Attentats à Paris : dans l’enfer du Bataclan

Les tueurs sont impitoyables. Ils ont pourtant épargné Alexis*, un jeune majeur « typé », comme le décrit une amie, dont la peau mate le fait souvent passer pour un jeune d’origine maghrébine. « Ils l’ont visé, puis se sont repris, explique cette proche. Ils lui ont dit : Toi, t’es des nôtres !, et ils ont tiré sur un autre jeune à ses côtés. »
 
 
 
Paris (XIe), vendredi soir. Alors que la prise d’otages a toujours cours à l’intérieur du Bataclan, la police commence à évacuer des blessés.
Paris (XIe), vendredi soir. Alors que la prise d’otages a toujours cours à l’intérieur du Bataclan, la police commence à évacuer des blessés. (Divergence/Laurent Troude.)

Coucher l’horreur sur procès-verbal. Mettre des mots sur l’innommable. Pour le tenir à distance, et paradoxalement se convaincre qu’il est bien advenu : de jour comme de nuit, depuis trente-six heures, les rescapés du Bataclan se succèdent au Quai des Orfèvres, au cœur de Paris, pour y être entendus par les hommes de la police judiciaire.

A chaque fois, le récit d’une même terreur glaçante. D’abord, celle de ces « pétards » que tous ont cru entendre au fond de la salle. « Un son distinct, mais pas si fort, décrit Sidonie, 45 ans. On aurait dit comme un bruit de jouet. Plein d’étincelles jaillissaient dans la pénombre. On a cru à une mise en scène. Ça faisait Nouvel An chinois ! »

Un bref silence tombe sur les lieux, suivi d’une vague de hurlements, à mesure que les crépitements strient l’atmosphère confinée. « La foule a foncé vers nous, souffle Sidonie. Les gens en piétinaient d’autres. Je ne sais pas comment, mais les portes se sont ouvertes sur notre gauche. On a rampé ou marché à quatre pattes, je ne sais plus, puis couru. Il fallait sortir ! »

Ce réflexe, c’est aussi celui qui a sauvé Stéphane, aussi bien qu’il aurait pu le condamner. « J’étais parti prendre une bière au bar lorsque j’ai croisé un vigile. Un colosse dont le regard était transfiguré par la panique. L’odeur de poudre a empli l’air. J’ai couru en arrière. » Au comptoir, Marion,photographe spécialisée dans le rock, est l’une des premières touchées. « J’avais fini mes photos et je discutais avec de vieux copains. La balle m’a atteint dans le bas du dos, pas très profondément. J’ai vu ce matin que mon sac photo avait un trou, c’est probablement lui qui m’a sauvé la vie. »

Les lumières se rallument. Marion entend les ravisseurs clamer : « On intervient au nom de Daech, on fait ça pour tout ce que vous faites en Syrie et en Irak. » La photographe pense alors à l’un de ses confrères et amis, tué justement en Syrie. « Mais je n’ai pas paniqué. Je me suis allongée sous mon sac photo. » Stéphane, lui, se reprend, s’agenouille discrètement près d’un poteau et observe. « Je voulais voir leur tronche. Etre capable de la décrire à la police. » C’est ce qu’a fait hier cet avocat de 48 ans, retraçant minutieusement les dialogues des assaillants, « des mecs de 25-30 ans, maghrébins avec une barbichette comme la mienne, pas du tout le look salafiste ».

« Vous bombardez la Syrie, vous allez comprendre », entend-il distinctement. « Ils disaient aux gens de ne pas bouger, et les abattaient ensuite de sang-froid. J’ai eu l’impression de fanatiques surentraînés. » Rapidement, deux des trois assaillants montent à l’étage. « J’ai pensé aux héros du Thalys, se remémore Stéphane. Au fait que vivre, ça veut dire être actif. Je ne voulais rien perdre de la scène pour en comprendre tous les rouages, et être alors capable d’agir au mieux. »

L’espace de quelques minutes, l’avocat croit la fosse libre de tout terroriste. « Un couple se trouvait devant moi. J’ai vu qu’ils pensaient à la même chose. » La jeune fille et son ami s’élancent. Une courte rafale claque, et la première s’effondre. « Son gars s’est précipité sur elle. Il l’étreignait, mais je crois que c’était fini », lâche Stéphane. Contre toute attente, il fonce à son tour, dopé par l’adrénaline. « J’ai enjambé des corps. Mes ligaments, qui avaient déjà craqué par le passé, ont cédé. J’ai tenu bon, retrouvé la sortie. Je ne sais pas s’ils m’ont tiré dessus, mais je n’ai rien entendu. »

