Olivier Grenouilleau, Christianisme et esclavage, Gallimard (II)

On a vu dans le précédent papier que l’Église chrétienne, bientôt héritière de tout l’empire romain, suite au célèbre faux de la Donatio Constantini, a dû gérer, si j’ose dire, deux impératifs contradictoires. Certes, abbayes et monastères possédaient de nombreux esclaves (dont certains s’étaient même convertis à la religion du Christ) et devaient concilier des intérêts opposés : un commandement d’ordre religieux traitant une seule humanité, sans distinction aucune (homme libre / esclave), qui se reconnaissent dans le message du Christ et les réalités incompressibles de la conjoncture et de la vie économiques. Lorsque l’Église chrétienne n’a plus connu de persécutions et a pu vivre sa religion au grand jour, il restait la question de l’esclavage dont la solution ne dépendait plus que d’elle. Et d’elle seule. On rencontre alors une nouvelle méthode, du moins, nouvelle, en apparence, celle de l’affranchissement pieux. En abolissant cet assujettissement du corps au maître, l’esclave ne peut pas jouir de l’autonomie de son esprit, or, cet état est un préalable à toute vie religieuse et à l’adhésion à une religion. Mais, dans sa tentative presque désespérée de concilier des inconciliables, certains théologiens chrétiens ont souligné que même dans cette situation ancillaire, l’esclave pouvait préserver son autonomie intellectuelle et avoir aussi une vie spirituelle totalement libre, ou presque…

Les milieux chrétiens se mirent alors à développer des dialectiques par lesquelles l’esclave se voyait recommander d’obéir à son maître, améliorant ainsi à la fois sa propre situation et celle de son maître. C’est-à-dire maintenir l’ordre établi et la paix sociale. Visiblement, il s’agit ici du bon maître qui ne se montre jamais ni menaçant, ni humiliant et qui traite humainement ceux qui sont à son service. Le facteur socio-économique est ici coiffé d’un souci éthico-religieux puisque maître et esclave sont mis sur un même pied d’égalité car ils ont conscience de faire partie de la même humanité, ce qui crée entre eux une certaine solidarité… Mais, en conclusion, nul ne s’avise de préconiser l’abolition de l’esclavage car, en dépit des difficultés d’ordre doctrinal, l‘esclave est au centre de la vie économique de l’époque. Renoncer à cette main d’œuvre taillable et corvéable à merci eût été suicidaire. Partant, l’approche ecclésiastique de ce problème restera toujours déséquilibrée puisque la seule solution satisfaisante, au plan des principes religieux, eût été une abolition pure et simple. Or, celle-ci n’adviendra que bien plus tard. Et l’implication de certaines communautés religieuse dans le commerce triangulaire ne cessera que des siècles plus tard. Ne nions pas que certaines voix se firent entendre pour le respect des règles humanitaires, mais elles furent isolées et minoritaires.

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L’auteur O.G. a bien fait de consacrer un important paragraphe à la dénonciation de l’esclavage par Grégoire de Nysse, notamment dans son commentaire de l’Ecclésiaste ; il concentre sa critique et sa condamnation sur un verset qui dit : … J’ai acquis des esclaves et des servantes… Grégoire s’indigne : comment commander à des êtres créés à l’image de Dieu, les privant ainsi de leur liberté et de leur autonomie ? Comment les dominer comme s’il s’agissait d’animaux, les seules espèces que les Saintes Écritures permettent de dominer et de domestiquer. Grégoire voit dans les hommes qui font commerce d’autres êtres humains, des victimes d’un orgueil démesuré. Grégoire va jusqu’à dire que Dieu ne peut pas vouloir restreindre la liberté de ceux qu’il a créés libres… Mais comment s’expierait alors l’esclavage des Hébreux en Égypte ? On peut dire qu’il s’agissait par ce moyen de les laver des leurs péchés. Lesquels ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’ayant hérité d’immenses domaines fonciers grâce à la donation de l’empereur Constantin, l’église a donc aussi reçu des bataillons d’esclaves qui les exploitaient… C’est une vraie quadrature du cercle. Il faudra attendre le XVIe siècle, voire le XVIIIe pour y voir un peu plus clair.

