Le destin tragique d’Hélène Berr PAR Myriam ANISSIMOV

A l’occasion du centenaire de la naissance d’Hélène Berr et de l’anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie, un hommage collectif nous invite à relire son extraordinaire journal.

Fin avril 1944, peu de jours avant la libération du camp de Bergen Belsen par l’armée britannique, Hélène Berr, étudiante et musicienne brillante, issue d’une famille de la grande bourgeoisie juive, depuis longtemps assimilée, incapable de se lever pour répondre à l’appel, y a été battue à mort, à l’âge de vingt-quatre ans.

Hélène Berr aurait eu 100 ans, le 27 mars 2021. Elle est l’auteur d’un extraordinaire Journal, commencé en 1941. Elle étudiait alors la littérature anglaise à la Sorbonne, et préparait l’agrégation.

Elle avait confié son Journal, ainsi que son violon, à Andrée Bardiau, cuisinière et femme de confiance de la famille, peu avant son arrestation, le 8 mars 1944. Au lendemain de la guerre, Andrée Bardiau remit le Journal à Jacques Berr, frère d’Hélène, qui avait pu trouver asile dans le Sud-Ouest de la France.

Transférée avec ses parents, Antoinette et Raymond Berr, au camp de Drancy, elle fut déportée à Birkenau par le convoi n°70, le 27 mars 1944.

Sélectionnée pour le convoi affrété depuis Auschwitz le 31 octobre 1944, avec 401 femmes, elle arrive au camp de Bergen-Belsen le 3 novembre 1944. Dans le même convoi se trouvent Ginettte Kolinka, Anne Frank et sa sœur Margot.

Un témoignage exceptionnel

Hélène Berr avait dédié le Journal à son fiancé, Jean Morawiecki qui partageait avec elle l’amour de la musique classique. Leur première rencontre avait eu lieu autour des derniers Quatuors de Beethoven, à la Maison des Lettres. Le Journal lui avait été remis, ainsi que l’avait souhaité Hélène au moment de son arrestation.

Jean Morawiecki rejoignit les Forces Françaises Libres du général de Gaulle, et devint diplomate après la Seconde Guerre Mondiale. Il conserva le Journal pendant 50 ans, jusqu’à ce que Mariette Job retrouve sa trace grâce au ministère des Affaires étrangères. Ils se rencontrèrent le 25 novembre 1992. Le 18 avril 1994, Morawiecki lui confirma son intention de lui léguer le Journal.

« Au début de ce mois, nous avons de nouveau parlé du Journal d’Hélène. Je vous avais alors fait part du désir de vous laisser le manuscrit. Il échappera ainsi au risque de disparaître avec moi, et la main qui l’a écrit continueront de vivre dans l’émotion de ceux qui liront l’original. »

Le Journal est un témoignage d’une grande importance, le seul en France de cette nature. Un texte d’une tenue littéraire et intellectuelle exceptionnelles.

Mais il est intéressant également sur le plan historique, comme nous le verrons.

Le manuscrit, partiellement retranscrit, puis remis à Jean Morawiecki, a finalement été déposé et exposé au Mémorial de la Shoah en 2008. Le texte définitif en vue de sa publication, a été établi par Mariette Job. Il a paru en 2008 aux Éditions Tallandier, avec une préface de Patrick Modiano. Traduit en 27 langues, il occupe une place particulière dans la galaxie des manuscrits rédigés par les Juifs pendant les années durant lesquelles s’est perpétré le génocide, dans l’indifférence du monde entier.

Paraît aujourd’hui pour célébrer le centenaire de la naissance d’Hélène Berr, un ouvrage collectif, sous la direction de Mariette Job et Karine Baranès-Bénichou, aux Éditions Fayard. Il contient une vingtaine de contributions. Mentionnons celles de Boris Cyrulnik, survivant de la Shoah et neuropsychiatre, et de Haïm Korsia, grand rabbin de France.

