Touati a suivi l’ordre classique jadis adopté par Heinemann: d’abord la Bible, ensuite le Talmud, ensuite, l’hellénisme, et enfin la philosophie médiévale.

Pour ne pas adopter le style universitaire pesant, on n’indiquera pas les références aux œuvres ici citées ; on les trouvera dans mes autres livres où elles sont citées de manière détaillée.

Après le Moyen Age, Heinemann a abordé la problématique de l’époque de l’Emancipation, et, pour finir, les penseurs allemands de Mendelssohn à Rosenzweig.

On doit reconnaître que dans cette affaire des motivations des préceptes, le Guide des égarés de Maimonide marque un tournant. Les timides tentatives, tant de Saadia, de Bahyé ibn Paquda, de Juda ha-Lévi et de quelques autres, ne sont pas vraiment significatives.

Reconnaissons, cependant, une certaine originalité aux Devoirs des cœurs (Sefer hovot ha-Levavot) qui vise, dans le sillage des ascètes musulmans, un état élevé de l’âme humaine, résultat d’une ascèse et d’une purification plutôt rigoureuses.

Dans son Sefer Emounot we dé’ot (Livre des croyances et des opinions) Saadia (882-942) essaie de trouver quelques motivations pratiques aux commandements.

Il distingue grosso modo entre deux types de préceptes : les akliyat, intellectuels qu’on peut élucider puisque leur objet est bien évident et leur nécessité indispensable, et les sam’iyat, les traditionnels, transmis par les générations précédentes, sans qu’on en connaisse toujours la motivation.

Mais, comparé à l’effort socio-politique du Guide des égarés, cet essai n’est guère probant. Rappelons aussi que toute l’œuvre de Saadia a un aspect polémique anti-karaïte car ces derniers rejetaient la Tora orale et n’acceptaient que la Tora écrite.

Comme on le notait supra, l’approche de Bahyé dont le livre a joui d’une grande popularité dans les milieux piétistes juifs, ne manque pas d’originalité et ne s’intéresse à notre sujet que de manière subsidiaire. Ce qui importe à Bahyé, c’est la félicité de l’âme et l’élévation des cœurs.

C’est un moraliste qui s’intéresse vivement à la vie intérieure de l’homme. Il reprend à son compte la profonde dichotomie de l’âme et du corps.

Dieu a créé l’âme à partir du néant. Elle subit une véritable chute lors de son alliance avec le corps, lequel l’expose aux innombrables tentations de ce bas monde. Pour l’aider à résister et à opter pour le bien, Dieu lui a adjoint une aide précieuse, la raison.

Désormais, la question qui se pose est la suivante : comment concilier pratique religieuse et piété du cœur ? On le voit, le questionnement de Bahyé dépasse notre problématique, sans toutefois l’ignorer entièrement. Les patriarches ont appliqué les commandements avant de les recevoir formellement.

Ces préceptes ont pour objectif de faire des enfants d’Israël un peuple saint. Le patriarche Abraham a prouvé sa foi en Dieu en se soumettant à la circoncision et en consentant à offrir son fils en sacrifice.

Mais une question se pose à Bahyé : est ce que les commandements de la Tora ne cherchent à régler que les affaires de ce bas monde ? Bahyé exige bien plus sana jamais minorer les lois de la Tora.

Heinemann cite (p 59) un passage selon lequel l’idéal humain est incarné par les prophètes et les saints qui se sont livrés à Dieu, célébrant avec lui une alliance de vie éternelle : ils ont fait don de leur vie, de leurs biens et de leurs enfants. Mais comment accéder à ce niveau si élevé ?

Il faut commencer par respecter les devoirs des cœurs, même s’ils n’ont pas été prescrits par la Torah elle-même.

Toutefois, certains de ses préceptes rappellent des vérités cardinales : l’existence de Dieu, le repos du sabbat, l’adventicité de l’univers.

D’autres préceptes visent à affaiblir la concupiscence. Je rappelle ici l’étude de mon défunt maître, Georges Vajda, La téhéologie ascétique de Bahya ibn Pakuda (1947). Jusqu’à ce jour, Bahyé compte encore parmi les moralistes les plus lus du judaïsme.

Avec Juda Ha-Lévi, l’auteur du Kuzari, excellemment traduit depuis quelques années par Charles Touati, nous abordons un penseur spécial : c’était un grand adversaire de la philosophie qu’il avait pourtant lui-même bien étudiée…

Peut-être a-t-il joué le même rôle que le théologien musulman Al-Ghazali (ob. 1111) qui a commencé par étudier la spéculation avant de tenter d’en ruiner les fondements dans son traité Tahafout al-Falasifa.

Son exposé des idées philosophiques de son temps portait le titre Maqaçid al falasifa (Les intentions des philosophes). Ce penseur avait compris qu’une trop forte emprise de la philosophie sur le judaïsme pouvait en pervertir l’âme et éloigner ses adeptes de la pratique religieuse, c’est-à-dire des préceptes divins.

Or, selon lui, la pratique des mitswot fortifie la proximité à Dieu. Il énonce son principe fondamental d’une manière claire : on ne peut accéder au divin que par le divin, or les commandements sont justement une émanation du divin. Les respecter est donc la voie royale pour devenir ce qu’il appelle des «hommes de Dieu».

Ha-Lévi nous explique qu’il faut dépasser le stade de l’intellection car la raison ne peut nous conduire qu’au niveau de l’Elohim alors que la révélation nous permet d’accéder à l’objectif, celui d’atteindre le niveau du Tétragramme.

