Raoul Wallenberg, Carl Lutz, Friedrich Born.

                                  1944

     Trois héroïques sauveteurs « Justes parmi les nations. » L’un

    est devenu une icône, les deux autres sont restés dans l’ombre.

 

 

Raoul Wallenberg, le diplomate suédois, est devenu le symbole mondial de l’homme qui a sauvé de nombreux Juifs au péril de sa vie. La place de l’imposant Musée de l’Holocauste à Washington porte son nom. Publications et conférences à son sujet sont innombrables et constantes. Rien de tel pour Carl Lutz, vice-consul de Suisse à Budapest ou Friedrich Born, délégué du Comité international de la Croix Rouge en Hongrie. Les historiens ne les ignorent pas, mais ils restent largement méconnus du grand public.

Simon Wiesenthal, le célèbre « chasseur de nazi » de l’après guerre, souligne qu’«avant l’occupation allemande Lutz a contribué à l’organisation de l’émigration vers la Palestine de quelque dix mille personnes. C’est grâce à son intervention que pendant deux années cette émigration a pu s’effectuer sans problème ».[1] Autant de Juifs hongrois sauvés. Une réussite exceptionnelle.

Wallenberg est arrivé à Budapest plus tard, le 9 juillet 1944. Deux jours plus tôt, le Régent Horty avait annoncé qu’il mettait fin aux déportations des Juifs hongrois. Mais pendant les sept semaines précédentes, 437 000 Juifs ont été déportés à Auschwitz, sans que personne n’intervienne sur le terrain. C’est au sauvetage de 200 000 Juifs qui vivent encore à Budapest que les trois hommes vont alors se consacrer.

En mars 1944 déjà, les Suisses obtiennent l’accord des Allemands pour le départ de 7 000 Juifs de Budapest détenteurs de certificats d’immigration en Palestine délivrés par les Anglais. En attendant le départ, afin d’éviter que ces Juifs ne soient déportés, Lutz invente les « documents de protection ». [2] Une sorte de sauve conduit que les Allemands acceptent. Ces Juifs ne partirent malheureusement jamais.  Après six mois de négociation, les accords des Hongrois, du gouvernement suisse et des Allemands sont obtenus. Le 23 novembre 1944, Berlin revoit sa position et refuse tout départ.[3]

Ces « documents de protection » vont être très largement utilisés à la fin de l’été et de l’automne lorsque le gouvernement ultra fasciste des « Croix fléchées » est imposé par les Allemands. Ses commandos vont enlever une quinzaine de milliers de Juifs pour les tuer et jeter leurs cadavres dans le Danube. Pour mieux protéger les détenteurs de « documents de protection », 40 000 Juifs sont regroupés dans des bâtiments placés sous la sauvegarde des neutres. 5 000 sous la responsabilité de Wallenberg, 25 000 sous celle de Lutz et 8 000 sous celle de Born.[4] Certaines maisons protégées sont attaquées et les interventions courageuses des trois hommes ne font pas toujours reculer les agresseurs.

De même ils ne peuvent empêcher le départ de quelque 50 000 Juifs de Budapest que les nazis envoient vers l’Autriche puis vers les camps de Dachau et Mauthausen entre les 10 et 22 novembre 1944. Les trains ne fonctionnant plus, c’est à pied qu’ils partent et ils sont nombreux à être abattus lorsque les forces les abandonnent. L’admirable et le flamboyant Wallenberg et le discret Lutz remontent les colonnes de prisonniers pour ramener à Budapest plus de mille d’entre eux qui ont été jetés sur les routes de la déportation malgré leurs « documents de protection ».[5]

L’éminent historien Yehuda Bauer reconnaît que « du simple point de vue des chiffres et de l’efficacité, c’est certes la contribution des Suisses qui fut la plus importante ».[6] Mais il explique l’immense popularité dont jouit Wallenberg lorsqu’il écrit : « La différence entre Wallenberg et les autres représentants neutres, comme Lutz, ne réside pas dans le nombre de personnes arrachées à la déportation. La signature de Lutz était apposée sur une plus grande quantité de documents que celle de Wallenberg et les Suisses sauvèrent bien plus de vies. Mais Lutz sortait rarement de son bureau. (…) Wallenberg, au contraire, (…) avec son courage, son aplomb, son culot, décontenançait les officiers nazis. (…) Ses exploits furent sans contexte extraordinaires et justifient sa réputation. »[7]

N’y a-t-il pas un autre facteur ? La disparition dramatique et inexpliquée de Wallenberg. Convoqué par les Russes après la Libération de Budapest en janvier 1944, il ne revint jamais. Des recherches pendant des années, des hypothèses sur les raisons de sa disparition ont entretenu sa présence dans les médias. Bien qu’il n’ait pas été victime des Allemands mais de l’Allié russe, son statut de sauveteur mort en servant une cause noble ajoute à son aura.

Lutz et Born ont survécu par pure chance. Comme Wallenberg, pendant les trois mois qui précédent l’arrivée des Russes à Budapest, ils sont à la merci des militants surexcités, incontrôlés et meurtriers des Croix fléchées. Ils décident néanmoins de conduire leur mission jusqu’au bout. Lorsque le ministre suisse Maximilian Jaeger quitte la Hongrie le 10 novembre 1944 pour rentrer définitivement en Suisse, il propose à Lutz de faire de même. Lutz reste, il dit : « Pour les Juifs hongrois mon départ aurait été la fin de l’action de sauvetage ». Pourtant la situation est de plus en plus dangereuse. La Suisse n’a pas reconnu le régime des Croix Fléchées et elle n’a pas de relations diplomatiques avec l’Union soviétique.[8] A l’arrivée de l’Armée rouge à Pest, Lutz peut s’échapper. Born reste à son poste jusqu’à ce qu’il soit expulsé par les Russes.

Pourquoi faut-il que lorsqu’une personne est portée aux nues on exagère de façon inconsidérée ses réussites ? Yehuda Bauer tempère ces exagérations. Parlant de Wallenberg, il interroge : « Pourquoi fallait-il qu’on lui attribuât le salut de 100 000 Juifs comme d’aucuns l’ont fait ? » et d’ajouter : «S’il était resté des nôtres, il aurait été le premier à démentir certains récits, et surtout les chiffres énormes qui ont circulé. Il aurait dit qu’il avait sauvé 4 500 Juifs avec ses passeports. (…) Y eut-il beaucoup de gens durant le génocide pour sauver à eux seuls 4 500 personnes ? »[9]

Si l’on attribue la médaille d’or à Wallenberg pour ce qu’il a accompli et pour son charisme, alors attribuons à Lutz et Born les médailles d’argent et de bronze pour leur efficacité et leur courage. Ouvrons le podium aux trois hommes et pas à un seul d’entre eux.

[1] TSCHUY Théo, Carl Lutz und die Juden von Budapest, Verlag Neue Zürcher Zeitung, Zurich, 1995, p. 7.  L’Allemagne occupe la Hongrie le 19 mars 1944.

[2] Ibid. p. 146.

[3] Ibid. p. 198.

[4] CHARGUERAUD Marc-André, L’Etoile jaune et la Croix-Rouge, Le Comité International de la Croix Rouge et l’Holocauste, 1939-1945. Cerf / Labor et Fides, Paris / Genève, 1999, Tableau p. 11.

[5] TSCHUY, op.cit. p. 264.

[6] BAUER Yehuda, Juifs à vendre, Liana Levi, Paris, 1996, p. 321.

[7] Ibid.

[8]  TSCHUY, op. cit. p. 255.

[9] BAUER, op. cit. p. 325.

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