Avant d’évoquer le Journal d’Hélène Berr, sa brève jeunesse et sa famille, il convient de le situer dans la galaxie des témoignages, écrits, manuscrits découverts après la chute du IIIe Reich.

L’histoire de la Shoah écrite par ses victimes

On a souvent entendu dire que « les Juifs se sont laissés conduire dans les chambres à gaz, comme des moutons à l’abattoir ». Cette affirmation fausse et insultante est démentie par la somme de récits que les Juifs ont écrits et tenté de préserver, pendant que s’achevait leur anéantissement en Europe : cette extermination que « le grand Reich de mille ans » espérait totale. Himmler et Eichmann firent de leur mieux pour y parvenir, même pendant la débâcle des armées allemandes sur tout le théâtre des opérations. Au cours de l’été 1944, ils envoyèrent dans les crématoires d’Auschwitz-Birkenau, en convois prioritaires, 450 000 Juifs hongrois, qui avaient été jusqu’alors épargnés.

Tout devrait donc continuer jusqu’à l’assassinat du dernier Juif. Tout devrait cependant et, si illusoirement, demeurer secret. C’est ce qu’avaient prévu Heydrich, Himmler, Eichmann, les donneurs d’ordres et metteurs en œuvre de la Solution finale, planifiée à la Conférence de Wannsee le 20 janvier 1942.

Le 4 octobre 1943, Himmler prononça à Poznan, un discours, devenu célèbre, dans lequel il se félicitait de l’anéantissement des Juifs, dans ces termes : « Je voudrais parler des Juifs, de l’extermination du peuple juif. C’est facile à dire. “Le peuple juif sera exterminé”, dit chaque membre du parti, c’est clair dans notre programme : “élimination des Juifs”. Extermination : nous le ferons. […] C’est une page de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais […] Nous avions le droit moral, nous avions le devoir envers notre peuple, de détruire ce peuple… »

Himmler se trompait. L’histoire de la Shoah a bien été écrite, en grande partie par les Juifs eux-mêmes, partout où ils se trouvaient dans les territoires de l’Europe occupés par le IIIe Reich.

De nombreux témoignages ont été recueillis auprès des survivants, tandis que l’Armée rouge progressait vers Berlin. Puis, au lendemain de la guerre, de nombreux manuscrits ont été mis au jour, jusque dans les cendres des crématoires de Birkenau.

Ces chroniques sont de nature très différente, selon que les scribes aient vécu en Europe occidentale ou bien en Europe orientale, où les nazis passèrent immédiatement à l’extermination. Que ce soit au cours des fusillades de masse perpétrées par les Einsatzgruppen dans les États Baltes, en Ukraine et en Biélorussie (un million et demi de Juifs assassinés. Les zones où ils vivaient sont déclarées Judenrein – « propres de Juifs »), dans les chambres à gaz, au moyen du Zyklon B, comme à Auschwitz et Majdanek, avec le monoxyde carbone pur, ou les gaz d’échappement de camions spécialement transformés : (Gaswagen Magirus-Deutz), à Chelmno, ou encore en injectant les gaz d’échappement du moteur Diesel d’un tank, à Treblinka, Belzec et Sobibor.

En Europe occidentale, avec la collaboration du pouvoir politique en place, comme ce fut le cas en France, sous le gouvernement de Vichy, les nazis, dépouillèrent les Juifs de leurs biens, en firent des parias, les concentrèrent dans des camps de concentration et de transit dans toute la France, pour finalement les livrer, femmes et enfants compris, aux nazis qui les acheminèrent vers les centres de mise à mort. Un point important. Les premières rafles de Juifs en France concernèrent d’abord les étrangers. Les Juifs qui avaient été émancipés en 1792 par la Constituante, se figuraient être à l’abri des arrestations, bien qu’ils fussent eux aussi soumis au Statut portant sur les Juifs.

