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Qui sont les profiteurs et les générateurs de l’inflation ?

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Logement, crédit, alimentation, chauffage, essence : les prix n’en finissent plus de grimper. La pandémie, la guerre en Ukraine, les pénuries ont été pointées du doigt, tandis que les industriels nient en bloc tirer parti de la crise. Pourtant, certains ont bien profité de la conjoncture pour augmenter considérablement leurs marges, relève le magazine allemand “Stern”.

Quand Sylvia Stolzmann arrive au supermarché Edeka, elle chausse ses lunettes. À 74 ans, cette Hambourgeoise a besoin d’y voir clair pour faire ses emplettes : à cause de ses allergies, elle avait l’habitude de passer les ingrédients en revue, mais, depuis la flambée des prix, elle guette aussi les promotions dans les rayons. Elle avait pour habitude d’acheter son fromage blanc Milram. Aujourd’hui, elle se rabat sur la marque de distributeur Gut & Günstig [littéralement, “Bon et pas cher”]. Si elle y ajoute un peu de crème, dit-elle, il est aussi onctueux.

Les prix des denrées alimentaires ont bondi de plus de 20 % en moyenne en un an en Allemagne [et de 16,9 % en France]. À la pompe, la douloureuse pique toujours les yeux. Pour beaucoup, les factures de gaz et d’électricité ne sont supportables que grâce aux coups de pouce de l’État. Tout ce qui a trait à la rénovation et à la construction de logements se monnaie à prix d’or. Le rêve d’être propriétaire est même devenu totalement hors de portée pour la plupart des personnes, avec l’envolée des taux des prêts immobiliers.

Les dindons de la crise

Trois ans que ça dure. Les crises se succèdent : après la pandémie, la guerre ; après les difficultés d’approvisionnement en Asie, les pénuries chez nous. Chaque fois – ou presque – les prix s’envolent. Mais, à qui profite la hausse ? Se pourrait-il que nous nous fassions berner quand nous acceptons sans ciller de payer le nouveau prix affiché sur l’étiquette ? La quête d’une réponse commence par une centrale à charbon bourdonnante, un terrain du [nord-est de l’Allemagne] dans le Brandebourg, un professeur en Saxe, et aboutit à des résultats plutôt étonnants.

Une Mercedes Classe E noire [hybride] franchit la grille de la centrale à charbon de Bergkamen-Heil [dans le nord-ouest de l’Allemagne]. En sort Andreas Reichel, costume rayé et chemise blanche ouverte. Le PDG de Steag, l’entreprise de production d’électricité d’Essen, se dirige vers la salle de réunion où ses collaborateurs l’attendent. Le grand patron a le sourire. Il a de bonnes nouvelles.

De fait, la centrale devait fermer en octobre dernier. Il est désormais certain qu’elle restera en service au moins jusqu’en 2024. Bergkamen a redémarré sa production d’électricité, l’énergie se faisant rare depuis que les Russes ne livrent plus. Andreas Reichel refuse de donner des résultats pour 2022. Cependant, on sait que le chiffre d’affaires du groupe s’élèvera à près de 6 milliards d’euros, soit plus du double de l’année précédente. Le patron parcourt les visages de ses employés et lance :

“Nous ne sommes pas des profiteurs de crise, nous avons maîtrisé la crise.”

“Nous ne sommes pas des profiteurs de crise !” Dans presque tous les secteurs, c’est le refrain qu’on serine avec la flambée des prix. Personne ne veut être accusé de s’enrichir à la faveur de la guerre ou de la pandémie. Lionel Souque, le patron de [la chaîne de supermarchés] Rewe, qui pèse des milliards, affirme avoir délibérément renoncé aux bénéfices. Felix Pakleppa, le directeur général de la Fédération allemande du bâtiment (ZDB), déplorait l’été dernier déjà que “les répercussions de l’inflation et de la crise énergétique atteignent désormais le secteur du bâtiment”. Il faudrait donc que l’État fournisse “des incitations judicieuses à l’investissement”. On pourrait citer une foule d’autres exemples.

