Cinq ans après la révolution, le président Sisi est-il sur le point de gagner sa bataille ?

 

Par Zvi Mazel

En dépit des critiques médiatiques contre l’autoritarisme du président, l’Egypte marque des points dans la lutte contre le terrorisme islamique, tandis que les réformes sociales et économiques commencent à porter leurs fruits. Dans l’allocution télévisée diffusée le 30 juin, à l’occasion du cinquième anniversaire des événements de 2013 qui ont précipité la chute du régime des Frères Musulmans, Abdel Fattah al Sisi a dit qu’ils avaient constitué « la juste révolution » à l’opposé des manifestations de janvier-février 2011 ayant provoqué la chute du président Moubarak. Ces manifestations avaient, dit-il, porté atteinte à la stabilité politique et à la sécurité des citoyens, entraîné la montée du terrorisme et l’effondrement de l’économie, mais il était en train de surmonter ces obstacles, avec l’aide des forces de sécurité et le soutien du peuple.

Si le président peut se vanter d’avoir sauvé son pays d’une dictature islamique et d’avoir rétabli la stabilité, ce succès a été cher payé.  Des centaines de partisans des Frères Musulmans ont été tués lors de violentes manifestations. Pourtant il n’a jamais perdu de vue son ambition de développer l’économie, même au prix de réformes douloureuses mais indispensables.

Malgré quatre années de combats acharnés contre les militants de l’Etat Islamique – dans la Péninsule du Sinaï – l’organisation terroriste est affaiblie mais toujours dangereuse. La vaste opération « Sinaï 2018 », déclenchée par le président en février dernier, a permis d’éliminer des centaines de terroristes, de détruire des postes de commandement et de communications, de découvrir des dépôts d’explosifs et de s’emparer de centaines de véhicules et de motos. Malgré une baisse spectaculaire des activités terroristes, Al Sisi ne peut pas se permettre de réduire le nombre de ses troupes, bien que cela pèse sur le budget et ne permet pas un retour à la vie normale. Une zone tampon, large de cinq kilomètres, a été établie le long de la frontière pour isoler le Sinaï de la bande de Gaza et des centaines de familles ont du quitté leur foyer. Un couvre-feu nocturne est toujours imposé dans certaines zones du Sinaï du nord, entravant la livraison de biens de première nécessité et de médicaments aux habitants ; les écoles et institutions d’enseignement supérieur sont fermées pour prévenir des attaques terroristes. Cependant, depuis la sanglante attaque contre la mosquée Rawda en novembre dernier, qui a fait 311 victimes – hommes femmes et enfants – parmi les fidèles en prière, la population bédouine, traditionnellement méfiante vis-à-vis du pouvoir central, se bat maintenant contre les Jihadistes.  Deux des leaders du « Wilayat (province) du Sinaï »[filiale de Daesh] se sont rendus début juillet, après une bataille prolongée dans la ville de Rafah. Une reddition orchestrée, semble-t-il, par « l’Union des Tribus du Sinaï » qui aurait convaincu les Jihadistes qu’ils avaient échoué. Certaines mesures de sécurité sont levées et on assiste à une ébauche de retour au calme.

Les Frères Musulmans constituent maintenant une menace bien endiguée. Certes, ils refusent toujours d’accepter leur défaite et font de la remise en liberté de Mohammed Morsi un prélude à toute négociation avec le gouvernement.  A la suite des événements de 2011 ils étaient arrivés au pouvoir après 80 longues années durant lesquelles le mouvement a été, par deux fois mis hors la loi, ses chefs historiques ont été exécutés et des milliers de militants arrêtés. En 2012 son premier parti politique « Liberté et Justice » a remporté les élections et son candidat, Mohammed Morsi a été élu président.  A peine un an plus tard le parlement était dissous pour des raisons procédurales et le président renversé et arrêté après de gigantesques manifestations populaires, des millions d’Egyptiens descendant dans la rue avec le soutien du général Sisi, alors ministre de la défense. Aujourd’hui la Confrérie des Frères musulmans se trouve dans une situation catastrophique. Qualifiée d’organisation terroriste, elle a été mise hors la loi, des milliers de ses membres en prison, son parti politique et les organisations qui en dépendent dissous, ses activités interdites. Ses bureaux et ses biens ont été saisis ; en vertu d’un récent décret présidentiel la propriété personnelle de ceux de ses membres qui ont été arrêtés, peut être confisquée dès que leur condamnation est définitive. La plupart de ses dirigeants sont en prison et accusés de trahison et de violence contre des citoyens. C’est le cas de l’ex-président, du Leader suprême du mouvement Mohammed Bad’ie et de ses adjoints Khairat el Shater et Rashid al Bayoumi ainsi que d’autres figures bien connues dans le monde arabe. Morsi et Bad’ie ont déjà été condamnés à la prison à vie et même à mort, mais leurs procédures d’appel suivent leur cours. Quelques dirigeants de second rang essayent de maintenir un minimum d’activité mais ils sont surveillés de près, leurs bureaux temporaires souvent fermés et eux-mêmes risquent l’arrestation. Les chefs qui ont réussi à s’enfuir cherchent refuge tour à tour en Turquie et au Qatar, deux pays qui soutiennent la Confrérie. Néanmoins Mahmoud Ezzat, autre adjoint du leader suprême, est encore libre et se cacherait en Egypte ; il s’efforcerait d’assumer le rôle de leader suprême, sans grand succès, car une scission de facto affaiblit encore les lambeaux du mouvement. Les plus jeunes qui cherchaient vengeance se sont ralliés à Mohammed Kamal, un vétéran qui avait vainement tenter de réorganiser le mouvement et avait fondé en fin de compte deux groupes violents -Liwa al T’awra ou Bannière de la révolution, et Hism, Décision – qui se livraient à des actes terroristes contre les forces de sécurité et des personnalités du régime. Kamal a été tué lors d’une intervention policière au Caire en octobre 2016.  « Hism » est toujours actif.