Les premiers témoignages ont été rédigés en yiddish, en polonais, en hébreu, en russe en Europe orientale (Lituanie, Lettonie, Estonie, Gouvernement général, Protectorat de Bohême-Moravie). Certains ont été publiés dans les mois de l’immédiat après-guerre, mais n’ont connu aucune publicité. D’autres ensembles de témoignages collectés dans le cadre du Livre noir par Vassili Grossman et Ilia Ehrenbourg, ont failli ne jamais paraître, car Staline avait ordonné la destruction des épreuves et des plombs, à la veille de sa mise sous presse. Ehrenburg avait réussi à mettre les matériaux à l’abri au Musée juif de Wilno, tandis que Grossman avait dissimulé le seul jeu d’épreuves existant dans son bureau.

Il est impossible dans ce cadre, de donner un nom à tous les témoins qui ont espéré avertir le monde, dit civilisé, qui les avait soit abandonnés, soit livrés aux assassins. Rappelons qu’aucun pays n’accepta de laisser aborder des paquebots délabrés, chargés de Juifs errant sur les mers, en quête d’un refuge. Les Anglais détenant le Mandat sur la Palestine, pour ne point indisposer les Arabes, incarcéraient les Juifs dans des camps à Chypre. Mais il arrivât que le navire fût coulé, avec tous ses passagers.

Les plus importants ensembles de textes ont été écrits en Pologne, où vivait la communauté juive la plus nombreuse (trois millions et demi de Juifs), et où les Allemands, pragmatiques, avaient construit les quatre centres de mise à mort.

Au mois d’avril 1943, pendant l’insurrection du ghetto de Varsovie, le jeune Mordechai Anielewicz, membre de l’Hashomer Hatsaïr – la Jeune Garde – prit le commandement en chef de l’Organisation Juive de combat (yiddishe kampf organizatsie), réunissant toutes les tendances : L’Union militaire juive du Bétar et le Bund). Il se suicidera le 8 mai avec sa compagne Mira Furchrer, dans son Bunker assiégé par les SS de Jürgen Stoop, au numéro18 rue Mila. Il écrit :

« Il est impossible de décrire avec des mots ce que nous avons traversé. Ce qui est arrivé a dépassé nos rêves les plus fous. Par deux fois, les Allemands ont été contraints de se retirer du ghetto… Le rêve de ma vie est devenu réalité. La défense dans le ghetto est maintenant un fait. La résistance et la revanche juives armées sont à l’œuvre à présent. J’ai été témoin du combat héroïque et glorieux des combattants juifs. »

L’insurrection du ghetto de Varsovie ne fut pas le seul exploit témoignant de la survie spirituelle des Juifs, avec des moyens dérisoires, pendant la Shoah, dans les territoires de l’Europe de l’Est, occupée par les nazis. Outre la révolte dans les camps d’extermination de Treblinka (août 1943) et de Sobibor (octobre 1944), la résistance exista dans les forêts, les ghettos, notamment à Wilno (la ville faisait alors partie de la Pologne), d’où un groupe de jeunes Juifs, dirigés par le poète Aba Kovner, fondateur de la Fareynnikte Partizaner Organiziatsye (Organisation des Partisans unis), quitta la ville par les égouts, afin de former des unités de combat dans les forêts de Biélorussie. Le grand poète Avrom Sutzkever et Aba Kovner, qui allait fonder le Kibbutz Lohamei haghettaot (Kibboutz des combattants des ghettos), ont également combattu et survécu.

La constitution de groupes armés par les Juifs ne fut pas leur seule réponse à la mise en œuvre de la « Solution finale ». Une importante presse clandestine circula. Les Juifs établirent, spécialement à Varsovie, sous la direction de l’historien Emmanuel Ringelblum, et de son équipe de l’Institut scientifique juif (le YIVO, fondé en 1925, à Wilno), une chronique historique et sociologique de la vie des 500 000 Juifs, face à la Catastrophe, en train d’advenir. Des manuscrits, scellés dans six boîtes en métal, furent déterrés dans les ruines du ghetto, au mois de septembre 1946. Puis, au mois de décembre 1950, deux bidons de lait furent exhumés au 68 de la rue Nowolipki. Ils sont exposés au Musée Historique juif de Varsovie.

