Emmanuel Levinas
Emmanuel Levinas et la mystique juive. : la réaction de Charles Mopsik

A part Charles Mopsik, le regretté spécialiste de la kabbale en France, qui s’est intéressé à cet aspect de l’œuvre de notre philosophe, on ne trouve pas d’autre analyse de cette question dans les écrits de Levinas.

Dans sa contribution au Cahier de l’Herne consacré à notre auteur, Mopsik dresse un constat des plus sévères de ce qu’il considère comme une autocensure, voire un dédain affiché à l’endroit d’une branche majeure de la pensée et de la spiritualité juives.


Photo Elisabeth Alimi © Opale
Charles Mopsik
A part Charles Mopsik, le regretté spécialiste de la kabbale en France, qui s’est intéressé à cet aspect de l’œuvre de notre philosophe, on ne trouve pas d’autre analyse de cette question dans les écrits de Levinas.

Le diagnostic est juste, surtout si on le débarrasse d’une certaine véhémence qui s’explique peut-être par l’intérêt qu’aurait revêtu une discussion de l’essence et du rôle de la kabbale par un penseur juif aussi éminent qu’Emmanuel Levinas.

On reprendra certains arguments évoqués par Mopsik dans son étude, mais on nuancera quelque peu les raisons de cet oubli volontaire et assumé par Levinas.


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Sabbataï Zewi (1626-1676)
On nuancera quelque peu les raisons de cet oubli volontaire et assumé par Levinas. Il faut tout d’abord tenir compte d’un élément historique incontestable, même s’il remonte à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles : ce sont les répercussions dévastatrices du sabbataïsme, voire même du fanatisme qui se situe dans son prolongement direct.

Il faut tout d’abord tenir compte d’un élément historique incontestable, même s’il remonte à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles : ce sont les répercussions dévastatrices du sabbataïsme, voire même du fanatisme qui se situe dans son prolongement direct.

Or, les régions où cette doctrine aux effets délétères sur le judaïsme rabbinique de l’époque se firent le plus sentir, concernent justement la Lituanie et la Podolie ; c’est là que l’antinomisme du faux Messie Sabbataï Zewi (1626-1676) a entraîné des remous absolument inouïs.

Dans son Autobiographie, Megilat Sefer, le zélé défenseur de la tradition orthodoxe, Jacob Emden (1697-1776), évoque la croisade anti-sabbataïste de son père, le très respecté Hakham Zewi d’Amsterdam qui quitta nuitamment, avec femme et enfants, la métropole hollandaise pour poursuivre la lutte contre les adeptes du faux Messie en Europe orientale.

Son fils relate dans ses souvenirs que de dignes épouses juives allèrent se plaindre auprès des tribunaux rabbiniques de leurs époux débauchés qui exigeaient d’elles des comportements que la morale réprouve.

Les séquelles de ces douloureux événements n’avaient pas entièrement disparu et il n’est pas impossible que cela ait été transmis à la mémoire collective du judaïsme de l’époque.

Or, tout le combat de Gaon de Vilna, la personnalité la plus éminente de cette place forte du talmudisme, se résumait à la lutte sans merci contre toute résurgence de la kabbale, jugée responsable de la propagation de l’hérésie sabbataïste et aussi de son rejeton plus moderne, le frankisme.


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Gaon de Vilna,

Tout le combat de Gaon de Vilna, la personnalité la plus éminente de cette place forte du talmudisme, se résumait à la lutte sans merci contre toute résurgence de la kabbale, jugée responsable de la propagation de l’hérésie sabbataïste et aussi de son rejeton plus moderne, le frankisme.


Le prolongement de cet rejet et de cette vive condamnation englobait aussi le mouvement hassidique, considéré, à tort ou à raison, comme un surgeon de ce courant spirituel honni, en l’occurrence la kabbale.

Or, Levinas qui fut le produit de la Haskala d’Europe de l’Est, est né et a grandi dans un environnement peu favorable à l’éclosion d’une forte sensibilité mystique. Il n’a jamais caché son «aversion» pour le hassidisme, allant jusqu’à déclarer un jour que ce mouvement religieux sectaire intéressait plus Abraham Heschel que lui-même.

On peut expliquer cette attitude envers le hassidisme aussi par des considérations historiques : le hassidisme doit sa naissance à des cendres ou à du limon des communautés juives originellement sabbataïstes qui avaient succombé au chant des sirènes de ce mouvement sectaire, lequel causa au judaïsme de la fin du XVIIIe siècle une saignée à blanc.

On constate, sans l’ombre d’un doute, que les lieux où ont grandi et se sont enracinées des communautés hassidiques, coïncident absolument avec les anciennes implantations de groupes sabbataïstes, connus pour leur antinomisme et leurs rites de débauchés érigés en culte sacré. 

Or, le judaïsme rabbinique, même dans sa coloration mystique, n’a jamais cherché à se libérer du joug de la Loi (‘ol tora).

L’aversion ou l’ignorance volontaire de Levinas à l’égard de la kabbale et de son prolongement hassidique s’explique ainsi.

Mais dans ses dernières années, un événement apparemment fortuit est venu, non pas changer la donne mais, à tout le moins, nuancer le propos.

Haim de Volozhin

Il s’agit de la publication par Beno Gross de la traduction française d’un ouvrage de rabbi Haim de Volozhin, Néfesh ha-Hayim, « Le Souffle de la Vie ».

Certes, Levinas en avait parlé bien avant la publication de la version française qu’il agrémenta d’une belle préface.

Et dans ces quelques pages introductives, l’auteur de Totalité et infini réhabilite un peu la mystique juive parlant comme il se doit, des allégories, des sefirot, de l’En-Sof, de la mystique de la prière, bref évoquant tous les thèmes classiques de la kabbale de Safed, dite lourianique, du non de son fondateur Isaac Louria.

Ce dernier centrait son propos autour de trois thèmes fondamentaux : le tsimtsoum, l’auto contraction  de l’essence divine qui libère un espace primordial où prendra place l’univers créé, le bris des vases (Chevirat haKelim) censés recevoir l’influx divin vivifiant mais qui explosent sous une telle pression, et enfin le tikkoun, la restauration de l’harmonie cosmique par l’orant qui, grâce à une liturgie bien orientée, reconstruit les mondes détruits en ramenant à leur région supérieure les étincelles de lumières éparpillées dans l’obscurité.

Mopsik reconnaît dans son article ce léger revirement, soulignant que c’est l’œuvre réconciliatrice de rabbi Haim de Volozhin, instaurant une paix et une concorde entre l’orthodoxie talmudique pure et dure,  d’une part, et la kabbale d’autre part, qui a provoqué ce petit revirement.

Mais cela ne l’empêche pas de dire que certains termes dans la philosophie de Levinas pourraient éveiller l’apparence d’un intérêt pour la kabbale : l’infini, le visage, la trace, la transcendance, le féminin, le masculin, etc…

Mais il n’en est rien et même l’infini, traduction d’En-Sof en français, n’est qu’un renvoi à l’idée d’infini de Descartes.

Ce qui frappe Mopsik encore plus que toute autre considération, c’est que l’influence conjuguée de deux penseurs, ouverts à la mystique et au hassidisme, comme Rosenzweig et Buber, n’a pas réussi à infléchir les positions d’un penseur qui faisait grand cas de leur apport pour sa propre construction philosophique.

Mopsik peut légitimement s’insurger contre une telle attitude mais il force cependant le trait en écrivant ce qui suit :

Mais comment ne pas soupçonner dans son acharnement à séparer ses écrits philosophiques de ses commentaires bibliques ou talmudiques, un préjugé de philosophe professionnel qui ne veut s’intéresser au discours religieux qu’en amateur ?

On se souvient qu’au début de sa carrière de chercheur en matière de textes kabbalistiques, Gershom Scholem avait découvert dans cette littérature une remythologisation du judaïsme, alors que Levinas définissait le judaïsme par une démarche tout à fait inverse et parlait même de démythologisation.

Mopsik cite un passage connu de Difficile liberté qui scelle son désaccord avec Levinas sur la place de la kabbale et donc du mythe dans l’essence du judaïsme. Pour lui, le judaïsme en appelle à une humanité sans mythes. Non pas que le merveilleux répugne à son âme étriquée ; mais parce que le mythe, fût-il sublime, introduit dans l’âme cet élément trouble, cet élément de magie et de sorcellerie et cette ivresse du sacré et de la guerre qui prolonge  l’animal dans le civilisé.

A la lecture d’un tel passage, on peut comprendre l’émotion d’un chercheur qui, comme l’a fait Mopsik, a consacré le meilleur de ses jours et de ses veilles à l’étude de la kabbale qui s’accommode bien des mythes.

Pour finir, il faut bien reconnaître qu’en ce qui concerne le Talmud, la Bible et surtout la kabbale, Levinas a agi plus en philosophe qu’en philologue, plus en commentateur qu’en historien. Tel fut son choix et il conserve à ce jour toute sa légitimité.

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français.

 
 

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