Préliminaires :

c’est le postulat de toute Religion philosophie, de toute philosophie religieuse dans la mesure où cette expression a un sens : ce postulat a eu des partisans convaincus mais aussi des adversaires acharnés. Pour les premiers nous citerons surtout des penseurs médiévaux, Maïmonide et ses épigones chez les Juifs, al Farabi, Ibn Badja,  ibn Tufayl et Averroès chez les musulmans. Pour les adversaires, il suffit de nommer Spinoza qui a toujours milité contre un tel mélange des genres : pour lui, la théologie et la philosophie, la révélation et la raison doivent être séparés l’une de l’autre si chacune veut sauvegarder sa dignité propre. Le moindre mélange porterait atteinte à la plénitude de l’une ou de l’autre.

Mais cette poussée ne se serait pas produite sans l’élément grec qui se confronta aux religions révélées après les conquêtes arabo-islamiques : les nouveaux maîtres, très heureux sur les champs de bataille, eurent aussi à repousser des armées d’adversaires doctrinaux, venant d’horizons absolument différents. Pour un polythéiste hellénique, un terme comme révélation ne veut rien dire…

Toute la philosophie médiévale, comme nous le verrons, est fondée sur ce postulat : le message de la Révélation, essentiellement religieux donc, peut se décliner en termes rationnels  et philosophiques. Ce qui signifie qu’il y a une convertibilité, une passerelle entre les théologoumènes (notions religieuses et théologiques) et les philosophèmes.

 Qu’elle est la signification de cette équivalence ? C’est la philosophie du langage qui nous le livre : la transcendance, la divinité, parle un langage infiniment plus riche que le médium linguistique humain, ce qui implique que l’interprétation, donc, la conversion en un autre langage, est impérative, absolument nécessaire.

Chez Maimonide, grande figure de ce rapprochement entre révélation et raison, entre théologie et philosophie, dès l’introduction au Guide des égarés, on trouve une équivalence entre l’œuvre de la création (massé béréshit) et la Physique d’Aristote et l’œuvre du char (massé merkaba) et la Métaphysique.

Donc, c’est une pure question linguistique, l’essence des sujets est la même. Là-dessus vient se greffer un problème de société : les hommes simples auxquels la révélation est destinée ne comprendraient pas la vérité dans son éclatante mais aussi aveuglante limpidité. Il a donc fallu habiller ces vérités d’enveloppes accessibles à leur indigence intellectuelle, recourir à des métaphores, des images et  à ces paraboles omniprésentes dans le discours prophétique alors que le philosophe, lui, n’en a guère besoin.

Les Religionsphilosophen recommandent donc une lecture philosophique des textes révélés car pour eux la révélation est un simple mode d’exposition des vérités, il en existe un autre, bien plus clair mais pour l’intelligence duquel il faut avoir été préparé., la philosophie. Il existe donc une passerelle naturelle entre ces deux branches de la connaissance.

Critique de cette théorie.

En intellectualisant la discours prophétique, fondé sur la Révélation, en résumant à des concepts ce que dit la transcendance, on appauvrit quelque peu le message divin destiné au prophète. Et surtout on considère que la religion, car c’est bien d’elle qu’il s’agit, n’est qu’un expédient, une phase transitoire qu’il convient de dépasser. Cette idée a été défendue tant par des penseurs médiévaux que des penseurs plus tardifs.

 Au Moyen Âge, on signale chez les Juifs Juda Halévi et chez les musulmans Abuhamid al Ghazali, notamment ce dernier qui a gravement mis en cause l’instrument de conversion du donné religieux en donné philosophique, l’interprétation allégorique.  Al-Ghazali a traité les allégoristes (al-Batiniya) de borgnes car ils ne veulent voir qu’un aspect des choses et guère la totalité.

Dans son Kusari, Halévi a instruit le procès des philosophes juifs qui se font les représentants juifs d’Aristote et de Platon, deux polythéistes qui n’ont aucune notion du terme révélation.

Plus tardivement, on signale Crainte et tremblement de Sören Kierkegaard et au XXe siècle le philosophe juif Franz Rosenzweig qui refusait la conceptualisation de l’idéalisme et optait pour une connaissance expérimentale tenant à la facticité et non plus à l’essence. Tout son livre appelé Livret de l’entendement sain et malsain tourne autour de ce refus d’admettre la méthode de l’idéalisme et les solutions qu’il propose.