Jusqu’au seuil de leur assassinat, nombre de Juifs, témoignèrent également à titre individuel, en rédigeant un Journal. Ce fut le cas d’Adam Czernaikow, président du Judenrat (Conseil Juif, institué par les nazis) du ghetto de Varsovie. Il commença à écrire son Journal le 6 juillet 1939, après avoir reçu l’ordre de dresser les listes de Juifs contraints de se rendre sur l’Umschlagplatz, en vue de leur déportation massive vers les centres de mise à mort. Il avala une capsule de cyanure, le 23 juillet 1942, après avoir écrit une lettre à son épouse pour justifier son geste.

Les Juifs écrivirent jusqu’au sein des Sonderkommanods des crématoires d’Auschwitz-Birkenau, où furent mis à jour les « Rouleaux d’Auschwitz », rédigés en yiddish, et enfouis dans le sol du crématoire III. Les premiers documents furent exhumés par Szlama Dragon, survivant de l’insurrection du Crématoire III, qui assista la Commission d’enquête de l’Armée soviétique le 5 février 1945. Il raconta que 451 Juifs des Sonderkommandos avaient été abattus par les SS, le même jour.

Le premier manuscrit dont l’auteur est Leib Langufus, fut découvert. Puis, au mois Le 17 octobre 1962, le carnet de Zelman Lewental fut exhumé. Le troisième rédacteur s’appelait Zalman Gradowski.

Szlama Dragon avait été témoin, dans la salle de déshabillage de la chambre à gaz, d’un acte d’héroïsme inouï de la part de Francziska Mann, une jeune danseuse très connue en Pologne. Refusant de se dévêtir, elle se jeta sur le SS Josef Schilliger, lui arracha son arme et le tua sur le coup, elle tira ensuite sur le SS Wilhelm Emmerich, le blessant à la cuisse, avant d’être abattue. Szlama et son frère Abraham Dragon survécurent miraculeusement à la liquidation des Sonderkommandos, à l’évacuation d’Auschwitz, à la marche de la mort. Il s’installa en Israël après la guerre. Le témoignage des frères Dragon a été retranscrit par Gidon Greif sous le titre : We wept Without Tears : Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz, et publié en 2005 par les Presses de l’Université de Yale.

Les trois rédacteurs des « Rouleaux d’Auschwitz » n’ont pas survécu. Les documents retrouvés en fort mauvais état, ont pu partiellement être déchiffrés. La première édition a été réalisée par Ber Mark (sous une forme contestable), sous le titre Des Voix dans la nuit. Une nouvelle traduction, fidèle, a été publiée, par le Mémorial de la Shoah en 2005, sous le titre Des Voix sous la cendre.

« Que celui qui trouvera ce document sache qu’il est en possession d’un important matériel historique » répétée en quatre langues – polonaise, russe, française et allemande – avec l’intention évidente d’être immédiatement compréhensible pour la personne qui en ferait la découverte. »

Les auteurs de ces manuscrits n’espéraient pas la compassion d’éventuels lecteurs ou du monde dit civilisé qui les avaient abandonnés, mais la vengeance, comme les Juifs du Neuvième Fort de Kovno, qui ont gravé avec leurs ongles, sur les murs de leurs geôles, avant d’être fusillés : « Yid’n Nikome ! » : Juifs, Vengez-vous ! La réponse des Juifs devait être d’ordre politique.

Le Journal d’Hélène Berr

Voilà une des questions que soulève des Ecrits comme celui d’Hetty Hillesum, Vie ? ou Théâtre ?, le récit de sa vie en images, de Charlotte Salomon, et le Journal d’Hélène Berr. Ce qui rassemble ces œuvres est que leurs auteurs étaient des femmes, vivant dans des pays démocratiques, modernes, prospère et culturellement raffinés. Les formes de violence pratiquées contre les Juifs en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, leur étaient inconnues.

