Martin Heidegger, l’antisémitisme d’un philosophe paysan enraciné dans son terroir

Cette grande biographie, parue aux éditions Perrin, mérite la plus grande diffusion, car elle parle plus de la vie que des idées philosophiques de Heidegger : je ne sous-entends nullement que l’auteur, Guillaume Payen, néglige la doctrine et la pensée, je note simplement qu’il contextualise et situe les choses les plus marquantes dans la vie de l’homme. Et on peut dire que cette vie a été jalonnée de nombreuses frustrations dont la plus marquante fut l’éphémère fonction de recteur. On distingue mieux les méandres reliant l’homme et l’œuvre, ses espoirs intimes et souvent déçus, son penchant antisémite, séquelle de ses anciennes convictions catholiques, sa dérive vers l’idéologie nazie qui ne fit que se renforcer avec le temps. En découvrant le sous titre de ce livre remarquable, qui évoque le catholicisme, la révolution et le nazisme, je pense qu’un terme manque, un terme que l’auteur développe pourtant dans chaque chapitre de son œuvre, l’antisémitisme. Et qui revient comme un leitmotiv dans sa longue et éclairante conclusion.

Je me suis, moi aussi, un peu intéressé à l’œuvre de ce grand philosophe allemand, notamment dans la revue Sens, dans JForum  et dans The Times of Israël, mais j’ignorais un grand nombre de ses déclarations rigoureusement nazies et parfaitement antisémites. Quand on voit le nombre de ses étudiants juifs, quand on voit qu’il eut pour maître Edmund Hussert et que ce dernier l’a protégé au point d’en faire son successeur à Fribourg, quand on voit enfin que l’auteur de Sein und Zeit n’hésitait pas à entretenir des relations extra conjugales avec des étudiantes juives (Hannah Arendt, Elisabeth Blochmann), on se demande combien de personnalités cohabitaient dans une même personne.

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Même si  la vie de cet homme fut loin d’être simple et rectiligne, même si ses nombreux reniements, ses ralliements lui, furent dictés par de très nombreuses frustrations, on reste sur l’impression que l’antisémitisme a joué un grand rôle dans sa vie et dans son œuvre.  Je pense notamment aux retrouvailles à Rome, en 1936, de la famille Heidegger avec l’ancien disciple d’origine juive Karl Löwith (lequel avait même servi de baby-sitter de Jörg et d’Hermann) : Löwith, qui avait dû s’exiler en Italie en raison des lois antisémites qui le chassèrent de sa chaire de professeur, note que son ancien maître ne jugea pas nécessaire de retirer de sa boutonnière l’insigne du Parti nazi, pourtant responsable des malheurs de son ancien étudiant. Même en Italie, même devant une victime des lois raciales, Heidegger continuait à se comporter comme le porte-parole philosophique d’un régime qu’il aurait dû abhorrer… On imagine l’état d’âme de Löwith en vivant ces instants-là en présence d’un homme qui avait tant compté pour lui.

Un autre auditeur juif du maître, le célèbre Herbert Marcuse n’avait pas hésité, dès 1934, mais en France, à dénoncer l’antisémitisme de Heidegger que d’autres portaient au pinacle, allant jusqu’à le comparer à Héraclite et à Aristote, voire à Kant et à Hegel. Marcuse montrait la proximité de son maître aux doctrines nazies et le présentait comme un ennemi du libéralisme. Mais comment un tel homme dont il n’est guère question de dévaluer l’œuvre, a-t-il pu  tenir des propos du genre :  Le führer lui-même et lui seul est la réalité allemande présente et future et votre loi.

Comment un homme qui a accompli une telle œuvre philosophique a-t-il pu se laisser guider par une idéologie si inhumaine ? Son ami de toujours, Karl Jaspers, qui avait commencé par jeter un regard bienveillant sur les nazis avant d’être remis dans le droit chemin par son père, raconte dans ses mémoires que Heidegger prenait très au sérieux les chimères exposées dans Les protocoles des sages de Sion, jugeant que l’Alliance Israélite Universelle, nommée Das Weltjudentum, représentait un danger sérieux… Mais Heidegger avait lui aussi son opinion sur son collègue d’Heidelberg ; séjournant chez lui à l’occasion d’une conférence, il écrivit à sa femme Elfride pour dénoncer l’influence de Madame Jaspers (qui était juive) sur son mari ! On la comprend, elle ne voulait pas d’un nazi chez elle…

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Justement, Guillaume Payen nous montre tout au long de son ouvrage que si Heidegger n’était pas un antisémite enragé (sic), sa femme  manifestait une judéophobie bien plus aiguë. On lit l’interprétation très sagace de l’auteur au sujet du contenu de la lettre que Elfride s’est sentie obligée d’adresser aux Husserl après l’entrée en vigueur des lois raciales et de l’éviction des Juifs de la vie universitaire, sociale et culturelle: des condoléances distantes et à peine attristées. On sent qu’elle se débarrassait d’une corvée qui lui pesait. Mais Elfride n’était qu’un adjuvant dans cette affaire. Car lorsque Löwith dit à son ancien maître que son engagement en faveur du national-socialisme se situait dans l’essence même de sa philosophie, Heidegger ne protesta guère, bien au contraire il trouva cette analyse parfaitement adéquate. Payen souligne que le récit de Löwith est corroboré par des sources contemporaines de Heidegger en personne.