L’auteur de cette solide étude nous indique qu’à la fin du Moyen Âge il était devenu très difficile pour un chrétien d’en réduire un autre à l’esclavage… On prétend même que c’est par ses larges efforts d’humanisation de l’esclavage que l’institution ecclésiale a fini par abolir ce fléau. On lit aussi que c’est bien elle qui aurait conduit à remplacer l’esclavage par le servage.

La question continue d’être discutée. Même un théologien aussi renommé que Thomas d’Aquin ne cherche pas vraiment à abolir l’esclavage en raison des conséquences qu’une telle mesure générerait. Mais le problème posé par l’esclavage n’est pas réduit à une seule problématique, celle d’un individu qui serait soit maltraité, soit au contraire bien traité ou simplement affranchi. Il y en a beaucoup d’autres. Thomas interdit par exemple qu’un esclave affranchi entre en religion faussant ainsi compagnie à son maître. Mais dans certains cas précis, un dédommagement honnête est prévu. Ajoutons que l’église est aussi une terre d’asile, on peut s’y réfugier pour échapper aux rigueurs d’un maître acariâtre ou simplement rancunier… C’est, on le voit bien, constamment l’opposition entre deux principes, l’un spirituel et l’autre temporel. Ne pouvant opter de manière tranchée pour l’un ou pour l’autre, l’Église devra se contenter d’une cote mail taillée. Se posait aussi le problème d’esclaves chrétiens appartenant à des maîtres juifs. Sans oublier, le cas des musulmans dans la péninsule ibérique. Il fallait parfois conduire des négociations diplomatiques pour aboutir à un échange ou au rachat de captifs. Ce dernier cas s’applique surtout aux juifs ; la loi juive commande de tout faire pour libérer des captifs juifs tombés entre des mains ennemies, de peur qu’on les oblige à abjurer leur foi. On dispose de multiples témoignages à ce sujet : Dov Goiten évoque le cas de Maimonide en personne qui, charge, personnellement, deux envoyés de collecter des sommes d’argent auprès des communautés d’Égypte, afin de sauver ses frères tombés aux mains de pirates.

L’auteur consacre quelques pages à ce cas précis où des maîtres juifs disposent des services d’esclaves chrétiens. Même si l’on fait abstraction des différences géographiques et chronologiques, la ligne de force qui domine est l’interdiction faite aux juifs de convertir leurs esclaves à leur religion. Est visée majoritairement et menacée des pires sanctions (voire dans des cas extrêmes, la peine de mort), la conversion par la circoncision… Certes, la situation n’est pas la même partout, quant à l’autorisation de posséder des esclaves pour exploiter des domaines agricoles, mais l’élément dominant est le même à toutes les époques et dans tous les lieux : les juifs sont tolérés et ce n’est que bien plus tard qu’ils auront les coudées franches pour conduire une vie socio-économique normales, comparable à celle de leurs voisins chrétiens…

La fin de l’esclavage entre coreligionnaires a modifié le mode de réduction en servitude. Mais ce qui frappe, c’est l(institutionnalisation du rachat des chrétiens retenus et traités comme esclaves pas des corsaires musulmans. Il se crée une sorte de conscience solidaire qui se soucie du sort même des chrétiens venus d’ailleurs. Et cela a donné lieu à une nouvelle branche de la pratique diplomatique où achats et échanges se succèdent.

La vie des nations évolue, et les problèmes qui traversent les sociétés européennes en font de même. Les grandes découvertes, la découverte de l’Amérique, les bouleversements politiques et militaires en Méditerranée font que la thématique de l’esclave connait elle aussi des mutations indéniables. Lorsque le nouveau continent fut découvert, il n’était pas inhabité mais comportait une population amérindienne considérable. La question qui se posa grosso modo, fut la suivante : avait on le droit de procéder ici aussi à un même mode de réduction à la servitude ? Il ne faut pas oublier que l’esclavage colonial avait été fortement stimulé par l’abandon de l’asservissement entre coreligionnaires, en d’autres termes, un chrétien ne pouvait faire commerce d’un autre chrétien, créé et voulu libre par Dieu lui-même… Il restait les musulmans, les Africains, les juifs et les Amérindiens. Le foyer de la servitude se déplace donc pour bénéficier d’autres sources d’approvisionnements en provenance d’autres pays fournisseurs. C’est un changement d’importance puisqu’il va déplacer toute la question et la porter sous d’autres cieux.

(A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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