Seulement voilà, il y a un hic : une partie du chœur chante faux. À Dresde, l’économiste Joachim Ragnitz, de l’institut pour la recherche économique IFO, a une petite idée de l’identité des coupables. L’IFO n’est pas réputé pour casser du sucre sur le dos des capitalistes. Sauf qu’il y a là quelque chose qui cloche. Joachim Ragnitz conduit ses recherches en s’appuyant sur de savants calculs qui lui permettent de vérifier, secteur par secteur, si les bénéfices ont augmenté en même temps que les coûts. Alors, les entreprises empochent-elles donc plus que de raison ?

Des bénéfices en hausse de 30 %

Cela dépend en bonne partie de la pression de la concurrence, fait remarquer Joachim Ragnitz. Dans l’industrie, le chercheur ne décèle pas d’anomalie. Mais “dans le commerce, où personne ne comprend bien comment est fixé le prix d’un yaourt, par exemple, les prix ont bien plus grimpé que ce que justifierait la flambée des coûts. Il en va de même dans le bâtiment et l’agriculture.”

Le site d’information italien Open tire la sonnette d’alarme“Les pâtes aussi font partie des victimes de l’inflation”, explique le média, qui indique que de l’autre côté des Alpes “le coût moyen d’un paquet de pâtes a augmenté de 17,3 % par rapport à mars 2022”. Or les prix du blé dur et de l’énergie sont en baisse, ce qui n’a échappé ni à la presse ni au gouvernement. Celui-ci a convoqué une réunion d’urgence le 11 mai pour comprendre les motifs de cette apparente incohérence. L’augmentation du prix des pâtes pèserait 25 euros supplémentaires par an pour les familles italiennes : à qui profite le crime ?

Quels sont les ordres de grandeur ? “Dans la distribution, les transports et l’hôtellerie-restauration, les prix ont grimpé de 11,5 % l’année dernière. Près de la moitié de cette hausse s’explique par l’augmentation des coûts des intrants, un point de pourcentage se justifie par la hausse des salaires. Cependant, il reste une augmentation de 4,3 points de pourcentage qui est venue gonfler les résultats d’exploitation. Résultat, au total, les bénéfices ont augmenté de près de 30 %.”

De toute façon, il est naïf de penser que les entreprises gagnent moins d’argent pendant les crises. L’année dernière, c’est même précisément l’inverse qui s’est produit. Volkswagen a engrangé 22 milliards d’euros, et Mercedes-Benz a profité de l’engouement pour les grosses voitures pour empocher 20,5 milliards. Au total, les bénéfices des 40 entreprises du Dax [le principal indice boursier allemand] ont bondi de 3,4 %. Le patron du cabinet Ernst & Young en Allemagne, Henrik Ahlers, en connaît la raison : “La plupart des entreprises du Dax sont parvenues à répercuter sur leurs clients les coûts élevés de main-d’œuvre, d’approvisionnement et d’énergie.”

Comme l’explique l’économiste Sebastian Dullien, il existe “deux familles de gagnants des crises”. Les uns produisent plus de biens dont on s’est soudain mis à manquer et dont le prix a flambé. C’est bien et logique. Les autres, en revanche, “se servent de leur pouvoir de marché et, en cas de crise, relèvent leurs prix comme si de rien n’était, sans produire plus pour autant, grattant tout ce qu’ils peuvent”.

Le pouvoir de marché est la capacité à influer sur les prix au-delà des facteurs objectifs. Ce qui ne va pas toujours sans faire de vagues. Le groupe agroalimentaire Mars ferraille par exemple avec Edeka sur les prix de ses produits. À Hambourg, Sylvia Stolzmann, la cliente à lunettes, apprécie que son supermarché ait retiré des rayons les références jugées trop chères. Mais elle n’en garde pas moins un souvenir ému des pâtes Mirácoli, du groupe Mars, et lâche un “mmmh” gourmand à leur évocation. Aujourd’hui, Edeka propose d’autres marques à la place.

Mars fait tout pour que ses clients aiment ses produits. On en revient toujours à la grande question : mon produit est-il suffisamment unique, ma marque assez réputée, mes clients assez fidèles (ou suffisamment stupides) pour que je puisse décider moi-même du prix face à l’enseigne ? Le producteur des Mirácoli s’est longuement creusé les méninges avant de changer le prix de ses pâtes ou leur composition. Mais, entre Mars et les clients, il y a les distributeurs, et leur pouvoir de marché. Et eux aussi veulent leur part du gâteau.