Aujourd’hui la Confrérie peine à recruter de nouveaux membres et se montre incapable d’appeler à manifester comme elle le faisait en 2015 et en 2016. Le président Sisi, qui ne considère plus le mouvement comme un danger sérieux, est prêt à discuter, mais se refuse à toute précondition – et notamment la remise en liberté de Morsi. Il ne faudrait pourtant pas croire que le rideau est définitivement tombé sur un mouvement qui a montré, par le passé, qu’il savait renaître de ses cendres, d’autant que son but ultime, le retour aux sources de l’Islam et la restauration du califat, exerce toujours un puissant appel en Egypte et dans d’autres pays arabes, dans lesquels des partis politiques affiliés à la Confrérie connaissent d’importants succès.

Ceci étant dit, le président Sisi est parfaitement conscient du fait que c’est sur ses résultats dans le domaine social et économique qu’il sera jugé. L’Egypte compte aujourd’hui cent millions d’habitants et un million de nouvelles bouches à nourrir naissent tous les six mois. Le taux de natalité ne tombe pas en dessous de 3.3%. La plupart des Egyptiens gagnent moins de deux dollars par jour, ce qui les place en dessous du seuil de pauvreté défini par l’ONU. Une croissance soutenue de 7 à 8% pendant plusieurs années serait nécessaire pour compenser tant la natalité que les déficiences causées à l’économie par les gouvernements précédents. La stratégie première du président était de procéder à de gigantesques programmes d’infrastructure pour encourager les investissements et engendrer une importante croissance économique. Il a dû s’apercevoir rapidement que si son raisonnement était bon, la réalisation de ces programmes prendraient longtemps et leurs effets ne se feraient pas sentir par une population qui risquait de perdre confiance en son président. De plus le tourisme, traditionnellement le premier fournisseur de devises – jusqu’à 12 milliards de dollars par an – avait été sévèrement touché par plusieurs attentats terroristes. Al Sisi a donc demandé un prêt intermédiaire au FMI. Il l’a fait sans grand enthousiasme mais poussé par la nécessité ; peut-être a-t-il aussi pensé que ce serait montré au peuple qu’il n’avait pas d’autre choix que d’obtempérer aux conditions de ce Fonds, bien que sachant qu’elles auraient dans un premier temps des conséquences négatives sur le niveau de vie de la population. Le prêt de 12 milliards de dollars accordé à un taux très faible était conditionné à la mise en œuvre de grandes réformes ; le président Moubarak l’avait d’ailleurs refusé par le passé pensant que les conditions mettraient son régime en danger et qu’elles constituaient « une insulte à l’honneur national. » Al Sisi les a exécutées à la lettre, faisant flotter la livre égyptienne, imposant la TVA, réduisant graduellement les subventions au gaz et au pétrole. De nouvelles lois ont libéralisé le commerce et les investissements, mettant fin à la bureaucratie envahissante, née des nationalisations de Nasser, qui décourageait les investisseurs potentiels. Dans un premier temps, l’inflation a atteint 30% et une hausse des prix qui n’a pourtant pas provoqué des protestations populaires, les Egyptiens faisant encore confiance à leur leader. D’ailleurs, les réformes ont rapidement eu des résultats positifs. En deux ans, les investissements étrangers se développaient tandis que PNB faisait un bond de 4% ; selon les estimations il atteindra 5% en 2019 et on espère 9% à court terme.  L’inflation commence à baisser et le chômage aussi. Le déficit interne et externe a été réduit. Des résultats entérinés par les trois contrôles mandatés par le FMI – le dernier en mai – ont été positifs. Selon le rapport publié par le Fonds, la mise en œuvre des réformes s’est déroulée de façon satisfaisante.  D’autant que les grands programmes donnaient déjà des résultats. Grâce au doublement du canal de Suez, projet phare du président, les revenus du transit ont connu une forte hausse au cours des six  derniers mois. La construction du « Nouveau Caire », future capitale politique et administrative du pays située entre la capitale historique et le Canal de Suez, progresse rapidement et le quartier des ministères devrait être prêt dans la seconde moitié de 2019. Pas moins de 57.000 fonctionnaires vont alors quitter Le Caire pour la ville nouvelle, modèle d’urbanisme moderne fonctionnant avec des énergies renouvelables, qui doit servir d’exemple pour le reste du pays. La libéralisation de l’octroi de concessions de recherche de gaz naturel et de pétrole a donné des résultats spectaculaires telles que la découverte de « Zohr », plus grand gisement offshore de gaz naturel en Méditerranée ouest par le groupe italien ENI ; déjà en exploitation, il fournit le gaz si nécessaire à la population. Des dizaines de projets de moindre envergure sont en cours de réalisation : asphalter des milliers de kilomètres de nouvelles routes, bonifier un million et demi de feddans de terres  pour les rendre propres à l’agriculture, nettoyer les énormes silos où, faute d’entretien, un tiers du blé était perdu, encourager les petites et moyennes entreprises et même construire de nouvelles universités. Moustapha Madbouli, le premier ministre nommé dans le remaniement ministériel qui a suivi la réélection du président en juin, n’a pas hésité à annoncer que 85% des réformes économiques avaient été réalisées et que le peuple égyptien verrait bientôt sa situation s’améliorer ; d’autres réformes encore plus révolutionnaires sont à l’étude et concernent notamment la sécurité sociale, la santé, la recherche scientifique et la création d’infrastructures de sports et de loisirs.