Il est 22 h 5. Les terroristes ne se trouvent dans la salle de concert que depuis vingt minutes. A la porte principale, Stéphane ne croise qu’« un îlotier, tout seul, avec sa chasuble bleue, et son flingue à la main ». L’avocat respire l’air extérieur comme au premier jour, retrouve sa moto et… rentre chez lui. « Lorsque j’ai allumé la télé, on parlait de quarante morts. Mais je savais déjà qu’il y en avait et qu’il y en aurait beaucoup plus. »

A l’intérieur, le macabre décompte se poursuit inexorablement. L’index et le majeur pointés vers le bas, le pouce relevé, Grégory*, 55 ans, n’en finit pas de mimer la scène. « Pan, pan, pan », égrène le père de famille. Initialement, il devait assister au concert avec sa fille et son fils, tous deux adolescents. La lycéenne étant fatiguée ce jour-là, c’est un copain du fils qui l’a remplacée au pied levé.

C’est donc de chez elle que Valérie*, élève en classe de première, découvre l’ampleur du drame. « J’ai cru que toute ma famille avait disparu. J’ai eu trois secondes de vide total dans mon canapé, trois interminables secondes de blanc sans vouloir croire qu’ils n’étaient plus là. » Au même moment, son père s’est jeté à terre, et comprend immédiatement que cela ne pourra suffire à le sauver. « Ils tiraient et butaient tout le monde, ne s’arrêtant que pour recharger. A chaque fois qu’ils trouvaient quelqu’un d’encore vivant, ils l’achevaient, comme ça », reprend le père de famille, en décrivant une fois de plus le même geste, des larmes dans les yeux, sa voix se brisant dans un sanglot.

C’est alors Valérie qui parle pour lui : « Mon papa a tout entendu et mon frère, lui, a tout vu. Je ne sais pas ce qui est le pire. » « Je me suis caché sous un corps », témoigne le frère en question, Frédéric*, parcouru par des spasmes d’angoisse. Stan, 28 ans, a lui aussi plongé au sol. « A un moment, j’ai fermé les yeux, revit le jeune homme. J’ai senti quelque chose de chaud qui coulait sur mon visage. C’était le sang d’un homme qui venait de s’écrouler sur moi après avoir pris une balle. Une balle qu’il a prise à ma place. »

Hanté par ce cauchemar, conscient qu’il a tutoyé la mort, Stan tente encore et encore de comprendre comment il a pu survivre. « Je crois qu’ils ont tiré des grenades. Je portais des vêtements épais. Peut-être qu’ils ont arrêté les éclats ? » s’interroge à haute voix cet illustrateur. Comme beaucoup d’autres masses silencieuses, mais vivantes, il aurait voulu pouvoir se fondre dans le sol. Mais les sons se sont chargés de le ramener à la réalité. « J’entendais les gens crier : Fais pas ça, s’il te plaît ! Une détonation résonnait, puis je n’entendais plus la voix d’avant… D’autres ont hurlé : Enculés !, sans qu’on sache s’il s’agissait de spectateurs ou des terroristes. »

Ces voix, Pascal les capte avec une même acuité. Lui aussi a 48 ans. Lui aussi est avocat, comme son pote Stéphane, qui, à ce moment-là, a déjà gagné la sortie. Pascal, lui, a fait le choix de se figer face contre terre. « Contrairement à beaucoup, j’ai immédiatement vu le gars sortir un fusil d’assaut. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un attentat. » Aussi vite, Pascal saisit que le moindre frémissement se solde par une exécution immédiate. « Je me suis dit : c’est mon jour, je vais y passer, ou peut-être pas. J’ai une chance sur deux. Je me suis mis en condition de terminer ma vie là, comme ça. J’ai pensé très fort à mes proches. Je sentais mon portable qui vibrait dans ma poche au rythme des nombreux SMS qui me parvenaient. »

Alentour, les blessés ne peuvent se retenir de hurler. « Je savais que beaucoup agonisaient », murmure Pascal. Un moment, la fusillade ralentit. « C’est comme s’ils avaient fini une première étape, raconte Frédéric. Alors, ils ont refait le tour de la salle, plus lentement cette fois, pour examiner chacun des corps. » Un jeune homme, comme il l’a raconté hier à la police, est mis en joue et… épargné. « Ils m’ont dit : On a besoin de quelqu’un ! » a-t-il témoigné sur procès-verbal, n’ayant d’autre choix que de répondre : « Je suis avec vous. » Le garçon est alors mis à contribution pour bouger les corps, afin que les terroristes puissent distinguer les simulateurs, ou simplement les blessés.