Panique sur le bois de chauffage

Quand on s’éloigne de Berlin en direction du canal de Teltow, un peu avant la frontière du Brandebourg, pour atteindre [l’entreprise de bois de chauffage] Kaminholz Hanne, on a l’impression d’être au bout du monde. Mais ce n’est pas le cas. Thomas Jung écarte les bras. “Normalement, c’est plein jusque-là”, explique cet ancien vigile au physique de déménageur. “L’année dernière, il y avait trois fois plus de bois sur mon terrain.”

Thomas Jung gère une affaire plutôt tranquille et routinière. Il récupère auprès des paysagistes des arbres tombés après une tempête ou victimes de parasites, enlève les parties malades, débite le reste en petits morceaux et le laisse sécher deux ans. Puis il vend le bois comme combustible. L’été dernier, quand on a craint que les stocks de gaz ne permettent pas de passer l’hiver, il recevait jusqu’à 80 clients par jour. “C’était la panique”, se souvient-il. Ainsi, la guerre en Ukraine ou un confinement en Chine ont des conséquences jusque chez Kaminholz Hanne : les loyers, le carburant, et même les filets dans lesquels sont commercialisées les bûches sont plus chers. Et le produit lui-même aussi, bien sûr : de 65 %.

En temps normal, la clientèle aurait tourné les talons. Sauf que ça n’a pas été une année normale. Personne n’était capable de dire ce qu’était un prix juste, tous les prix grimpaient. À quoi sont venues s’ajouter les pénuries. Au bout du compte, les “gros” du secteur – contrairement à Kaminholz Hanne – n’ont pas gagné autant qu’avant, mais beaucoup, beaucoup plus.

Photo
DESSIN DE PAVEL CONSTANTIN, ROUMANIE

L’inflation du vendeur, expliquée façon Netflix

L’économiste Isabella Weber parle d’“inflation du vendeur”, un phénomène qu’elle observe chez les entreprises qui augmentent leurs prix et qu’elle définit en ces termes pour un public averti : “Un accord tacite autour de flambées de coûts sectorielles et de goulets d’étranglement coordonnés.” On dirait du jargon de spécialiste, mais c’est en réalité un scénario digne d’une série Netflix : les cow-boys voient que la pluie a rendu la rivière infranchissable et gorgé d’eau les prairies. Personne n’apportera de viande ni de lait au marché depuis l’autre côté (“flambée sectorielle des coûts” et “goulets d’étranglement”). Personne ne pipera mot (“accord tacite”), mais chacun sait qu’il va non seulement pouvoir demander plus pour un produit qui se fait rare, mais aussi que ça passera sans encombre. Quand les prix sont ensuite inscrits à la craie blanche sur les écriteaux, le chiffon est à portée de main pour les effacer et les remplacer par de nouveaux, dans le but d’empocher toujours plus – suivant ce que font les autres (“coordination”).

Nulle allusion n’y est faite dans les modèles économiques que les étudiants d’Isabella Weber potassent au premier semestre [à l’université du Massachusetts à Amherst, aux États-Unis]. Cela vient plus tard. En vérité, généralement, la plupart des acheteurs et des vendeurs doivent accepter ce qu’ils trouvent.

Distributeur de fioul domestique à Stuttgart, Thomas Siegel a suivi les hauts et les bas de ces dernières années de crise avec ses clients. En cette matinée de printemps, il a du temps devant lui. Le téléphone ne sonnera que deux fois en une heure. “C’est le calme plat. Ceux qui appellent en ce moment, ce sont des gens pressés qui avaient mal calculé leur coup.”

La plupart ont encore des réserves de l’année dernière, quand le carburant avait franchi la barre des 2 euros le litre, après l’invasion de l’Ukraine par Poutine. À l’heure qu’il est, il tourne autour de 1 euro [en France aussi]. Et les clients se frottent les mains. “Un super prix”, se réjouissait encore la veille une cliente. Cette volatilité, Thomas Siegel la suit depuis près de trente ans. L’homme exerce son métier avec passion – mais ce n’est pas lui qui fixe les prix.

“Chaque crise a des conséquences immédiates. Et c’est de plus en plus stressant, on chavire de crise en crise.”