Comment procédaient les philosophes partisans d’une conceptualisation des théologoumènes ? Ils lisaient leurs propres idées dans les textes révélés et prétendaient en extraire l’intelligence profonde par le biais d’une méthode exégétique. C’est d’ailleurs la démarche du Guide des égarés de Maimonide dont les cinquante premiers chapitres se donnent pour mission d’interpréter les termes homonymes qui connaissent tant d’ occurrences dans la littérature biblique et que les ignorants comprennent dans un seul sens, généralement le plus inadéquat.

Grâce à cette approche, Maimonide transforme le Dieu vivant et agissant de la Bible en un pur concept divin, totalement abstrait, que les masses incultes ne reconnaissent plus en tant que Dieu créateur, doté d’une volonté libre. Il le transforment en une essence divine, assimilée à un intellect, suprême, situé à l’extérieur du monde matériel qu’il met en mouvement. C’est la théorie du Premier Moteur, exposée dans le livre VIII de la Physique d’Aristote.

 

 

AARON-WITH-LAMPSTAND

 

Les 7 branches du Chandelier sacré représentent les 7 sciences qui formaient tout au long de l’Antiquité, le summum de la Sagesse. Car il est écrit : “ La sagesse s’est  bâtie une maison, elle a sculpté les 7 colonnes “.- Proverbes IX-1. Les 7 branches de la Sagesse étaient la théosophie, la philosophie, l’alchimie, l’astrologie, les mathématiques, la musique et les sciences naturelles.

 

C’est le trio classique de la philosophie médiévale qui est ici en cause : Dieu, le monde et l’homme : le premier devient la cause suprême de l’univers qui est son effet, le second, le monde n’est plus créé mais éternel et ayant une cause éternelle, il ne peut être qu’un effet éternel. Quant à l’homme, il a le choix entre deux eschatologies, c’est-à-dire des fins dernières : soit un bonheur politique : une bonne santé, une bonne famille et de bonnes conditions de vie matérielles, soit un bonheur métaphysique, passer sa vie à apprendre et à connaître, accumuler les intelligibles au lieu des millions et acquérir ainsi une vie dans l’au-delà. L’immortalité. Mais dans le discours religieux, c’est la résurrection qui est privilégié, car le vulgaire ne croit qu’en ce qu’il touche ou voit.

Mais Halévi demande ceci : est ce un Premier Moteur qui a libéré les Hébreux d’Egypte ? Est ce lui qui a frappé les Égyptiens des dix plaies ? Est ce lui qui a fendu la mer Rouge et qui y a noyé les poursuivants égyptiens ? Est ce lui qui a envoyé la manne dans le désert ? Est ce lui qui a donné la Tora à son peuple ?

On revient à la célèbre phrase de Kierkegaard : le Dieu d’Abraham n’est pas le Dieu des philosophes. Or, Maimonide justement a opté pour ce dieu d’Aristote ? S’est il trompé ? De son point de vue, non, car il a tenté de rationaliser  le texte biblique. Du point de vue de la mystique juive par contre, il se serait entièrement fourvoyé. Certains kabbalistes ont eu à cœur de repenser certains chapitres de son Guide afin de les mettre en conformité avec leurs propres doctrines ésotériques.

En traduisant les théologoumènes en philosophèmes, les philosophes, chrétiens, juifs ou musulmans ont ruiné le caractère immédiat de la présence divine, fait du monde une simple réalité physique indépendante où la divinité n’est pas en mesure d’accomplir le moindre miracle ; quant à l’homme, on ne lui promet plus une vie dans l’au-delà en tant qu’être concret mais en tant qu’âme désincarnée. Et ce n’est même pas une immortalité individuelle, car l’unique facteur d’individuation, le corps, n’est plus là ; l’homme aura donc droit à une immortalité collective. Halévi se gausse de cette théorie dans son Kusari.

La résistance de la mystique juive.

 Sans nier que certaines strates archaïques sont présentes dans la littérature talmudique et rabbinique où l’ésotérisme pré-kabbalistique est nettement perceptible, il faut bien reconnaître que ce sont les excès du camp des philosophes qui ont provoqué la forte résurgence de la doctrine des sefirot, la publication du Zohar et la venue de ses commentateurs, et bien plus tard, celle de la kabbale de Safed dont l’instigateur principal fut Isaac Louria.

Toutes les doctrines que Maimonide et son école avaient tenté de convertir en philosophie furent reprises et d’une certaine manière déconceptualisées ; je préfère cette expression à celle de Gershom Scholem qui opta pour la formule suivante : remythologisation de la pensée juive.