Mais tout en minorant l’arrière-plan rationnel ou intelligible des commandements, l’auteur admet qu’ils ont un fondement qu’on peut partiellement élucider. Par exemple : la foi en Dieu, les règles sociales, la moralité, les relations intersubjectives, etc…

Auteur connu des Sionides (Chiré Tsiyon), Ha-Lévi s’attache beaucoup au cérémonial du temple que personne ne peut comprendre entièrement, ce qui atteste son origine divine, donc supra rationnelle.

Israël, par ses lois, sa vocation et sa fidélité à Dieu est le plus apte à faire partie des hommes de Dieu. Ce qui n’empêche pas certaines mitswot d’être incompréhensibles à l’homme.

Avec le philosophe-théologien et exégète Abraham ibn Ezra (1092-1167) nous abordons une figure qui a largement dominé l’interprétation biblique au Moyen Age.

Mais ces exégèses sont depuis tant de siècles imprimées dans les Bibles rabbiniques : c’est dire le rôle joué par ce grand penseur dans le développement de l’exégèse biblique.

Homme ouvert aux sciences et à la culture générale de son temps, Ibn Ezra s’est évidemment intéressé à la motivation des préceptes qu’il préconise tout en insistant sur le caractère incognoscible de certains commandements qu’on doit malgré tout appliquer car un enfant peut, par exemple, manger du pain sans savoir comment il a été cuit.

D’autre part, cet homme a rédigé deux introductions à ses commentaires bibliques où il fait figure d’historien de l’exégèse. Mais il vivait aussi à une époque où les contestations judéo-chrétiennes battaient leur plein.

Notre exégète s’applique à réfuter l’allégorisme chrétien de son temps qui vidait la Bible de son contenu positif, c’est-à-dire de ses commandements divins.

Du coup, nous nous retrouvons in medias res, puisqu’il s’agissait de délégitimer des commandements qui font, selon lui, l’originalité et l’essence de la religion d’Israël.

Ibn Ezra a introduit dans une large mesure l’astrologie dans l’exégèse biblique des juifs, même s’il reprend à son compte l’adage des talmudistes : le peuple d’Israël n’est pas soumis au déterminisme astral (eyn mazal le-yisraël).

Habitué au commerce intellectuel avec les dignitaires chrétiens de sa ville, ibn Ezra plaidait en faveur de la solidarité des deux sens : le sens littéral, obvie, et le sens allégorique, ou profond. Mais il reprochait aux chrétiens de faire prévaloir exclusivement le second au détriment du premier Dans le cas du patriarche Abraham, il souligne, comme tous ses prédécesseurs, que Dieu ne s’est révélé au patriarche Abraham qu’après sa circoncision, ce que ses interlocuteurs chrétiens niaient énergiquement…

Cet exégète a incontestablement enrichi l’histoire de l’exégèse biblique et ses commentaires ne furent pas sans retenir un peu l’attention de ses collègues chrétiens contemporains. Il montre aussi, comme Philon (qu’il ne connaissait point) que la Tora est en accord avec la nature.

Preuve, selon lui, qu’il fallait en accepter et en appliquer les commandements. Médecin de son état, il expliquait naïvement que la Tora peut avoir plusieurs sens comme certains organes humains peuvent avoir plusieurs fonctions : le nez sert à respirer mais aussi à aérer le cerveau… Ibn Ezra fait souvent allusion à des interprétations symboliques mais tient toujours fermement au sens littéral.

Le premier philosophe réellement néo-aristotélicien fut Abraham ibn Daoud, précurseur immédiat du grand Maimonide qui l’éclipsa entièrement. Ce sort injuste n’a toujours pas été réparé puisqu’on n’a pas vraiment retenu de lui son œuvre majeure, Ha-émouna ha-rama (La foi sublime), mais simplement son travail historiographique Sefer ha-Qabbala (Livre de la tradition).

Ibn Daoud s’interroge gravement sur le sort des préceptes, notamment en prenant en considération les imprécations des prophètes contre les faux dévots qui appliquent les rites extérieurs tout en bafouant la justice et l’équité.

Ce ne sont donc pas les préceptes en tant que tels qui sont rejetés mais l’absence de principe : à quoi bon faire des sacrifices si le cœur n’y est pas ? La bonté divine est le critère premier que ibn Daoud met en action pour commenter le Décalogue : la foi en Dieu, le respect de la solennité et du repos du sabbat, la reconnaissance que la sortie d’Egypte ne s’explique pas par la constellation astrale mais bien par une action divine, etc…

Même en honorant nos parents, nous apprenons à honorer Dieu et à lui rendre culte. Les six cent treize commandements règlent les rapports entre la créature et son créateur, Dieu, mais aussi entre l’homme et ses semblables.

Ibn Daoud insiste sur la nécessité d’aimer Dieu, mais, au préalable il faut le connaître car on ne peut aimer que ce qu’on connaît. Partant, la science de Dieu est nécessaire. Parfois, on trouve des commandements que la raison humaine ne parvient pas à saisir mais en réalité ils s’intègrent aux exigences de la vie sociale.

Mais ces préceptes insaisissables par la raison servent aussi de marqueur : si Abraham avait discuté l’injonction divine et n’avait pas répondu au plus vite, s’il avait réfléchi sur la contradiction existant entre l’ordre divin, d’une part et les promesses de ce même Dieu, d’autre part (accroitre ta descendance, te donner le pays de Canaan, etc…), il n’aurait pas été ce qu’il est devenu pour tous les croyants, les adeptes du monothéisme éthique !
(A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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