Spéculation dans le silo

Ailleurs, comme chez Thomas Siegel, le calme est revenu, mais tout reste imprévisible. Dans un coin d’un ancien dépôt de gaz naturel liquéfié, à l’orée du village de Groß Lüben, dans le Brandebourg, se trouvent les reliquats d’une crise qui a transformé les agriculteurs en spéculateurs. Christoph Schumacher traverse un terrain humide et moussu jusqu’à l’entrepôt. Il faudrait bien gratter toute cette mousse, glisse l’agriculteur de 37 ans, mais c’est qu’il ne passe pas souvent par là. Dans l’entrepôt, un monticule noirâtre d’à peu près 3 mètres de hauteur. “Des graines de colza”, dit l’homme en plongeant les deux mains dans le fruit de ses récoltes, devenu objet de spéculation.

En temps normal, sa récolte de colza est déjà écoulée à cette époque de l’année. Mais l’été dernier Christoph Schumacher a décidé de miser sur une hausse des cours. “Il doit me rester une centaine de tonnes, révèle-t-il. Et je ne pourrai malheureusement en tirer que la moitié de ce que j’aurais pu avoir il y a quatre mois. Je me suis planté dans les grandes largeurs.” Il a de toute évidence raté le moment où il aurait pu tirer un profit maximal de la crise.

LIRE AUSSI : Alimentation. Les prix des céréales sont retombés à leur niveau d’avant la guerre en Ukraine

Quand la guerre a éclaté, les prix du blé, du colza, du maïs et du lait ont flambé. Avant de redescendre. Ceux qui ont vendu leur récolte au prix fort ont pu non seulement compenser la hausse des coûts mais aussi gagner beaucoup d’argent. Dans les calculs de l’économiste Joachim Ragnitz, on découvre à la rubrique “Agriculture, sylviculture et pêche” une hausse des excédents bruts d’exploitation (en d’autres termes, le bénéfice d’exploitation) de près de 20 % pour l’année 2022. Le chercheur ne s’en offusque pas : les agriculteurs sont des “preneurs de prix” qui peuvent à la rigueur jouer sur les volumes, mais qui ont eux-mêmes peu d’influence sur le prix que les clients paient en bout de chaîne. Même la mauvaise décision de Christoph Schumacher n’a pas eu de conséquences fâcheuses pour son exploitation : son chiffre d’affaires a augmenté de 40 %. Mais, il paie davantage pour ses emprunts.

Les banques, justement, montrent bien que tous les plans de sauvetage et autres interventions des banques centrales n’ont pas bénéficié à ceux qui en avaient le plus besoin. “Les banques tirent toujours leur épingle du jeu”, lâche Christoph Trautvetter, du Réseau pour la justice fiscale (TJN). Et, les particuliers peuvent s’agacer de voir que le secteur financier gagne à nouveau beaucoup d’argent sur leurs dépôts grâce à la hausse des taux mais qu’il reste très réticent à revaloriser la rémunération du capital.

Sans risque et sans effort

Dans la banque privée, les taux de cette rémunération restent dérisoires, alors que les banques obtiennent 3 % auprès de la Banque centrale européenne pour l’argent qui y est placé. D’après les calculs de l’association Finanzwende [“Révolution financière”], rien que cette année, les banques allemandes vont empocher près de 28 milliards d’euros de bénéfices sur les intérêts – sans risque et sans effort.

L’économiste Isabella Weber réclame depuis longtemps des contrôles de prix ciblés et soigneusement sélectionnés pour endiguer l’inflation. La flambée des prix est “pour partie arbitraire”, dit-elle. C’est justement en période de crise qu’il faut lutter avec le plus d’énergie contre les excès constatés sur les marchés.

La loi sur la fiscalité allemande prévoit cette année une taxe sur les bénéfices exceptionnels des entreprises du secteur de l’énergie. Les prix à la consommation sont désormais plafonnés pour l’énergie, une avancée à laquelle Isabella Weber a contribué. Et, le gouvernement a engagé une réforme de la loi antitrust. Le nouveau texte sera “musclé”, a promis le ministre de l’Économie, Robert Habeck. Il ne s’agit pas de torpiller le marché, mais de faire en sorte qu’il continue de fonctionner, même en période difficile. Des chercheurs comme Joachim Ragnitz ont bon espoir de voir émerger des prix équitables à long terme – même s’ils seront toujours plus élevés qu’avant les crises : “Le recul de la prospérité, on ne peut pas y couper.”

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