Au plan personnel, les relations au sein du couple étaient assez spéciales : il y eut tant d’aventures extraconjugales de Heidegger (notamment avec ses étudiantes !) et l’attitude d’Elfride qui confia à son second fils Hermann, alors âgé de 14 ans, que Heidegger n’était pas son père biologique et lui enjoignant de garder la chose secrète.

Je n’ai pas l’espace suffisant pour reprendre les chapitres nettement biographiques, montrant que le fils du sacristain tonnelier de Meßkirch a dû lutter pour réussir sa vie et réaliser ses idéaux. On l’oublie parfois, mais Heidegger a d’abord connu un long épisode religieux, qu’il fit son noviciat, mais fut refusé tant par les jésuites que par le séminaire en raison d’une pathologie cardiaque. J’avoue ne pas bien saisir la connexion entre les deux choses, mais peut-être s’agissait-il de postes de curés de campagne, tenus de parcourir de longues distances à pied d’une communauté à l’autre, faisant partie de son diocèse. Heidegger explique cette affection cardiaque par une trop grande pratique sportive. On sait aussi que sa mère rêvait de voir son fils devenir prêtre et que jusqu’à son dernier instant, elle redoutait les châtiments éternels pour son fils qui s’était progressivement éloigné de son catholicisme de naissance. Rappelons aussi que Elfride était protestante et que son mariage avec Heidegger fut célébré deux fois afin de complaire aux deux rites.

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Même s’il s’est progressivement libéré de cette emprise catholique  qui traversa toute sa jeunesse, même s’il réussit à conserver certaines amitiés dans ce camp en dépit d’un reniement de plus en plus fort, Heidegger conserva dans les strates archaïques de son âme, les croyances de son enfance. Et dans un tel milieu de catholicisme rural bien enraciné, une certaine mentalité antisémite prospérait sans peine. Payen rapproche l’idéologie nazie Blut und Boden (le sang et le sol) de la hantise heideggérienne du déracinement dont il jugeait les Juifs absolument responsables. Il alla jusqu’à refuser un poste à l’université de Berlin , car Fribourg le retenait bien plus que l’anonymat des grandes villes. La notion d’enracinement a conduit le philosophe à taxer les Juifs de Bodenlosigkeit (absence de sol, de terroir, de fondement). N’ayant nulle part de chez soi, se sentant partout chez eux, les Juifs représentaient à ses yeux un élément de décomposition (Gärstoff), un ferment menaçant l’être-là germanique. Ironie de l’histoire : lorsque Heidegger, tirant les conséquences de ses différents échecs, voulut se propulser à la tête d’une sorte d’académie des professeurs prussiens d’université, un collègue de Marbourg qui le haïssait, un certain Erich Jaenisch rédigea sur lui un rapport au vitriol, lui reprochant d’avoir trop d’étudiants juifs, de pratiquer une exégèse judéo talmudique permettant à l’esprit juif (sic) de continuer à se propager dans les universités allemandes… Un comble pour un esprit qui ne supportait plus l’enjuivement (sic) de l’esprit et de la culture de son pays.

Il est curieux de noter que Heidegger associe constamment le déracinement à l’enjuivement (Verjudung). Chez lui, une naissance juive, même d’un seul parent ou grand-parent laissait une trace indélébile et générait une tournure d’esprit absolument spécifique. C’est la remarque qu’il fit au sujet d’un de ses assistants : il manque là quelque chose à ce Juif , ajoutant qu’il ne serait jamais venu à l’idée d’un Allemand de poser une telle question.

Cet antisémitisme était enraciné dans une furieuse rivalité entre le peuple juif et le peuple que Heidegger qualifiait de peuple métaphysique. En réalité, il y voyait le peuple messianique, celui qui guérirait l’humanité de tous ses maux, un peu comme le vers écrit par le poète autrichien, Emanuel Geibel en 1861 : Am deutschen Wesen wird die Welt genesen : par l’essence allemande le monde sera régénéré.

Heidegger concentre sur lui-même un lourd passif, car il a toujours conçu la  philosophie, sa philosophie comme un combat ; au lieu de se faire le porte-parole de Hegel qui célébrait la patience du concept, il ne rêvait que d’assaut et de ligues combattantes (Kampfbund). N’ayant pas réussi à convaincre les dignitaires nazis de la nécessité d’une rénovation intellectuelle et spirituelle de l’Allemagne dont il aurait été lui-même le souverain pontife autoproclamé, Heidegger en a toujours rejeté la faute, même après la fin de la guerre, sur je ne sais quel enjuivement imaginaire de la vie spirituelle de son peuple. Agissant de la sorte, il a lui-même compromis la postérité de sa philosophie et de son enseignement.

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

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2 Commentaires
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PJSC

@Paula Koiran
Le coeur a ses raisons que la raison ignore 😉
@Maurice-Ruben Hayound
Merci pour cet article. Ceci dit, je ne vois pas l’intérêt de connaître la vie de Heidegger, le philosophe seul m’intéresse et je ne retiens de ce qu’il a écrit que ce qui m’interpelle ou m’amène à la réflexion. Dans un autre domaine, Richard Wagner était un être méprisable mais quel génie ! Ses ouvertures, inégalables !
Ne gardons de chacun que ce qu’il a de bon.

Paula Koiran

Je n’ai jamais pu pardonner à Hannah Arendt d’être tellement liée à cet antisémite