Toute trace apparente de leur éventuelle judéité était invisible. Même Etty Hillesum et Charlotte Salomon, qui étaient plus âgées qu’Hélène Berr, ne prirent pas la décision de fuir, ou de tenter de fuir. Elles disposaient de moyens matériels que n’avaient pas nombre de Juifs étrangers très pauvres, qui gagnèrent la résistance armée, la clandestinité, ou réussirent à fuir.

Que dire alors de la famille Berr ? Que dire des juifs français, tels qu’ils se pensaient, qu’ils se voyaient ; ils respectèrent la légalité fasciste des lois de Vichy, cousirent l’étoile juive sur leur vêtement, et sortirent ainsi dans la rue ?

Antoinette et Raymond Berr, les parents d’Hélène, étaient issus de famille implantées depuis des siècles en France. Moïse Berr, né en 1740 à Krautergersheim dans le Bas-Rhin, avait adopté le nom de famille « Berr » à Raon l’Etape le 13 septembre 1808. Ce devait être parce que quelqu’un de proche devait s’appeler en hébreu Dov. Antoinette, née Rodirgues-Ely, était originaire de la communauté juive de Bayonne et, avant l’Expulsion des Juifs du Portugal, de Lisbonne. La fratrie comptait cinq enfants. Seule Denise, la mère de Mariette Job, habitait encore 5, avenue Elisée Reclus, avec ses parents. Elle épousa François Job le 12 août 1943.

Hélène Berr avait réussi ses deux baccalauréats en 1937, avec la mention « très bien ». Elle obtint ensuite son diplôme d’études supérieures de langue et de littérature anglaise et un mémoire sur l’interprétation de l’histoire romaine dans les pièces de Shakespeare. Toujours avec la mention « très bien ». Au mois d’octobre 1942, elle avait déposé un projet de doctorat consacré à l’influence de l’inspiration hellénique sur le poète John Keats. Elle ne put préparer le concours de l’agrégation en vertu de la législation antisémite du gouvernement de Vichy.

Elle commence donc à rédiger son journal intime le 7 avril 1942. Elle a 21 ans. Depuis son enfance, elle a du style : concis, spirituel, imagé, élégant.

Cette jeune fille vit dans un milieu privilégié. Son père, polytechnicien, dirige les Usines Kuhlman, la plus grande firme de produits chimiques française. Elle est une bonne violoniste, fait de la musique de chambre, passe les vacances en famille dans leur villa d’Aubergenville.

Rien ne semblait devoir obscurcir le destin des Juifs qui avaient obtenu leurs pleins droits de citoyenneté française en 1791, sous certaines conditions, ainsi que l’avait dit au mois de décembre 1789 dans son discours, prononcé à l’Assemblée nationale sur l’accession des Juifs à la citoyenneté, Stanislas de Clermont Tonnerre (assassiné à Paris en 1792) : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. »

Les choses avaient semblé se gâter lorsque l’Empereur Napoléon avait réuni une assemblée de notables juifs pour leur poser des questions retorses qui les sommaient de choisir entre la loyauté envers l’État et l’observance du judaïsme. N’étant pas satisfait des réponses obtenues, Napoléon convoqua à Pairs, en 1806, un grand Sanhédrin de rabbins, venus de tout l’Empire. Ces derniers devaient confirmer que les Juifs ne se considéraient pas comme une nation.

Quoi qu’il en soit, les idées de la Wissenschaft des Judentums, la Science du judaïsme, avaient gagné le monde intellectuel juif en France, avec Arsène Darmesteter (1846-1888). Les Juifs sont devenus des citoyens de confession juive. Cela n’apaisa pas les antisémites. L’Affaire Dreyfus va diviser les Français pendant des années. Puis, tout semble se calmer. Les Juifs de France connaissent une ascension sociale spectaculaire.

