Marcel Proust, Le mystérieux correspondant et autres nouvelles retrouvées (Luc Fraisse) Gallimard

par Maurice-Ruben HAYOUN

Cet ouvrage qui nous livre des nouvelles longtemps restées à l’état de manuscrits et désormais soigneusement transcrites et éditées pourrait s’appeler: Proust avant Proust.

Tant il annonce les grandes œuvres à venir, A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, etc… On y retrouve aussi l’une des obsessions de l’auteur, l’homosexualité directe ou indirecte et le plus souvent la sienne propre. Je rappelle que Marcel Proust est issu d’un foyer parental mixte, sa mère était juive et son père chrétien et c’est dans la religion de ce dernier qu’il fut baptisé et éduqué.

Les textes soigneusement édités et annotés ici se retrouveront pour certains d’entre eux dans les grandes œuvres à venir avec parfois des remaniements. C’est, me semble-t-il, le cas dur premier texte dédié au mystérieux correspondant où l’on relate le cas de deux femmes qui ont un étrange comportement l’une vis-à-vis de l’autre et aussi par apport aux hommes. Un médecin, accouru au chevet de l’une d’elles, va jusqu’à préconiser une union maritale, plus prosaïquement sexuelle afin de porter remède au mal dont souffre sa patiente. Et quand on lui rétorque qu’aucun homme ne voudrait se lier à une femme si gravement malade, il répond que cette thérapeutique peut aussi se contenter d’un simple amant à défaut d’un mariage en bonne et due forme.

S’agit-il d’une transposition romanesque des rôles ? Est-ce une manière contournée d’aborder un sujet qui l’obsède, l’homosexualité, tout en brouillant les pistes ? Les notes qui accompagnent en fin de volume ces nouvelles sont abondantes et nous éclairent utilement. En fait, Proust a semé quelques indices pour insinuer que le mystérieux correspondant qui se consume d’amour pour une belle femme mariée est elle-même une femme. Il s’agit donc ici d’une homosexualité féminine que l’on découvre à la fin de la nouvelle lorsqu’on voit réapparaître la copie de la lettre où le prétendu amoureux déclarait sa flamme… Ce qui est encore plus frappant et qui prouve que le sujet lui tenait tant à cœur, c’est l’épisode avec l’abbé auquel est posée la question des relations entre le sexe, le désir, la sensualité, d’une part, et la morale globale, d’autre part. Et la réponse est plus qu’instructive. Il faut savoir consentir des sacrifices…

Par ce petit intermède avec l’abbé, directeur de conscience de l’une des deux dames, Proust a voulu montrer que son penchant homosexuel posait problème à la religion et à la société. Les paroles enfiévrées que contient la lettre envoyée à la dame ne s’embarrassent pas de précautions oratoires : on y parle de possession physique. On ne peut pas être plus clair… La fin de toute l’affaire contient l’essentiel du message proustien : la femme tombe gravement malade en raison de son homosexualité rentrée, génératrice d’une incompréhension très forte. La description du mal par le médecin parle d’une boite à laquelle la patiente s’adresse et quand elle a eu fini ce monologue, elle sombre dans une crise d’hystérie. C’est presque une description freudienne de l’hystérie féminine… Au fond, le mystérieux correspondant n’était qu’une femme se consumant d’amour pour une autre femme…

Dans Souvenir d’un capitaine, il s’agit d’un récit conjugué à la première personne où il n’y a pas d’autre narrateur. La rencontre entre deux hommes équivaut à un choc émotionnel. Les descriptions sont suffisamment claires pour n’avoir guère besoin d’en dire plus : visiblement on assiste à un coup de foudre, entre un jeune capitaine et un brigadier. Il n’y a pas d’autres descriptions torrides, d’œillades passionnées, d’étreintes ni de quoi que ce soit de semblable, mais tout est suggéré, notamment au cours des adieux qui n’en sont pas vraiment. Ce qui frappe aussi, c’est le souvenir, la mémoire qu’on garde de ces moments. Au plan littéraire et psychologique, ces quelques paragraphes sont un tour de force. Rien n’est déclaré ouvertement, mais tout est suggéré…

Les autres nouvelles sont de la même veine. . La suivante intitulée Monsieur Lefelde (nom étrange aux consonances allemandes) est inachevée, ce qui nous prive du plaisir d’en connaître la fin. Mais ici aussi, certaines descriptions s’attardent sur des postures très suggestives et semblent être toujours un hommage au corps et à ses plaisirs.

Dans Aux enfers, on a droit à une longue confrontation entre les avantages incarnés par les femmes dans certains cas et aussi les inconvénients. Il y a là une sorte de flottement. On y évoque des jeunes gens qui commencent par s’amuser avec des amis, avant de passer plus tardivement aux choses sérieuses, aux femmes. Mais celles–ci présentent aussi quelques inconvénients, la duplicité (d’où l’exemple biblique de Samson, trahi par Dalila), l’ignorance, la corruption… On trouve aussi quelques références à Ernest Renan (mort en 1892)…

Il est difficile de conclure cette recension ; je préfère citer une très belle phrase de la toute dernière nouvelle : Les malades que je favorise voient des choses qui échappent au bien portant. Et si la bonne santé a sa beauté que les gens sains ne remarquent guère, la maladie a la grâce dont tu jouiras intensément…
On n’oublie pas que Proust était asthmatique. IL mourut en 1922.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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