aux organisateurs. J’ai aussi recueilli l’accord de professeurs de Paris-VIII afin qu’ils participent à la manifestation et garantissent a minima le pluralisme des opinions. A ce jour, mes propositions sont restées sans réponse. A un exposé objectif de ces faits, les organisateurs ont préféré cette annonce choc : « Le CRIF ordonne la censure, Paris-VIII obéit ». Propagande rodée, rappelant la théorie du complot, développée notamment dans cette citation de choix : « La complicité des Européens dans le maintien de l’occupation et de l’oppression israéliennes est obtenue par la menace, l’intimidation, la brutalité. » Dans leur enthousiasme, ils ont aligné sous leur communiqué le soutien d’associations dont plusieurs ont ensuite précisé n’être pas solidaires de leur démarche, dont la Ligue des droits de l’homme.

Qu’il me soit alors permis de réagir à de telles manoeuvres bien éloignées de la probité intellectuelle qui caractérise un colloque universitaire, en songeant au philosophe Kierkegaard écrivant que « les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter ». Le silence fait sur les principes républicains interroge.> Des pétitionnaires ont pu être trompés dans leur appréciation des faits, tant il est vrai, dit Hannah Arendt, que « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ». Mais à aucun moment les pétitionnaires ne font allusion aux principes républicains. Dans cette polémique, ces principes passent à la trappe, alors qu’ils auraient été convoqués avec force dans d’autres cas. A quel moment ces principes républicains ont-ils été invoqués dans notre affaire, au cours de la polémique, si ce n’est à son origine, lorsqu’ils ont fondé ma décision ? Jamais. Ce constat doit nous alerter individuellement et collectivement, car la véritable menace que révèle cette affaire ne pèse pas sur la liberté d’expression, mais vise nos fondamentaux républicains et notre vouloir vivre ensemble. Cette « Université-monde » qu’est Paris-VIII, riche de ce vivre ensemble, forte des cent cinquante nationalités représentées parmi ses étudiants, est certes un lieu sensible. Récemment, j’ai dû ordonner la destruction d’une banderole sur laquelle l’étoile de David était associée à la croix gammée, ou faire repeindre des murs souillés par des graffitis antisémites. Qu’il me soit donné acte d’avoir pris aussi en considération des risques de dérapages indignes de nos valeurs républicaines.

Ce risque que la manifestation rencontre, selon la formule de Michel Wieviorka dans La Tentation antisémite (Robert Laffont, 2005), « une forme extrême et exceptionnelle de dérive » suffit en soi à justifier ma décision. Comme par le passé, j’oeuvrerai au développement de nos relations privilégiées avec des universités comme Al-Aqsa et Beit Berl. La mobilisation en faveur d’une issue politique pour la liberté du peuple palestinien, cause que j’ai soutenue et continuerai à soutenir, mérite mieux que cette polémique qui divise et oppose.

par Pascal Binczak, président de l’université Paris-VIII
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/02/24/indigne-boycottage-d-universitaires-israeliens_1648056_3232.html »>Article original« >Article original

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