Entre les deux guerres mondiales, les Juifs émigrent massivement hors de la zone de Résidence de l’Empire russe, à la suite d’une vague de pogroms d’une ampleur inouïe qui feront 150 000 morts. Les Juifs de Pologne arrivent en France. Ils sont pauvres et s’installent dans des taudis entre Belleville et la République. Leurs activités politiques et culturelles sont importantes. Ils ne sont pas du tout appréciés par leurs coreligionnaires, que les Français désignent comme des israélites, des Français de confession juive.

Lorsque les premières mesures du statut portant sur les Juifs sont mises en œuvre, au mois d’octobre 1940, le père d’Hélène en est exempté, eu égard aux fonctions de direction qu’il occupe dans la firme Kuhlman.

Les Juifs sont éliminés de l’espace public. Le premier choc pour la famille et pour Hélène est donc l’obligation de porter l’étoile jaune, cousue bien visible, en haut et à gauche, sur la poitrine, de monter dans le dernier wagon du métro, de faire ses courses à des heures spéciales, à ne plus être autorisés à travailler, à subir la spoliation des biens. Hélène ne peut passer l’agrégation d’anglais

Vichy révoque la citoyenneté de 500 000 juifs naturalisés depuis 1927.

Le 8 juin 1942, Hélène Berr sort pour la première fois dans la rue, avec son étoile jaune, elle écrit dans son Journal :

« Mon Dieu, je ne croyais pas que ce serait si dur. J’ai eu beaucoup de courage toute la journée. J’ai porté la tête haute, et j’ai si bien regardé les gens en face qu’ils détournaient les yeux. Mais c’est dur. D’ailleurs, la majorité des gens ne regarde pas. Le plus pénible, c’est de rencontrer d’autres gens qui. l’ont. Ce matin, je suis partie avec Maman. Deux gosses dans la rue nous ont montrées du doigt en disant : « Hein ? T’as vu ? Juif. » »

Beaucoup de Juifs étrangers n’ont pas porté l’étoile jaune, certains ont fui vers la zone libre et tenté de se cacher à la campagne, d’autres sont entrés dans les groupes armés de la MOI (groupes armés des Juifs étrangers, proches du Parti communiste), ont abattu des soldats allemands dans les rues de Lyon et de Paris, on fait sauter des trains, ou comme Romain Gary, Raymond Aron ont rejoint les Forces françaises libres du général de Gaulle.

L’Aufklärung de Moses Mendelssohn (1729-1786), en Allemagne, nommée en France Wissenschaft des Judentums − la science du judaïsme − dans le but de transformer le judaïsme en une religion moderne et rationnelle, fit oublier aux Juifs de vieille souche de France, que s’ils considéraient être si peu juifs, les antisémites ne les avaient pas oubliés.

Hélène, elle-même, ne l’a pas compris. L’idée du sionisme lui était fortement étrangère. Mais on peut se demander comment la famille qui disposait des moyens matériels suffisants, n’a pas songé à franchir la ligne de démarcation, puis de tenter de passer en Suisse. Du côté d’Annemasse, il y avait des passeurs.

Et même avant que les choses fussent devenues très difficiles à réaliser, pourquoi, après les premières rafles, ne pas avoir pris la décision de quitter Paris ? Pourquoi était-ce inconcevable ?

Pourquoi ne pas se diriger vers l’Espagne, vers le Portugal, ou simplement gagner Marseille où nombre d’artistes et d’intellectuels juifs ayant fui l’Autriche et l’Allemagne, ont finalement trouvé l’aide qui leur permit de gagner les États-Unis. Il est vrai que tout le monde n’a pas eu la chance de rencontrer le journaliste américain Varian Fry (1907-1967), fondateur de l’Emergency Rescue Committee qui sauva plusieurs milliers de Juifs et de résistants antifascistes en les aidant à quitter l’Europe, souvent via le Portugal, à l’époque neutre.