Quand les tueurs arrivent à la hauteur de Grégory, « ils l’ont frappé du pied pour voir s’il vivait encore, récite sa fille, Valérie. Il a une prothèse du genou, qui fait qu’il ne peut pas le plier complètement. Une fois, deux fois, trois fois, ils ont tapé. Il n’a pas bougé. S’ils avaient essayé une quatrième fois, il m’a dit en pleurant qu’il n’aurait pas résisté. Son genou ne se maintenait plus en position, ça lui faisait trop mal. » Mais Grégory a tenu le choc. A moins de 50 cm de lui, son voisin, lui, a bougé. « Il a pris une balle en pleine tête, tremble Grégory. Je ne le connaissais même pas. » « Mon frère, lui, a aperçu un jeune homme qui rampait furtivement pour tenter de se sauver, rappelle Valérie. Les tueurs l’ont vu. Ils l’ont achevé d’une balle dans la nuque. »

Allongé, Frédéric reste silencieux. « Il avait son téléphone sur lui et n’avait qu’une peur, relève sa sœur : que quelqu’un l’appelle et que ces monstres l’entendent. » Vers 4 heures du matin, une fois exfiltré sain et sauf par la police, 48 messages s’afficheront sur le téléphone. « Le pire, c’était l’attente, et de ne pas savoir, lâche Valérie. Vous imaginez, pour ma mère et moi, ce que ça a été de se dire pendant si longtemps que nos deux êtres les plus chers n’étaient plus de ce monde ? »

Interminable, l’attente l’est encore plus à l’intérieur de ce Bataclan où rarement « fosse » aura aussi sinistrement mérité son nom. « Ça canardait vraiment dans tous les sens », appuie Jean-Baptiste, un spectateur dont la place lui avait été offerte par son frère pour son 22e anniversaire.  « Il a hurlé lorsqu’une balle l’a effleuré, lui brûlant le dos, raconte Jean-Baptiste. Le projectile a fini dans le ventre de la personne juste devant lui… »

Les tueurs sont impitoyables. Ils ont pourtant épargné Alexis*, un jeune majeur « typé », comme le décrit une amie, dont la peau mate le fait souvent passer pour un jeune d’origine maghrébine. « Ils l’ont visé, puis se sont repris, explique cette proche. Ils lui ont dit : Toi, t’es des nôtres !, et ils ont tiré sur un autre jeune à ses côtés. »

« On entendait distinctement les pauses qu’ils faisaient, et le claquement lorsqu’ils changeaient de chargeur », souligne Pascal. Jean-Baptiste et un petit groupe de spectateurs profitent de l’un de ces intervalles pour se précipiter vers une sortie annexe, donnant passage Amelot. Une fois dehors, ils s’engouffrent dans la porte d’un immeuble qu’un couple a volontairement laissé ouverte. Pascal, lui, est toujours immobile, comme il le sera resté plus de deux heures. Alors qu’il ne sait pas encore que le carnage touche à sa fin, l’avocat entend un bruit de scotch lui laissant penser que l’une de ses pires craintes est en train de se concrétiser : « J’étais persuadé qu’ils disposaient des explosifs pour tout faire sauter. » L’assaut est lancé, les survivants évacués.

A peine ont-ils réchappé à ce premier enfer qu’un autre va maintenant s’ouvrir devant eux. Grégory est celui qui l’évoque le mieux. Incapable de se souvenir comment il s’est retrouvé sur le trottoir, le père de famille tente de percer l’insondable mystère de ce « miracle » qui lui a valu d’être encore en vie. Indemne physiquement, il est très loin de l’être psychiquement. « Pourquoi, moi, je suis là ? Pourquoi moi et pas les autres ? » ressasse-t-il.

* Les prénoms ont été changés.

leparisien.fr

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