La kabbale a rendu au peuple juif son simple Dieu biblique, son origine simple de l’univers et sa vieille eschatologie populaire, celle qui met en scène un grand banquet dont Dieu serait le principal organisateur, assis à une table gigantesque, entouré des sages défunts de tous les temps.  Il leur sert un repas fait de la chair du redoutable monstre marin, le Léviathan, arrosé d’un nectar aussi vieux que les six jours de la création… Il est vrai que le folio talmudique qui expose cette image si populaire ajoute sèchement en fin de page : là-haut il n’y a ni station debout ni station assise…  La saine raison retrouve donc ses droits. Mais les rédacteurs n’ont pas osé censurer  ce texte si fantaisiste.

On retrouve dans un autre traité talmudique la même attitude un peu ambiguë à l’égard du miracle et de l’abandon du cours naturel des choses. Dans le traité du Talmud de Babylone Shabbat (vers fol. 90a) on relate le fait dramatique suivant : un homme aussi pauvre que Job et dont la femme meurt en couches laissant un bébé, se retrouve tout seul et sans le sou, ne pouvant pas louer les services d’une femme afin d’allaiter son nouveau-né. Il éclate en sanglots et adresse une prière à Dieu qu’il implore de ne pas laisser mourir d’inanition cet enfant, le seul être qui lui reste au monde. Dieu, nous dit le Talmud, est sensible à sa prière et, fait que des tétons poussent à la poitrine de cet homme. En hébreu : na’assou lo dadim ké-isha. Il put allaiter l’enfant et le sauver d’une mort certaine.

Ce qui est important, ce sont les deux appréciations opposées que la main anonyme du rédacteur nous confie : la première vante les hauts mérites d’un tel homme, une humanité sortant de l’ordinaire, ce qui  explique que Dieu ait bouleversé les lois de la nature que sa sagesse avait pourtant instituées. Un miracle donc. L’autre appréciation stigmatise l’attitude de cet homme qui a conduit Dieu à se renier, à bouleverser l’ordre naturel des choses… On le voit, même dans la littérature traditionnelle la plus ancienne, les avis sont partagés. Sur les miracles. Car s’il est un point théologique qu’aucun penseur rationnel ne pourra jamais récupérer, ce sont bien les prodiges et les miracles de l’Ecriture. Or, la création, elle-même est déjà considérée comme un pur miracle en soi…

Maimonide, lui-même, avait expliqué que contrairement à ce que pensent les couches populaires, Dieu n’agit qu’en conformité avec sa sagesse : en d’autres termes, la sagesse de Dieu tient sa volonté. En clair, il ne peut pas vouloir ce que sa sagesse lui interdit de faire. On est loin de la phrase enthousiaste du poète hébreu : Sache que Dieu fait tout ce qu’il veut (da’ kol asher yahpots Elohim yaassé)

Je finis en signalant deux cas :

Le grand philosophe allemand Hermann Cohen, mort en 1918, avait fait une tournée de conférences en Europe orientale. Il se pique de faire un jour une conférence sur Dieu d’après Kant dans une synagogue où un auditoire médusé l’écouta avec admiration sans rien comprendre à ce qu’il disait… À la fin, un vieux Juif posa une question apparemment naïve, mais qui déstabilisa le grand philosophe. Her Professor, dans votre brillante conférence, je n’ai pas retrouvé le Boré Olam (le Dieu d’Israël, créateur des cieux et de la terre). Les témoins racontent que Cohen éclata en sanglots ! Le vieil homme n’avait pas tort et réclamait qu’on lui rendu son bon Dieu, celui de sa Bible.

Un autre penseur moderne  a rejeté l’ontologie de la philosophie de l’idéalisme allemand, Franz Rosenzweig dont je recommande fortement la lecture des cinquante dernières pages de son Étoile de la rédemption, là où il parle de la Vérité éternelle. Quelles pages envoûtantes, certes, difficiles mais O combien belles.  Cet homme d’une intelligence exceptionnelle avait fait sa thèse sur la philosophie politique de Hegel, et pour fêter ses retrouvailles avec sa religion, a rédigé en 6 mois ce texte si profond et si passionnant.

 Tout en étant un homme de grande culture, il considérait comme Kierkegaard que la religion n’était pas une simple étape dans la quête d’absolu. Elle en est en fait le point d’arrivée. C’est même la chose à laquelle l’homme tient plus qu’à toute autre chose. Même plus qu’à sa vie.

 On peut dire que dans cette lutte entre les philosophèmes et les théologoumènes dans l’âme humaine, Rosenzweig a proposé une solution, qu’ile nomme le Nouveau Penser (Das neue Denken) où philosophie et théologie se mêlent harmonieusement sans s’opposer.

 

Maurice-Ruben HAYOUN

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