Le 8 mars 1944 à 7 heures 30, les policiers français arrêtèrent Hélène et ses parents. Conduits à Drancy, ils furent déportés au camp d’extermination de Birkenau le 27 mars 1944 par le convoi n°70. Le père d’Hélène fut assassiné au camp de Buna Monowitz, le complexe chimique qui faisait partie d’Auschwitz, parce qu’il était atteint d’un phlegmon au genou. Cela se pratiquait par une piqure de phénol dans le cœur, injectée par un médecin. La mère d’Hélène fut gazée à Birkenau le 30 avril 1944.

Pourquoi les Berr sont-ils rentrés dormir chez eux ? Pourquoi se sont-ils conformés aux lois criminelles du maréchal Pétain ? C’est précisément en lisant le Journal d’Hélène Berr qu’on peut arriver à se figurer comment les Juifs français, devenus de fervents patriotes, ne pouvaient concevoir ce qui leur arrivait. Comment une jeune fille très pure, aussi intelligente, aussi cultivée, heureuse, aussi avertie qu’Hélène Berr, par crainte d’être lâche, par peur d’abandonner les enfants, déjà entre les mains de leurs bourreaux, est tombée dans le piège tendu par Vichy et les nazis.

Date de publication  25 avril 2021

Pour prolonger :

Le très beau documentaire de Jérôme Prieur : Hélène Berr, Une jeune fille dans Paris occupé, 2013.

Shlomo Venezia, un Juif italien, lui aussi survivant du Sonderkommando a publié son témoignage intitulé Sonderkommando, recueilli par Béatrice Prasquier et l’historien Marcello Pezzeti (Albin Michel, 2007). Fiilip Müller qui s’était caché dans une des cheminées du crématoire a publié un récit : Trois ans dans une chambre à gaz à Auschwitz. (Pygmalion, 1997).

On peut aujourd’hui lire une vaste littérature de récits, journaux qui ont été traduits en français.

Je suis le dernier Juif -Treblinka 1943-1944 de Chil Reichman, traduit du yiddish par Gilles Rozier et préfacé par Annette Wiewiorka, a paru en 2011 au Livre de Poche.

Journal du ghetto de Lodz 1939-1943, par David Sierakowiak, Editions du Rocher.

Du fond de l’abîme. Journal du ghetto de Varsovie. Hillel Seidman, Pocket 2002. Traduit de l’hébreu et du yiddish par Nathan Weinstock, accompagné par une documentation commentée par Georges Bensoussan et Micheline Weinstock.

Journal du ghetto, de Janusz Korczak, ce médecin et pédagogue qui avait fondé un orphelinat géré par les enfants dans le ghetto de Varsovie. Il aurait pu sauver sa vie. Quand il reçut l’ordre de livrer les enfants, il les accompagna sur l’Umschlagplatz, et mourut avec eux dans la chambre à gaz de Treblinka. (Pavillons Poche Robert Laffont, 2016).

Plus tardivement, après la guerre, un certain nombre de manuscrits furent retrouvés, notamment en Pologne, dans les ruines des ghettos. Tel Le Manuscrit retrouvé de Simha Guterman, découvert scellé dans une bouteille sous un escalier, à Radom.

Ressource «Anissimov, Myriam (née en 1943)» - - Mnesys

Myriam ANISSIMOV

 

 

 

https://www.nonfiction.fr/article-10790-le-destin-tragique-dhelene-berr.htm

Se souvenir d’Hélène Berr. Une célébration collective Mariette Job (dir.), Karine Baranès-Bénichou (dir.) 2021 Fayard 308 pages Journal. 1942-1944 Hélène Berr Tallandier 304 pages Date de publication  25 avril 2021

Le Journal d’Hélène Berr. 1942-1944 Hélène Berr 2011 Tallandier 150 pages

MYRIAM ANISSIMOV
Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a également été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musique et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de Suite française d’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son dernier roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu le Prix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires