Michel Dreyfus, Hannah Arendt et la question juive. Pour une relecture. PUF, 2023.

Hannah Arendt et la question juive - Michel Dreyfus - Questions républicaines - Format Physique et Numérique | PUF

Michel Dreyfus entend se faire l’implacable censeur des arguments développés par l’auteure de la trilogie sur le totalitarisme, il nous présente Hannah Arendt sous un tout autre jour que celui sous lequel on la rencontre généralement. Il commence par établir une différence essentielle, à ses yeux, entre la science historique que semble mépriser la philosophe, et la spéculation philosophique en tant que telle et en laquelle elle se reconnaissait. Ce livre montre aussi, parfais avec quelque insistance les côtés éminemment subjectifs d’une telle pensée, celle de l’auteure de la fameuse formule, la banalité du mal.

Mais dans ce livre qui opte pour une relecture systématique de la question, telle que traitée par la philosophe, l’auteur met à nu l’atelier conceptuel d’une femme qui aurait commis une lourde erreur en sous-estimant la science historique rabaissée au rang d’une sorte de science ancillaire, incapable de rendre compte correctement de la réalité.

Tous ceux qui ont peu ou prou lu la prose de celle qui entretint une liaison amoureuse avec son professeur de philosophie, de dix-sept ans son aînée, savent que son style est parfois cassant, brutal e et ne s‘embarrasse pas de formules diplomatiques. L’exemple le plus parlant de cette disgrâce se trouve dans son écrit sur le procès Eichmann à Jérusalem. On se souvient des remarques acerbes concernant les juifs qui se sont laissés conduire à la mort tels des moutons à l’abattoir, ce qui n’est que partiellement vrai puisqu’il y eut, avec les chétifs moyens du bord, quelques actes de résistance héroïque Elle a aussi critiqué avec virulence l’attitude des autorités juives, accusées d’avoir collaboré avec l’ennemi nazi dans l’organisation des déportations.

L’auteur de ce livre a raison de s’interroger sur la motivation profonde de tels jugements, sachant qu’il était impossible de ne pas suivre les ordres des SS et de la Wehrmacht… Hannah Arendt a même mis en cause l’un des principaux guides spirituels du judaïsme allemand dont elle était issue, Léo Baeck (ob. 1956). On trouve chez cette femme des outrances verbales qui en ont blessé plus d’un, notamment Gershom Scholem qui lui rempocha une absence totale d’ahavat Israël : amour d’Israël. Une approche froide, voire glaciale d’un peuple en butte aux vicissitudes trgiques de l’histoire.

L’auteur évoque sans s’y attarder, l’explication donnée dans ces cas célèbres par le philosophe Théodore Lessing, la haine de soi, le refus d’être juif. Ce dernier point ne concernait pas Arendt, mais peut-être simplement une composante de cette nébuleuse où l’on ne se sent pas très bien avec certains événements de l’histoire juive… Un héritage, reconnaissons le, difficile à assumer dans sa globalité. Pour Arendt, il ne fallait pas que l’histoire juive devienne une simple succession de persécutions et de lamentations devant l’injustice, une sorte de pure martyrologie. Elle condamnait, comme quelques autres historiens juifs contemporains, une «histoire lacrymale» des juifs. Mais il st indéniable que Hannah n’était pas une juive ordinaire, si j’ose dire. Déjà son idylle avec une personne comme Heidegger laisse entrevoir une personnalité assez complexe. Parfois, pour de telles personnalités, la judéité est perçue comme un sérieux handicap. Ce n’est pas faire injure à sa mémoire que d’assumer une telle hypothèse. Mais là n’est pas l’essentiel. L’auteur est fondé à dire que la philosophe délaisse ou néglige certaines sources qui auraient été d’un précieux secours pour son sujet, l’antisémitisme.

Comment le concept-clé du totalitarisme que Hannah Arendt a mis à l’honneur, s’article-t-l avec l’antisémitisme ? Ce concept a été très critiqué du vivant même de son auteur et plus encore, après sa mort. Pearle-t–on d’un seul ou de plusieurs totalitarismes ? Une comparaison : Hiller envoyait les juifs dans des camps de la mort, soit par les travaux forcés soit par extermination ; Staline les envoyait le plus souvent dans des camps de travail, la mort pouvait s’ensuivre mais elle n’était pas d’intention première, sauf dans les camps d’extermination. Toutefois les deux totalitarismes se rejoignent au bout du compte. Sauf que pour le communisme, cela se faisait au nom d’un avenir meilleur dans le paradis socialiste…

L’antisémitisme occupe une grande place dans l’œuvre de Arendt . Et .la pomme de discorde porte justement sur son essence et ses motivations. Mais peut-on rédiger une histoire juive en conformité avec les règles absolues de l’hectographie générale ? L’histoire juive, indépendamment de la volonté des juifs eux-mêmes, est unique en son genre, elle n’est comparable à aucune autre au motif que dans son acception orthodoxe, le seul véritable agent qui s’y déploie, est Dieu en personne… Du coup, la Bible, par exemple, procède à une lecture théologique de l’histoire.

Mais Hannah Arendt va plus loin ; il semble que certains épisodes de cette même histoire éveille en elle des critiques à l’ égard des victimes qui n’ont pas su ou pas pu réagir comme elle l’aurait souhaité ..C’est particulièrement perceptible dans le traitement de la longue période médiévale. Et là il convient de faire la distinction entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme. Même si une certaine diversité caractérise la situation politique ou sociale des différentes communautés juives présentes sur le Vieux Continent, le rejet dont elles furent victimes a été durable et vigoureux. Mais Arendt introduit dans ses analyses certaines idées qui relèvent d’une lecture très arbitraire des événements : elle parle de la richesse de certains individus, compensée par leur impuissance politique puisqu’ils demeuraient rejetés aux marges de la société essentiellement chrétienne Et ce serait ce déséquilibre qui aurait fait des juifs l’objet de la haine des habitants chrétiens . Mais on put penser ce qu’on veut de cette approche, ce qui est plus inattendu, ce sont les conclusions qu’elle en tire : grâce, dit-elle, à ces mesures antisémites, les juifs auraient concerné leur identité et continué de survivre en tant que sous-groupe obéissant à ses lois propres. On sent ici une influence marxisante provenant probablement du compagnon de la philosophe… Un peu plus loin, elle traite du rôle des juifs de cour. Et elle le fait avec une plume trempées dans le vitriol. Elle prête une trop grande influence à des banquiers juifs qui auraient été les seuls à pouvoir financer l’effort de guerre des états-nations d’Europe. On se demande même d’où ces juifs de cour (Hofjuden) ont-ils pu tirer de si grandes fortunes. Peu lui chaut, elle les stigmatise durement au point qu’on penserait avoir à faire à des auteurs antisémites. Encore cette insidieuse haine de soi dont parlait Théodore Lessing dans les années trente…
Le dix-neuvième siècle allemand est une période faste pour l’antisémitisme. A son fondement gît un antijudaïsme présent dans tous les milieux culturels. L’Autriche aussi se révèle être le brillant second de l’Allemagne dans ce domaine : la cour impériale s’avère un véritable incubateur de la haine antireligieuse. Les gens, surtout les membres de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie vivent très mal cette invasion de la deuxième et de la troisième génération des juifs récemment émancipés. J’en veux pour exmple un texte paru en 1912 dans Kunstwart, intitulé Deusch-jüdischer Parnass ? écrit par un jeune juif allemand Moritz Goldstein, à la veille de son mariage. Il explique clairement que la symbiose judéo-allemande est un leurre et que les juifs ne sont pas les bienvenus sur le sol allemand. Celle exceptionnelle floraison juive dans tous les domines des sciences et des arts était mal vue par les antisémites de tout bord. Un détail encore plus frappant que tout le reste : même ceux qui prenaient publiquement la défense des juifs finissaient leur apologie en notant que les problèmes seraient réglées si les juifs consentaient à se convertir au protestantisme. Tel fut le cas de Théodore Mommsen, le célèbre spécialiste allemand de la Rome antique… qui avait défendu Heinrich Grätz contre Heinrich von Treitschke, lequel avait accusé son collègue juif de germanophobie.

Parlant de l’antisémitisme en France, Hannah Arendt ne pouvait pas faire l’impasse sur le scandale de Panama et l’affaire Dreyfus. Selon l’auteur, elle surestime l’importance du rôle de quelques juifs dans cette affaire et traite avec plus de bienveillance les autres acteurs, sans lien avec le judaïsme. Curieusement, H.A veut voir dans l’affaire une sorte de répétition générale du génocide nazi à venir… On pense qu’elle est la seule à procéder de la sorte. Mais dans ce contexte aussi, elle se montre d’une excessive sévérité à l’égard des soutiens du capitaine. Toujours cette volonté d’être singulière, de porter des jugements originaux sur des sujets sensibles… Et nous ne parlons même pas de la lâcheté supposée des juifs que H .A. subodore chez quelques dreyfusards

Au terme d’un lecture la plus attentive possible de cette étude d’une écrasante érudition, je suis assez stupéfait par tout ce que j’ai lu ; des citations d’H.A. émettant parfois une certaine malveillance à l’égard de ce qui est juif et qui en a souffert. Pourquoi s’en prend elle avec un certain entrain à des acteurs juifs, alors qu’elle est elle-même juive et a joué un rôle de premier plan dans un judaïsme renaissant de ses cendres ? Elle a rencontré presque toutes les personnalités ayant aidé à reconstruire un judaïsme exterminé par ses ennemis les plus déterminés, ceux là même qui s’étaient juré sa perte. Elle a même eu une période où elle fut pro sioniste. Elle a travaillé aux USA dans des organisations juives qui l’ont accueillie fraternellement.

Ce livre est très riche et accomplit fort bien son travail de relecture… Mais c’est plus qu’une relecture, c’est une déconstruction d’un discours parfois surprenant tant il s’écarte du raisonnement logique. J’ai été frappé par cette distinction malsaine entre juifs rêches et aisés, et tout en face les juifs pauvres, indigents, ne sachant où aller pour sauver leur pauvre vie. En 2002, quand j’ai écrit la biographie intellectuelle de Gershom Scholem, (Un Juif allemand à Jérusalem, PUF )j’ai soigneusement évité la confrontation avec H.A. me contentant de discuter les critiques adressés par Scholem à la philosophe. Je pense qu’on a sous estimé l’apport de son époux non juif et de sa familiarité avec le communisme et les analyses marxistes.

Je ne m’explique pas autrement cet état de fait. Mais il reste assurément la piste de la haine de soi, livre de Théodore Lessing que j’vais traduit jadis et qui fut repris par les éditions univers poche.

Hannah Arendt n’ pas encore livré tous ses secrets.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

 

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Guy Poron

Je n´ai pas lu ce livre mais un point est sûr est que bien des socio-démocrates n´ont pas cru ou tout du moins n´ont pas voulu croire à la démonisation nazie et de leur position socialement aisée ont conduit nombre de leurs congénères tout droit aux chambres à gaz!