Il s’agit là d’un programme ambitieux qui va demander du temps, du travail et des investissements considérables. L’Egypte y parviendra-t-elle ? Les résultats obtenus à ce stade sont encourageants. La population, durement touchée par la hausse des prix, ne le sent pas encore vraiment, mais continue à faire confiance à son président, peut-être parce qu’elle ne voit pas d’alternative. L’énorme effort accompli s’est accompagné du rôle accru de l’armée, qui contrôle aujourd’hui un tiers de l’économie. Plus inquiétant peut-être est l’attitude d’Al Sisi en ce qui concerne les droits de l’homme. Va-t-elle s’améliorer avec l’amélioration de la situation sécuritaire et de l’économie ?

Il va falloir suivre de près la construction du « Barrage de la Renaissance” en Ethiopie sur l’un des affluents du Nil Bleu, car elle pourrait avoir un potentiel dévastateur sur l’économie égyptienne. Elle menace directement l’approvisionnement en eau de ce pays qui tire 95% de ses besoins du fleuve. Les discussions se poursuivent depuis plusieurs années entre les deux pays, sans résultats jusqu’ici et le gigantesque barrage devrait être terminé l’an prochain. Le remplissage de ses capacités va-t-il avoir pour conséquence une énorme perte d’eau pour l’Egypte, entraînant des résultats dramatiques sur la production d’électricité et sur l’agriculture ? La Russie s’est engagée à financer la construction de quatre centrales nucléaires produisant de l’électricité, ce qui devrait réduire l’impact de la baisse des eaux arrivant au barrage d’Assouan, qui fournit l’essentiel de l’électricité du pays.  Qu’en sera-t-il de l’agriculture ? Si aucun compromis n’est atteint, le risque d’une confrontation est bien réel, car pour l’Egypte couper son approvisionnement constituerait un casus belli.

Il convient de noter que le président Sisi s’abstient d’intervenir dans les nombreux conflits de la région. Bien que faisant partie de la coalition américaine contre Daesh, comme de la coalition arabe combattant au Yémen sous la direction de l’Arabie saoudite, l’Egypte n’y participe pas directement. Elle concentre toute son énergie sur ses propres problèmes de sécurité et d’économie. Cependant depuis son élection, le général devenu président a fait et continue à faire l’acquisition d’énormes quantités d’armes, d’avions et de bateaux de guerre – croyant sans doute que l’Egypte peut, à tout moment, se trouver impliquée dans une guerre, dans un Moyen-Orient de plus en plus chaotique et il veut être sûr d’être prêt à toute éventualité.

En conclusion, même si la situation est encore incertaine, le président égyptien semble avoir gagné son pari et a réalisé avec succès des réformes douloureuses. Reste à savoir si elles suffiront pour que l’Egypte se dote d’une économie moderne répondant aux aspirations de ses citoyens.

Par Zvi Mazel

Adaptation de ©Michèle Mazel pour JForum

Publié le 15 juillet dans : jns.org/opinion/five-years-after-the-revolution-is-egyptian-president-al-sisi-winning-the-battle/

(Ambassadeur d’Israël en Egypte entre 1996 et 2001, en Roumanie, puis en Suède) Zvi Mazel, chercheur associé au Centre des Affaires Publiques de Jérusalem (JCPA-LeCape) depuis son départ en retraite du corps diplomatique. 

 

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